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Convergences et divergences

Cette théorisation du fonctionnement didactique présente l’intérêt de rendre l’action du professeur susceptible d’une étude car répondant à des lois de fonctionnement, tout en étant au sens propre une action, c’est à dire non déterminée ex ante.

Je me retrouve dans cette perspective tout en conservant des réticences à l’égard de cette démarche, réticences dont je vais tenter de rendre raison.

Je vois aujourd’hui des proximités entre les caractéristiques du travail d’analyse mené sur l’enseignement des SES que j’ai présenté supra et la formalisation construite en didactique des mathématiques.

Il y a convergence dans la caractérisation de l’action du professeur comme action au second degré engageant, infléchissant, s’adaptant à celle des élèves. Pour ma part j’ai parlé d’action relayée (Chatel 1998). Il y a convergence pour l’analyser comme une action s’opérant essentiellement par la parole, l’analyse des moments d’enseignement pouvant de ce fait prendre appui sur des analyses langagières (Sensévy 2000). Comme ces recherches, j’ai bénéficié des travaux de Chevallard sur la transposition. Ils permettent d’étudier la transposition interne (action du professeur avec la classe) en rapport avec la transposition externe (action de la noosphère). J’ai insisté, en ce qui me concerne, sur la complexité des liens de l’une à l’autre, la transposition interne n’est pas seulement nécessairement une application de la transposition externe, elle peut avoir des effets en retour sur les choix des savoirs à enseigner. Il y a convergence encore, au sujet de la régulation par l’évaluation pédagogique, on y reviendra dans le prochain chapitre. Il y a convergence pour s’intéresser aux places relatives de l’enseignant et des élèves à l’égard de l’action conjointe, je parle d’identités respectives, convergence enfin pour prendre en considération la question du temps de l’étude comme on le voit dans les figures types que constituent les « mondes d’éducation » (voir tableau supra).

Cependant je pointe explicitement la question de l’incertitude de la conduite de l’action du professeur, ce que les didacticiens des mathématiques ne font pas. J’ai centré mon analyse sur l’impact de l’incertitude sur les savoirs enseignés et sur leur signification. Si j’ai porté attention à la gestion du temps et des relations maître élève c’est pour leurs conséquences sur les significations enseignées et acquises des élèves. Je qualifie en effet cette incertitude de double (Chatel 1996 ; 1998) :

- incertitude sur les significations effectivement enseignées, le cours qui est effectivement réalisé peut ne pas correspondre à ce qui est recevable dans l’institution scolaire soit parce que le projet de l’enseignant est défaillant soit parce que le cours, dans son effectuation, échappe à son projet et perd de sa cohérence.

- incertitude sur les apprentissages des élèves. Cette incertitude concerne les significations que l’enseignant voudrait voir chaque élève constituer. Mais dans la gestion collective de la classe, le contrôle rapproché des acquis individuels de chaque élève lui échappe en partie.

Seule la deuxième dimension de l’incertitude, incertitude relative aux significations retenues par les élèves, me semble prise en considération par les didacticiens des mathématiques. Elle l’est par le moyen du concept de contrat didactique, dont le nom, contrat, est au demeurant mal choisi pour évoquer l’incertitude. Cela vient de ce que les didacticiens modélisent l’élève plus que la classe. Ils négligent de ce fait l’incertitude relevant de sa conduite. Nous avons vu, dans les cas présentés précédemment en classe de SES que les ajustements du professeur sur les contenus peuvent lui échapper quand il n’arrive pas à maîtriser des significations perturbatrices qui lui viennent des élèves de la classe. L’incertitude sur les significations effectivement enseignées, première dimension de l’incertitude, vient en grande partie de la gestion des relations aux élèves de la classe, en tant que groupe. Des multiples configurations de classe, de la conduite précise des enseignements résulte l’émergence, sur un même item de programme, d’une pluralité de significations véritablement enseignées (première dimension de l’incertitude) et des incohérences. Cette pluralité provient à la fois des intentions diverses des professeurs, qui sont plus ou moins consciemment articulées aux finalités qu’ils visent.

Elle provient aussi de la diversité de leurs habitudes d’enseignement, donc des pratiques mises en œuvre. Elle provient enfin des réactions des classes, lors de la réalisation effective et des façons qu’ont les professeurs d’y faire face.

A cette insistance qu’il m’a été nécessaire de donner à la dimension d’incertitude sur les contenus effectivement enseignés et les significations qui sont en conséquences construites par les élèves, je vois deux raisons.

La première tient peut-être aux spécificités des enseignements des sciences de la société. Les sciences économiques et sociales ne répondent pas au même régime de vérité que les mathématiques ou les sciences expérimentales. De tous les phénomènes sociaux on peut donner des interprétations plurielles, également recevables au plan scientifique, mais porteuses de significations différentes et parfois plus ou moins proches de cohérences politiques diverses. Les sciences sociales se prêtent mal à la définition d’un ordre d’apprentissage, souligne Gaffard (2002), les concepts économiques sont d’emblée complexes. Leur usage en classe est susceptible de glissements producteurs d’incohérences scientifiques difficiles à éviter, surtout si on ne se préoccupe pas de ce qui a été énoncé effectivement durant le cours.

De plus l’enseignement des sciences de la société dans le second degré n’a pas pour unique finalité d’être une propédeutique dans ce domaine de savoirs. Il se veut éducation à une

citoyenneté critique. En conséquence, les connaissances économiques et sociales dont on veut doter les élèves ne prétendent pas leur dicter ce qui serait le bon choix en matière économique ou sociale, les choix dans ce domaine sont politiques. L’objectif est plutôt de les former à l’exercice de la démocratie, de les aider pour délibérer et agir aujourd’hui et demain en citoyens plus avertis et critiques. Il n’y a donc pas aux questions qui leurs sont posées ou qui sont abordées avec eux une unique réponse attendue, mais un éventail de réponses possibles assorties d’arguments recevables et correctement ordonnés.

Ces divers éléments témoignent d’une pluralité de significations légitimes qu’un même item de programme peut prendre.

La deuxième raison de porter l’accent sur l’incertitude dans la réalisation du cours provient de ce que mon projet de recherche visait principalement à montrer l’épaisseur du moment de la réalisation et la diversité des possibilités pratiques de celles-ci. Cet espace d’action du professeur est nécessaire pour enseigner les contenus des programmes si on accepte le principe de transposition comme apprêt du savoir en accord avec des significations qui soient socialement valables. Dans cette réalisation le professeur fait face à la présence des élèves, seulement anticipée lors de la préparation. Or, on sait qu’aujourd’hui, plus qu’autrefois, même au niveau des lycées, les situations scolaires peuvent ne pas tenir (Derouet 1998), l’ordre ne va pas de soi (Dubet 2002), il faut l’assurer ou le restaurer à chaque heure de cours. Anne Barrère (Barrère 2000) fait remarquer que le travail des enseignants du second degré comporte pour tâche centrale ce moment du cours par rapport auquel la préparation est orientée. Ce moment du cours est devenu plus complexe du fait de l’énergie qu’il faut investir dans le maintien de l’ordre. L’organisation du travail des élèves et les conditions de l’apprentissage, fait-elle remarquer, ne peuvent trouver un modèle à suivre, les enseignants doivent « bricoler » selon les situations diverses auxquelles ils sont confrontés. Je me suis préoccupé de ce « bricolage ».