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Le courant des empiristes logiques, qui cherche `a reconstruire formellement les th´eories scientifiques en isolant leur signification cognitive, ne se limite pas `a Hempel et Carnap, mˆeme si ceux-ci en sont ses plus illustres d´efenseurs. Ernest Nagel, dans son ouvrage The Structure of Science (1961), notamment dans son chapitre 5, d´efend une conception des th´eories scientifiques qui se rattache `a ce courant. Par rapport `a la Conception Dominante que je viens de discuter, Nagel apporte n´eanmoins certaines modifications. En particulier, il se d´emarque sur la question de l’interpr´etation de la th´eorie et il insiste sur l’importance des ✓ mod`eles ✔ dans les th´eories scientifiques. Cela lui permet-il d’´echapper `a certaines critiques qui ont ´et´e adress´ees `a la Concep- tion Dominante et de proposer ainsi une analyse tenable de la m´ecanique quantique ? C’est ce que je veux examiner `a pr´esent. Cette section 1.3 pr´esente la position de Nagel24, tandis que la suivante analysera de fa¸con critique son application au cas de

la m´ecanique quantique.

Voici comment Nagel propose d’analyser la structure des th´eories scientifiques :

✓ Pour les besoins de l’analyse, il sera utile de distinguer trois composantes dans une th´eorie : (1) un syst`eme formel abstrait qui est le squelette logique du syst`eme explicatif et qui ✓ d´efinit implicitement ✔ les notions de base du syst`eme ; (2) un ensemble de r`egles qui assignent en effet un contenu empirique au syst`eme formel abstrait en le reliant aux objets concrets de l’observation et de l’exp´erience ; et (3) une interpr´etation ou mod`ele pour le syst`eme formel abstrait, qui fournit de la chair `a la structure du squelette `a l’aide d’une ´etoffe conceptuelle ou visualisable plus ou moins famili`ere.✔25

Dans cette description, nous retrouvons tout d’abord en (1) ce que la Conception Dominante nomme la th´eorie T , c’est-`a-dire un ensemble d’´enonc´es dans un lan- gage formel et non-interpr´et´e. Ainsi qu’on l’avait not´e, la structure g´en´erale de T impose certaines contraintes et fournit une interpr´etation (ou d´efinition) implicite 24Je m’appuie sur Nagel (1961) et aussi sur les commentaires de Suppe (1977) et Vorms (2009). 25Nagel (1961), p. 90.

pour les termes du langage employ´e (ou ✓ notions de base ✔)26. La deuxi`eme com-

posante de l’analyse de Nagel n’est rien d’autre que les r`egles de correspondance C, qui permettent de donner une signification empirique au langage. Dans la Conception Dominante, cette notion repose sur la distinction entre des termes observationnels (auxquels ces r`egles donnent une signification) et des termes th´eoriques. Mˆeme si Nagel ne rappelle pas ici cette distinction, il l’a d´efend explicitement plus tˆot27 et

son analyse repose dessus. Jusque-l`a, Nagel reste fid`ele aux th`eses de la Conception Dominante ; c’est seulement dans la troisi`eme composante qu’il s’en ´ecarte.

La derni`ere composante est pr´esent´ee comme une✓ interpr´etation ou un mod`ele ✔ (ces termes sont utilis´es de mani`ere interchangeable par Nagel). Le terme de ✓ mo- d`ele ✔ est employ´e ici par Nagel dans au moins deux sens, de fa¸con concomitante. Le premier est le sens logique, celui que j’ai toujours employ´e jusqu’ici : un mod`ele consiste en une structure qui rend vraie la th´eorie formelle ; il fournit une interpr´eta- tion s´emantique, au sens de la th´eorie des mod`eles. Donner un mod`ele consiste alors `a fournir une liste d’´el´ements (ou d’entit´es) caract´eris´ees par certaines propri´et´es et relations28. Le terme de ✓ mod`ele ✔ prend aussi un second sens pour Nagel. Il d´e-

signe un syst`eme qui pr´esente des similarit´es, ou analogies — plus formellement, des isomorphismes de structure — avec ce qu’il mod´elise. Ce syst`eme peut ˆetre concret, comme dans le cas d’une maquette d’avion qui se veut un mod`ele pour un avion ori- ginal, ou imagin´e, comme dans le cas des boules de billard qui mod´elisent les atomes d’un gaz (s’int´eressant aux th´eories scientifiques, Nagel ne consid`ere que les syst`emes imagin´es et abstraits). Comme un mod`ele sert `a repr´esenter un syst`eme grˆace `a cer- taines ressemblances, Suppe propose de qualifier ce second sens de mod`ele chez Nagel de ✓ mod`ele iconique ✔29. Selon Nagel, le mod`ele iconique a une fonction de repr´e-

sentation, c’est-`a-dire que grˆace `a lui ✓ au moins une partie du contenu [des ´enonc´es de la th´eorie] peut ˆetre imagin´ee visuellement ✔30. Cela est possible car la th´eorie se

pr´esente ✓ `a l’aide de notions relativement famili`eres ✔. Ainsi, une signification est apport´ee `a la th´eorie `a travers sa composante (3), d’une part grˆace `a la signification habituelle de ces notions et d’autre part grˆace `a la visualisation que le mod`ele permet. On retrouve ici une id´ee proche de celle de la Conception Dominante. Rappelons que pour cette derni`ere, une signification suppl´ementaire (non-empirique) est apport´ee aux termes th´eoriques au moyen d’un m´eta-langage plus riche, par exemple le langage

26

Cf. des d´eveloppements de Nagel (1961), p. 91 et 300.

27

Cf. Nagel (1961), chapitre 5.

28

Nagel d´efend par exemple ce sens de✓ mod`ele ✔ dans la note 4, p. 96.

29

Suppe (1977), p. 97.

scientifique ordinaire. L’interpr´etation non-empirique de la Conception Dominante ´equivaut chez Nagel `a l’interpr´etation ou le mod`ele (3). Pour Nagel, ce sont aussi des termes familiers qui apportent une signification aux termes de la th´eorie31. Il insiste

cependant, et c’est une diff´erence majeure avec la Conception Dominante, sur l’aspect visuel de ces mod`eles (je reviens sur ce point plus bas). Surtout, il requiert que cette signification prenne la forme d’une interpr´etation s´emantique, `a travers un certain mat´eriau, conceptuel ou visuel, qui serve de mod`ele pour la th´eorie formelle. L`a o`u la Conception Dominante voit une connection lˆache (et peut-ˆetre superflue) entre la th´eorie et les concepts du langage courant, Nagel insiste sur l’indispensabilit´e du mod`ele iconique et sur le fait que ce mod`ele doive d´efinir par lui-mˆeme un syst`eme rendant vraie la th´eorie formelle. Soulignons aussi que l’interpr´etation non-empirique (3) et l’interpr´etation empirique par les r`egles de correspondance sont encore plus ind´ependantes chez Nagel. Pour ce dernier, l’interpr´etation (3) ne vient pas seulement compl´eter l’interpr´etation empirique et en combler les lacunes de signification. Au contraire, elle est d´efinie `a part, de fa¸con autonome, sans ˆetre d´efinie par rapport `a l’interpr´etation empirique32. La priorit´e n’est pas donn´ee `a l’interpr´etation empirique.

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A l’inverse, le fait de fournir un mod`ele iconique (3) pour une th´eorie ne sp´ecifie pas l’interpr´etation empirique de cette th´eorie, c’est-`a-dire les r`egles de correspondance (2)33. Il y a ici une ind´ependance entre les composantes (2) et (3). Nagel insiste ainsi

d’ailleurs sur l’ind´ependance des trois composantes de la th´eorie qu’il distingue et qui est encore plus marqu´ee que pour la Conception Dominante.

Une pr´ecision doit ˆetre apport´ee concernant le fait que le mod`ele nagelien doit ˆetre ✓ visualisable ✔. Cela veut-il dire que tout mod`ele doit consister en un syst`eme qui puisse ˆetre imagin´e visuellement par notre esprit ? L’exigence de Nagel n’est en r´ealit´e pas aussi forte. Il n’exige pas que tout le syst`eme puisse ˆetre visualis´e ; il veut seule- ment que des ´el´ements visualisables soient employ´es dans le mod`ele. Il dit ainsi que le mod`ele doit ˆetre✓ au moins en partie [...] imagin´e visuellement ✔34, sous-entendant

qu’il n’a pas besoin de l’ˆetre en totalit´e. Par exemple, le mod`ele peut s’appuyer sur certaines images famili`eres et visualisables et n´eanmoins ne pas se r´eduire `a elles. Na- gel prend l’exemple de la m´ecanique quantique et en particulier la notion d’´electron. Avec l’interpr´etation orthodoxe, la description de l’´electron se fait de fa¸con compl´e-

31

Selon la lecture de Nagel que propose Suppe (1977, p. 95 note 1), les termes du mod`ele ne constituent pas un m´eta-langage plus riche, comme l’exige la Conception Dominante. Il y a ainsi, pour Suppe, un ´ecart plus important entre cette derni`ere et la position de Nagel.

32

Elle doit simplement ˆetre compatible avec l’interpr´etation implicite qui d´ecoule des postulats de la th´eorie. Cf. Nagel (1961), p. 91 et 300.

33

Cf. Nagel (1961), p. 97.

mentaire comme une onde et comme une particule, selon le contexte exp´erimental. Nagel ´ecrit `a ce propos :

✓ les mots comme ‘onde’ ou ‘particule’ utilis´es pour d´ecrire [le mod`ele] sont employ´es d’une mani`ere analogique. [...] On dit qu’un ´electron est une particule (ou bien une onde) parce que certaines des propri´et´es attribu´ees aux ´electrons sont analogues `a certaines propri´et´es associ´ees aux particules classiques, ou respectivement aux ondes sur l’eau qui nous sont famili`eres, mˆeme si l’analogie ´echoue concernant d’autres propri´et´es.✔35

Pour Nagel, le fait que certaines propri´et´es seulement soient semblables suffit pour l´egitimer un mod`ele et consid´erer qu’il est visualisable. Le mod`ele compl´ementaire de l’´electron n’est pas visualisable en tant que tel dans son ensemble, mais cela ne l’empˆeche pas d’ˆetre consid´er´e par Nagel comme ´etant ✓ en partie visualisable ✔.

1.4

La conception de Nagel permet-elle de rendre compte de la pluralit´e