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Une mesure des disparités spatiales du bien­être à l’aide de l’approche par les capabilités 

 

Lise B

OURDEAU

-L

EPAGE

, Élisabeth T

OVAR

Introduction

L’expression du mécontentement social rappelle régulièrement aux gouvernants que l’objectif majeur de leurs politiques devrait être le bien-être des citoyens. Ces manifestations prennent de multiples formes : marches paisibles, journées d’action, manifestations syndicales, grèves... On se souviendra des cortèges silencieux en Espagne contre l’ETA, des grandes grèves de 1995 en France contre la réforme des retraites et plus récemment de celles en Grèce contre le plan d’austérité. L’expression de ce mécontentement social peut aller jusqu’à l’émeute, les incendies de véhicules ou encore la détérioration de bâtiments publics.

L’Île-de-France a connu ces dernières années plusieurs des épisodes qui ont fait les gros titres des journaux pendant plusieurs semaines. On pense aux émeutes de l’hiver 2005 qui ont conduit le gouvernement à déclarer l’état d’urgence dans certaines communes de la région (Clichy-sous-Bois, Villers-le-Bel...). Des commentateurs ont comparé ces événements à ceux qui ont embrasé les villes américaines comme à Los Angeles en 1992. Selon eux, il existerait en Île-de-France des ghettos, dont le mode d’expression du mécontentement de la population serait l’émeute. Tout se passe donc comme si, dans les représentations actuelles de la société française, la violence urbaine était spatialement déterminée. Il y aurait ainsi des bons et des mauvais quartiers, des quartiers où il fait bon vivre et des quartiers où règnent l’insécurité et l’insalubrité. Il est vrai que cette représentation de l’espace urbain n’est pas nouvelle. Déjà, en 1845, Engels posait la question des “mauvais quartiers” londoniens, et les sociologues de l’école de Chicago étudiaient, dès les années 1920, la concentration de populations défavorisées dans certaines portions du territoire urbain. Cependant, dans le contexte actuel d’insécurité sociale et de précarité grandissante, la population est de plus en plus sensible à la différenciation sociale des espaces ou quartiers dans lesquels elle vit. Les individus prennent conscience du rôle joué par l’espace ou par leur localisation sur leur bien-être et leurs opportunités notamment en matière d’éducation, d’emploi et d’accessibilité (Maurin, 2004). L’espace devient un enjeu de la cohésion sociale et la différenciation socio-spatiale est vécue comme une remise en cause du pacte républicain.

Ce papier a pour objectif d’évaluer le niveau de bien-être spatialisé des franciliens et de caractériser son évolution entre les deux derniers recensements (1999 et 2006) afin de voir si le sentiment d’une accentuation des disparités socio-spatiales de bien-être est réel ou s’il ne relève que d’une vue de l’esprit. Compte tenu de la dimension spatiale de l’existence humaine (Sack, 20071), il est intéressant de proposer une mesure du bien-être qui tienne compte de l’espace. C’est pourquoi on se propose de se détacher des mesures standard (qui sont a-spatiales par nature) pour construire une mesure explicitement spatialisée du bien-être.

Lise Bourdeau-Lepage, Maître de conférences, Université de Paris Sud 11, ADIS, 54, bd Desgranges, 92231

SCEAUX, France, lise.bourdeau-lepage@u-psud.fr

Élisabeth Tovar, Maître de conférences, Université Paris Ouest Nanterre La Défense EconomiX et CEE, 200,

Avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, etovar@u-paris10.fr

1 Sack (2007, p. 10) oppose les lieux épais des sociétés traditionnelles comme la place du village, capables de servir

de support à de multiples fonctions sociales, aux espaces minces des sociétés modernes, très segmentés, où à chaque lieu est assigné une fonction particulière (dormir, manger, étudier, se divertir, travailler...). Il estime que nous ne prenons conscience de l’espace que lorsqu’il présente une déficience qui empêche le processus social qu’il contient de se dérouler normalement.

Il s’agira donc d’abord de construire un indicateur original de mesure du bien-être individuel qui ne soit ni purement subjectif, ni unidimensionnel, ni a-spatial. On utilisera la métrique multidimensionnelle capabiliste du bien-être de Sen en spécifiant chacune des trois dimensions du bien-être : le vécu ou les réalisations effectives, le bien-être comme liberté ou la matrice de capabilités et la liberté de choix (section 2).

Ensuite, on mettra en évidence les disparités spatiales de ce Bien-Etre Capabiliste Spatialisé (BECaS) en 2006. Les indicateurs d’association spatiale (Anselin, 1995 ; Anselin et al., 2006) seront mobilisés pour identifier des clusters de communes particulièrement favorisés (ou défavorisés) par rapport au reste des communes de la région (section 4).

Enfin, on analysera l’évolution du BECaS entre 1999 et 2006 et on mettra en lumière l’accentuation des disparités spatiales de bien-être (section 5) afin de qualifier leur hypothétique divergence socio- économique (BECaS) et spatiale (distance géographique) entre 1999 et 2006.

1. L’apport des théories de la Justice pour mesurer un bien-être spatialisé

Pour pouvoir évaluer les différents états de bien-être des individus, il faut d’abord se mettre d’accord sur la définition de la mesure de la distance sociale inter-individuelle que l’on souhaite mobiliser. Pour ce faire, on propose d’utiliser l’apport des Théories de la Justice car elles permettent de donner un fondement normatif à la mesure du bien-être choisie. A la confluence de l’économie et de la philosophie, les Théories de la Justice traitent des critères normatifs pertinents pour juger du caractère éthique, juste, des états sociaux. Elles combinent deux éléments (Van Parijs, 1991) : une base d’information et un

critère d’équité. La base d’information renvoie à l’étalon de mesure retenu pour évaluer les états sociaux.

Parmi ceux-ci, se trouvent le niveau de bonheur subjectif des individus (utilitarisme classique), la satisfaction des préférences des individus (utilitarisme parétien), l’organisation institutionnelle et l’ensemble de biens premiers des individus (Rawls), l’ensemble des capabilités des individus (Sen), ou encore la liberté des individus (Nozick). Le critère d’équité renvoie à l’élément qui mesure le degré de justice de la distribution dans la société de la base d’information. On peut mentionner la maximisation de la somme (utilitarisme classique), le consensus (utilitarisme parétien), le jugement d’un observateur impartial placé sous voile d’ignorance (Rawls) ou l’égalité (Sen)... La mesure de la distance sociale inter- individuelle retenue est fondée sur les Théories de la Justice dont la base d’information met l’accent sur le seul bien-être des individus par opposition aux approches qui s’intéressent aux règles et principes qui régissent l’organisation de la société. Parmi toutes les approches fondées sur le bien-être, l’approche par les capabilités de Sen semble être la plus prometteuse car elle permet de dépasser certaines limites de la mesure standard du bien-être qu’est l’utilité.

1.1. Au-delà du bien-être comme utilité

On propose donc de mesurer le bien-être des individus à la lumière de l’approche par les capabilités d’Amartya Sen (Sen, 1985a et b), principalement pour deux raisons.

D’abord, se placer dans le cadre de l’approche par les capabilités permet d’adopter un point de vue au moins partiellement objectif sur la définition du bien-être, contrairement à l’approche welfariste. En effet, dans l’approche welfariste, le bien-être évalué à partir du niveau d’utilité des individus est défini d’un point de vue exclusivement subjectif. Selon Sen, cela conduit à sur-estimer le bonheur des moins biens lotis par rapport à leur situation réelle. Son objection repose sur l’hypothèse des préférences adaptatives : parce qu’ils obéissent à un principe de réalité, les individus adaptent leurs préférences à ce qu’ils pensent pouvoir obtenir. Dans ces conditions, l’utilité de ceux qui vivent dans les environnements les plus défavorisés peut être sur-estimée lors de son appréciation, car ces individus peuvent être moins exigeants en termes de préférences et d’objectifs à atteindre.

Lorsque l’on s’intéresse à la problématique de la différenciation socio-spatiale des états de bien-être, cette critique prend un relief supplémentaire. En effet, si l’on veut tenir compte du caractère géographiquement situé de l’existence humaine, il semble évident d’accepter le fait que l’environnement socio-économique des individus peut influencer la formation de leurs préférences.

Ensuite, parce qu’il adopte une conception multidimensionnelle du bien-être, le point de vue capabiliste permet : i) de dépasser la conception utilitariste qui ne s’intéresse qu’au niveau de bonheur des individus

et ii) d’opter pour une mesure du bien-être qui valorise également les différents types de liberté, notamment la liberté de choix.

1.2. La métrique d’un bien-être capabiliste spatialisé

Il s’agit donc de mobiliser la métrique du bien-être imaginé par Sen pour mesurer le bien-être des individus en Île-de-France. Sen (1985b) met l’accent sur trois éléments clefs du bien-être des individus : le bien-être comme liberté (Cap), la liberté de choix (Cho) et les réalisations effectives (REL). Il souligne que la liberté d’agence renvoie à deux éléments : les valeurs & la moralité et le bien-être comme liberté. Par ailleurs chez Sen, les éléments de valeurs du bien-être doivent être appréciés à l’aune des fonctionnements des individus (Beings & Doing) qui décrivent l’ensemble de ce qu’un individu peut être ou faire (cf. Schéma 1).

Schéma 1

UNE REPRESENTATION DE L’APPROCHE CAPABILISTE DE SEN.LE SCHEMA CAPCHOREL