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Une orientation pragmatiste de l’économie des conventions

2. L’enquête sociale en éducation : une méthode de recherche inspirée du pragmatisme de Dewey

2.1. Une orientation pragmatiste de l’économie des conventions

Dans l’ensemble critique que constitue l’économie des conventions, l’orientation pragmatiste me semble permettre de théoriser l’action comme étant à la fois intentionnelle et socialement déterminée, notamment par les critères d’acceptation sociale de ses résultats. Je cherche à utiliser cette orientation dans l’analyse de l’action éducative.

pratiques, « Institutions et conventions, la réflexivité de l’action économique ». Plus récemment cela a été l’occasion de la reprise d’un travail avec D. Rivaud-Danset pour proposer un dossier à la Revue de philosophie économique, dossier qui a été l’occasion d’une journée d’étude « Les philosophes pragmatistes et les économistes : quelles proximités ? » le 11 avril 2005 et dans lequel nous proposons un article «L’économie des conventions : une lecture critique à partir de la philosophie de John Dewey ». Une grande partie de mes propos dans cette partie proviennent de ce travail de lecture et de réflexion collectif.

2.1.1. Deux acceptions différentes de la convention

Deux orientations un peu différentes se dessinent en effet au sein de l’économie des conventions. Dans les textes fondateurs de ce courant, un certain flou persiste sur la définition du terme « convention ». Ce flou a été favorisé par la polysémie du terme dans le langage ordinaire. En économie, la convention peut désigner une régularité de comportement qui s’analyse comme une solution à un problème de coordination, ce qui renvoie à la théorie des jeux. Dans l’économie des conventions, le terme a été introduit pour désigner un cadre commun d’évaluation qui oriente les acteurs. La confusion sur ce terme s’est accrue du fait de la référence à l’ouvrage homonyme du philosophe analytique David Lewis. Pour Lewis (1969), agir selon une convention consiste à se conformer à la régularité R connue de tous dans une situation S et une population P, c’est une solution rationnelle à un problème de coordination. Lewis transforme un problème d’action en problème de choix de la régularité R plutôt que R’.

En conséquence, pour certains conventionnalistes la convention est fondée sur une connaissance commune. L’appartenance à un monde dont on partage les représentations permet à l’action d’être collective ; la convention est définie comme une convergence de représentations qui conditionne le déroulement de l’action coordonnée. L’action collective tient alors essentiellement par des processus mentaux. Lorsque cette orientation cognitiviste est exclusive, aucune force de rappel n’empêche le glissement de la thèse de la convergence partielle et fragile des représentations vers la thèse de l’homogénéité comme condition nécessaire de l’action collective53.

Pour d’autres, au contraire, la convention n’est pas de l’ordre d’un accord antérieur à l’action.

Les règles et usages orientent l’activité vers la réalisation d’un projet, mais dans l’ici et maintenant de sa réalisation, c’est le produit, ou résultat, visé qui tire l’action. Pour autant, celle-ci ne se déroule pas comme un plan, elle peut faire l’objet de réorientations, de surprises où sont associées créativité et régularité de comportement. Le thème de l’épreuve de réalité, au sens de réalisation d’une visée, peut être rapproché de l’idée d’expérience, présente dans la littérature pragmatiste. Les « cités », de Boltanski et Thévenot, tout comme les « mondes » de Salais et Storper sont des logiques d’actions possibles que le chercheur prête à l’acteur pour comprendre les incertitudes du déroulement de l’action.

53. Ce risque de dérive est perceptible dans l’ouvrage collectif Théorie des conventions, sous la direction de Philippe Batifoulier, 2001. Il écrit notamment : « Plus précisément, l’action collective suppose une harmonisation des façons de penser et de juger. (…) Il importe davantage d’aligner les représentations que les actions elles-mêmes. » p. 211.

Dans ces derniers travaux, à mon sens, la convention ne prend pas la forme d’un accord préalable à l’action, les gens peuvent agir ensemble dans un projet commun, en ayant des intérêts différents, des positions inégales eu égard au déroulement de l’action et sans être a priori porteurs de représentations communes. L’accord est un résultat, il est à l’horizon de leur action commune plutôt qu’au préalable.

2.1.2. Indétermination de l’action éducative et logique de la situation chez Dewey

Selon cette acception, la convention n’est pas une règle écrite ou une pratique cristallisée, elle émerge, tout en laissant à l’action diverses possibilités de déroulement. Le concept de situation chez Dewey, permet de préciser sa conception du déroulement de l’action et de l’expérience selon une conception qui paraît cohérente avec cette acception, que je dis

« pragmatiste » de l’économie des conventions.

Le concept de situation54 est présent dans plusieurs écrits de John Dewey, notamment dans sa Logique de 1938. Pour Dewey, très proche de la sociologie de Mead, l’action n’a de sens et ne se produit qu’en relation à un tout organisé, institué pourrait-on dire. Elle est prise dans une matrice culturelle. La situation n’est donc pas une entité qu’on pourrait caractériser, a priori, par un découpage du monde ou par des variables. La situation n’est pas l’équivalent du

‘contexte’ dans la modélisation économique et la sociologie quantitative. Elle se présente à nous quand nous agissons, elle « eue » dit Dewey, elle n’est pas devant nous comme un espace ou un objet, nous l’avons, elle s’impose à nous. La situation est « eue » au sens où elle contient l’être ou les êtres agissant et la façon dont ils perçoivent, dont ils pensent les choses dans lesquelles ils sont engagées. Dewey propose de nombreux exemples pour se faire comprendre. Imagions que lors d’une promenade, un fossé entrave notre progression.

Pouvons-nous le franchir d‘un bond (hypothèse) ? Mais l’examen (observations qui qualifient la situation) nous montre qu’il est trop large et que l’autre rive est glissante (données). Il faut imaginer une autre solution. Une planche qui traîne par là pourrait-elle nous servir de pont (nouvelle hypothèse) ? Nous jetons la planche et passons (vérification de l’idée et confirmation de la réussite de l’action). L’enquête unifie la situation troublée et restaure la clarté, nous continuons notre promenade.

54. Ce qui suit provient en partie d’un article pour la Revue française de pédagogie : « L’action éducative et la logique de la situation. Fondements théoriques d’une approche pragmatique des faits d’enseignement », Chatel (2002a), Vol. II, p.765.

La recherche de solution progresse par la mise à l’épreuve de diverses hypothèses. C’est un processus intellectuel de confrontation d’idées, chacune est comme une possibilité de poursuite qui est testée et entre dans une logique. Elles proviennent d’expériences antérieures, sont réinvesties dans la situation qui est ainsi mise en rapport avec d’autres situations. Dans une autre société, à une autre époque, nous aurions peut-être eu d’autres idées. Les idées nous viennent d’expériences antérieures cristallisées en habitudes d’action, elles ont de ce fait un contenu social. L’idée qui apporte la solution pourra être transposée dans le futur, de résultat, - solution à un problème - elle deviendra moyen (outil) pour de nouvelles enquêtes. L’objet de connaissance expérientielle qui résulte de l’enquête se trouve stabilisé dans une signification ; la planche de bout de bois, devient un pont.

La situation au sens de Dewey ne peut être rendue par la métaphore de l’inclusion. Les contours de la situation « eue » sont par définition obscurs, ils ne sont pas délimités. Ce qui s’ouvre comme action au professeur quand il entre dans la classe est déjà structuré socialement avant qu’élèves et professeurs n’entrent en scène. Il y a des coutumes, des façons de se comporter, de dire et de faire. Le professeur par exemple connaît la leçon et sa tâche concerne le rapport des élèves de sa classe à la dite leçon ; l’élève quant à lui ne connaît pas la leçon, mais sait que le professeur la connaît ; dans la plupart des cas, il attend de lui qu’il le mette en relation aux savoirs qu’il a à apprendre. Pour le professeur, l’enjeu incertain de la situation n’est pas uniquement de s’accorder dans l’interaction ou d’imposer un comportement aux enfants par son autorité. Il concerne aussi les significations nouvelles que les élèves doivent acquérir par l’expérience scolaire. La question de la légitimité du savoir enseigné, mise en évidence dans les débats en didactique (Chevallard, Martinand, Tiberghien 1994), est à la fois une affaire de programmes, de manuels etc., donc de dispositifs institués, mais elle habite aussi le moment de l’enseignement de l’intérieur. Des malentendus peuvent surgir avec et entre élèves qui peuvent mettre en péril à la fois ce qui est effectivement enseigné et ce qui est entendu par les élèves individuellement. La situation possède une dynamique, elle progresse en résolvant les incertitudes qu’elle contient ; se faisant, elle peut connaître un infléchissement relativement aux objectifs initiaux, en l’occurrence du professeur, qui par exemple pris dans des malentendus va renoncer à certaines choses pour maintenir une progression de la leçon et ne pas sombrer dans le cafouillage, le désordre que le malentendu peut engendrer. Cette conception de l’action, mue par une visée et susceptible en s’ajustant aux circonstances de modifier ses buts, est en décalage avec l’acception instrumentale de l’action. Dans celle-ci, l’action est entièrement au service de son but, les moyens sont strictement conditionnés au but. Il n’y a pas cette part de réajustement et

d’indétermination. L’action indéterminée qui suppose « rencontre », est nommée « activité » et non action par le philosophe Yves Schwartz (Schwartz 2001). Il y a certainement une proximité entre ce que j’appelle indifféremment action ou activité et ce qu’il conceptualise comme activité.

Cette conception située de l’action éducative du professeur, parce que prise dans une matrice culturelle et des dispositifs, que je nomme, selon la sociologie meadienne « institutions », donne un espace d’action (la situation) et de responsabilité aux professeurs dans sa conduite.

Certes, une grande partie de son activité est mise en forme par des dispositifs, des us et coutumes qui s’imposent à lui. Cependant, dans la dynamique de la situation, à la fois en préparant son cours et en le faisant en classe ou en y réfléchissant après coup, il a la responsabilité à la fois d’assurer la continuité paisible des interactions avec les élèves, mais encore d’enseigner un savoir scientifiquement et socialement valide. Il est le garant de cette validité, qui peut être mise à mal dans le cours même de l’enseignement.