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Un espace convoité : la guerre des places

Véronique M ARCHAND †

3. Un espace convoité : la guerre des places

Certains commerçants commencent à vendre avec un membre de leur famille ou un ami avant de vendre seul. Puis ils reprennent le poste, si la personne est malade ou en retraite. Mais la plupart du temps, ils se mettent en quête d’un poste de vente et deviennent « précaires », selon les appellations municipales, qui sont reprises par les commerçants eux-mêmes. Courir derrière les placiers, essayer de venir par tous les temps, pendant plusieurs années, au risque d’attendre pour rien et de rentrer chez soi, continuer à espérer malgré les tentatives infructueuses : le « précaire » entame alors une longue période d’insécurité, de tâtonnements pendant laquelle il doit s’affirmer. Une fois le poste acquis, les marchands sont dits « abonnés », ce qui leur confère un métrage particulier. Mais la bataille n’est pas finie pour autant : l’abonné doit imposer ses propres limites, négocier les frontières de son territoire, à force d’interactions verbales ou non, plus ou moins agressives. Divers accessoires, comme les tréteaux, les lits de camps, les poids servent à disposer la marchandise mais ils ont aussi pour fonction de marquer, de manière répétée et ostensible la limite avec l’étal voisin7. Marie-Alice relate cet épisode difficile :

Vous savez les places libres, bon, moi, j’ai ma place, lui il a sa place, la place du milieu, elle est vide, le commerçant n’est pas venu, donc, le placier, vous a placé là. Mais eux, de chaque côté, ben, hop, ils prenaient un peu plus de place sur le métrage, ce qui fait que si c’était une place à 6 mètres, ben quelque fois, il me restait 4 mètres, je disais « 4 mètres », j’allais voir le placier, je dis « il y a 4 mètres » « Ah non, il y a 6 mètres », je revenais à ma place, je remettais mes tréteaux, et puis on sentait « non, c’est à moi » « Non, c’est à moi, moi, j’ai 6 mètres », comme je ne me suis pas laissée faire, un petit peu à la fois, je me suis fait un petit peu détester (le 4/4/07).

La vulnérabilité de l’espace de vente est corrélée au degré d’ancienneté du commerçant. Les anciens vont avoir tendance à grignoter les limites du nouveau venu, ce qui réduit la dimension de son étal. Les expressions « jungle », « guerre », « bataille » soulignent les relations belliqueuses qui se greffent autour de la dimension de l’espace de vente ou, comme le dit Jean :

Quand on touche au métrage de l’un, c’est tout un drame, ça peut déclencher toute sorte de choses. C’est une guerre qui est déclarée, quoi, c’est un petit royaume qui s’attaque à un autre petit royaume, c’est dingue (le 10/02/07).

La bataille pour un espace physique ne va pas sans la conquête d’un espace économique, dans le sens où il faut se battre contre les concurrents. Pour obtenir un espace décisionnel, de pouvoir, une autorité, il s’agit de gagner le respect des autres commerçants.

Y’a la concurrence qui peut être très vive, entre les commerçants et après entre commerçants du même métier après on vient à une forme de réciprocité, on fait attention au voisin, si on a une promotion, de pas la mettre aujourd’hui, on la mettra le lendemain sur un autre marché, on la fera le surlendemain, si il vend la même chose, on va respecter, on finira par avoir du respect envers son concurrent, et nous vice versa, on fera attention aussi, on fera attention, par exemple, si l’autre, moi, je vends des poireaux, et l’autre, il a des poireaux, ben j’vais pas mettre des poireaux côte à côte pour l’embêter. S’il y vend des poireaux, ben j’vais mettre des poireaux à l’autre bout. Comme ça, je ne serai pas en concurrence tout à fait directe et puis je ferai pas mal, je vais pas chercher à le détruire, à la longue, il y a un équilibre qui se passe (Jean, le 10/02/07).

Forcer le respect, respecter le négoce des voisins tempèrent les tensions dues au contexte de rivalité économique. En assurant le voisin de ne pas lui faire concurrence, le commerçant crée un lien qui le protège, à son tour. Si le partage du marché en espaces de vente est l’objet récurrent de querelles entre les commerçants, face aux autorités municipales, la défense du marché, en tant que territoire public, rassemble les commerçants.

7 Comme l’écrit E. Goffman : « Un objet qui est partie d’un territoire peut ainsi fonctionner comme marqueur de

territoire ; et les diverses sortes de signatures sont bien de cet ordre. C’est ainsi que les effets personnels qui constituent en eux-mêmes une réserve, sont fréquemment utilisés comme marqueurs : les déplacer, ou même les toucher revient en quelque sorte à toucher le corps de leur propriétaire, et ce sont là des actes que l’on accomplit avec la prudence qu’il convient » (Op. Cit. : 56).

Conclusion

Finalement, la conquête d’un espace marchand est aussi la conquête d’un espace social. Pour toute une population d’hommes souvent d’origine nord-africaine ayant travaillé à l’usine, ou de jeunes qui ne parviennent pas à décrocher un premier emploi, les marchés permettent d’avoir un travail et, plus largement, une place dans la société. Pour les femmes, obtenir un poste de vente revient souvent à gagner une autonomie vis-à-vis des hommes, et pour celles qui sont en couple, un espace de pouvoir et de liberté par rapport aux conjoints, une indépendance financière, un moyen de côtoyer du monde et d’échapper à l’univers domestique. Les contacts sont nécessaires à l’exercice de l’activité commerciale et, à son tour, le commerce est un vivier constant de relations.

Le champ lexical militaire, par l’utilisation des expressions « guerres », « bagarres » pour caractériser des rapports de concurrence économique est éloquent. Dans ce contexte, les relations de discriminations ethniques et de genre sont exacerbées. En même temps, les discours se teintent d’une image conviviale, familialiste. L’esprit de la « jungle » cohabite avec celui d’une vie en harmonie. « Si on s’entraide pas, c’est qu’on n’existe pas » dit Jean. Selon Abdel : « Ça devient une famille, dès qu’il y en a un qui est touché, on est tous autour de lui et on essaie de le protéger, quoi ». Ostracisme et respect de l’altérité se côtoient en permanence dans les marchés. Les catégories endogènes relevées appartiennent aux registres ethnico-religieux, de genre, de la nationalité, de la couleur de peau : « les blancs », « les gris », « les barbus », « les algériens/les marocains », les « hommes arabes ». Ce point mériterait une étude approfondie, avec l’idée de recenser « l’univers sémantique des catégories utilisées », leurs significations et les situations dans lesquelles elles sont employées, en tant que révélateurs de la construction sociale et symbolique des territoires marchands (Amselle, M’bokolo, 1985 : 44).

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