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Recherche de mesure et/ou inflexion des pratiques éducatives ?

Chapitre 2. Comment évaluer l’éducation 15 ?

1. La volonté de mesurer un produit éducatif et ses effets normatifs

1.3. Recherche de mesure et/ou inflexion des pratiques éducatives ?

Les tests standardisés qui sont utilisés dans les travaux français sur l'effet maître ou l'effet école tout comme ceux qui sont mis au point pour les enquêtes internationales, comme nous venons de le voir, ne sont pas élémentaires34. Cependant, la mesure repose sur deux hypothèses liées, celle de la linéarité du processus d’apprentissage des élèves et celle de l’homogénéité des acquis cognitifs, permettant son découpage en unités élémentaires dont on teste l’acquisition.

L’hypothèse de linéarité des apprentissages, sous jacente à la mesure, a été débattue dans la littérature éducative autour de la question des

« objectifs ». On sait que Piaget a voulu montrer que le développement de l’intelligence de l’enfant s’opère par stades successifs, ce qui implique des ruptures de rythme et non une progression continue. Vygotski quant à lui voit l’apprentissage comme processus de formation de concepts qui anticipe sur le développement de l’enfant, mais là encore rien de linéaire.

Il y a des stades, des déclics, des moments cruciaux, des niveaux de généralité plus ou moins grands du concept. Seul le behaviorisme postule une telle linéarité parce que pour la théorie behavioriste un apprentissage est l’installation d’un comportement attendu, d’un savoir-faire délimité.

Par ailleurs pour mesurer les acquisitions cognitives il faut postuler l’homogénéité des acquisitions. Bautier, Crinon, Rochex, Rayou (2004) contestent cette homogénéité, dans un travail empirique de retraitement des cahiers des épreuves de PISA 2000. Je viens de montrer que la

34. A noter que la plupart des articles qui rendent compte de ces recherches ne disent rien ou presque de ces tests.

Ce silence semble indiquer qu'aux yeux de leurs auteurs les tests ne soulèvent pas de problème, ni sur leur principe, ni sur leur contenu.

fragmentation qui est effectuée dans les cahiers des la DEP ne garantit pas non plus cette division de la matière à évaluer en entités élémentaires équivalentes, puisque les « facettes des compétences » évaluées sont, à écouter les concepteurs des cahiers, contextualisées par les exercices eux-mêmes.

Les deux hypothèses nécessaires à la mesurabilité des acquis cognitifs ne semblent donc pas réunies. L’usage de ces outils de mesure s’étend néanmoins.

Il est vrai que les évaluations de masse n’ont pas seulement un objectif de connaissance des résultats des élèves. Elles sont tout autant des outils d’intervention, des outils d’une politique en tant que pièce maîtresse de la nouvelle régulation décentralisée par les résultats qui s’instaure à la fin des années quatre-vingt. Celle-ci procède à la fois d’un projet de meilleure connaissance du système éducatif par ses résultats et de celui de modifier les pratiques enseignantes pour les rendre plus efficaces au plan pédagogique, notamment en direction des élèves les plus en difficulté. Les nouveaux outils d’évaluation tentent de stabiliser une sorte d’invariant pour mesurer tant les apprentissages à effectuer que les connaissances acquises. Ils produisent de ce fait une mise en forme renouvelée des apprentissages attendus. Ils ont donc des conséquences sur le contenu de la culture dont la transmission à la jeunesse est visée. L’objectif des pouvoirs publics a été de responsabiliser les enseignants sur les résultats de leurs élèves et de les “ aider ” par de nouveaux instruments.

Les programmes scolaires ont été alignés au cours des années 1980-90 sur les modèles des référentiels en vigueur dans l’enseignement professionnel, construits en termes de compétences. Cet alignement se réalise au niveau de l’école primaire avec les programmes publiés en 2002, alors que cette démarche n’est qu’ébauchée dans l’enseignement général des lycées. Elle est le signe d’une nouvelle façon de prescrire l’activité enseignante. Réécrits en termes d’objectifs et de compétences, les programmes indiquent des résultats attendus, renforçant l’intention de lier enseignement et apprentissages. Ils instaurent une régulation de l’enseignement cohérente avec l’évaluation dont le poids prescriptif se trouve accru. La tension qui existe entre deux injonctions le plus souvent difficiles à concilier pour l’enseignant, celle de s’ajuster aux possibilités des élèves tels qu’ils sont tout en maintenant la valeur des connaissances à enseigner (faire le programme) se trouve prise en charge dans l’écriture des prescriptions. Mais cette traduction des connaissances en « compétences » est-elle recevable ?

Les connaissances reconnues comme devant être transmises à la génération montante prennent ou prenaient jusqu’alors à l’école la forme des disciplines scolaires. Celles-ci, comme le rappelle Johsua (1999), sont des constructions historiques, souvent fondées sur des différences épistémologiques. Elles constituent une mise en forme des savoirs qui s’est adaptée au cadre scolaire. Elles entretiennent une parenté bien repérée avec les disciplines universitaires et de la recherche. De ce fait elles ont servi, peu ou prou, de moule culturel à la formation initiale des maîtres, surtout concernant le second degré. Aider les élèves à entrer dans la culture, à l’assimiler activement et non à être dominés par elle, suppose de la part des maîtres non seulement la maîtrise des connaissances qu’ils ont à transmettre mais aussi la maîtrise du mode de transposition des connaissances qu’ils sont amenés à produire pour les besoins de la didactisation. S’il n’y a pas de raison de penser a priori que disciplines et compétences sont nécessairement incompatibles35, la traduction des disciplines en compétences est un changement important dans le mode de didactisation des savoirs qui mérite d’être interrogé.

Je note, en particulier, qu’en définissant les programmes en termes de compétences, on admet une théorisation de l’action éducative qui me paraît inappropriée tant comme théorie de l’action avec autrui, toujours incertaine, que de l’action éducative, compte tenu de ses finalités culturelles. Définir les résultats de l’éducation en termes de

« compétences » est d’abord réducteur parce que c’est fixer à l’action un but fini au lieu d’une finalité en développement, c’est particulièrement inapproprié aux finalités éducatives, donc culturelles de l’éducation.

Comme le dit Bernard Rey, on peut donner des intentions à l’action éducative et non lui donner pour but de former à des « compétences transversales ». L’intention éducative se doit de rester ouverte (Rey 1999).

Ainsi, j’aboutis à une double conclusion. D’abord, vouloir mesurer en éducation pose des problèmes logiques, puisque la linéarité des processus d’apprentissage et l’homogénéité des acquis, hypothèses nécessaires pour mesurer, ne sont pas assurées. Ces problèmes ne peuvent être ignorés.

Reste à savoir si ces difficultés conduisent nécessairement à invalider ces tentatives, j’y reviendrai plus loin dans ce chapitre. De plus, sur le plan de

35. Comme le montre l’alternance des positions prises à cet égard par les divers auteurs de “ L’énigme de la compétence en éducation ”, Dolz et Ollagnier 1999.

l’action éducative, cette volonté de mesure induit des changements dans le mode de didactisation du savoir puisqu’elle met en question la construction du curriculum en termes de disciplines scolaires transposées des disciplines savantes. Elle pose l’acquisition de connaissances en termes de buts définis à atteindre et non de finalités ouvertes. Ceci a des conséquences sur le rapport à la culture impliqué par ces nouveaux outils.