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Un espace ségrégué : une grande majorité d’hommes d’origine Nord africaine

Véronique M ARCHAND †

2. Un espace ségrégué : une grande majorité d’hommes d’origine Nord africaine

Certains commerçants vendent comme leurs parents, suivant une tradition familiale ; ils sont maraîchers, fromagers ou charcutiers et l’activité commerciale est pour eux le prolongement d’un métier : ils sont avant tout artisans et détiennent un savoir-faire, dont ils sont fiers. Mais cette figure est aujourd’hui très minoritaire dans les marchés de Roubaix. Elle est incarnée par les commerçants les plus âgés, « français de souche » qui parlent avec nostalgie d’un temps révolu où les commerçants de métier étaient majoritaires. C’est aussi parmi eux que l’on trouve le plus de couples, sur lesquels repose une véritable répartition des tâches. Aujourd’hui, dans les marchés roubaisiens, la plupart s’installe dans l’activité commerciale après une rupture professionnelle – le plus souvent un licenciement et une incapacité à retrouver un emploi – ou une rupture dans un long processus de recherche d’emploi salarié. La voie ne semble pas tracée, comme dans le cas d’une transmission familiale : au contraire, le commerce de rue résulte d’un changement de cap. Ce profil, majoritaire, regroupe plutôt des commerçants d’origine nord- africaine4.

Globalement, les femmes sont minoritaires dans les marchés roubaisiens. En 2004, le service économique de la ville effectue un recensement des commerçants non sédentaires. Celui-ci est nominatif, il compte 433 commerçants. Si on prend en compte le nombre d’étals, il est environ de 700 en 2006, car, d’une part, le nombre de postes de vente a considérablement augmenté, et d’autre part, une même personne occupe souvent plusieurs étals dans plusieurs marchés5. L’origine ethnique est difficilement saisissable en termes chiffrés, seul le critère des patronymes présents dans les fichiers permet une approximation - à cet égard imparfaite : 75% des commerçant(e)s recensé(e)s sont d’origine nord-africaine, et parmi cette population, on ne compte que 12% de femmes. La différence n’est pas criante, mais la proportion de femmes est quand même plus importante quand on ne prend pas en compte l’origine ethnique : 15%. Cette donnée, bien que très parcellaire, confirme certaines observations : très peu de femmes sont seules responsables d’un poste de vente sur le marché, et enregistrées comme telles. Le plus souvent, les femmes aident et accompagnent les hommes.

4 Je préfère le terme Nord-africains qui a une connotation purement géographique, donc neutre. Sur ce point cf.

Nacira Guénif Souilamas (2000 : 33).

5 Donné fournie par la municipalité le 16/11/07.

Quelque soit leur sexe, les propos des commerçants rencontrés abondent dans le même sens : il est beaucoup plus difficile de trouver une place et de vendre en tant que femme. Pour Isabelle, marchande de chaussures : « Celles qui ont déballé toutes seules, c’était une misère, une misère totale » (Entretien réalisé le 13/03/07).

Un responsable du service économique de la ville tente d’expliquer ce phénomène :

La femme, il n’y a pas d’interdit propre dans la religion à une femme de faire du commerce, après, c’est la volonté de la personne, est-ce qu’elle veut faire ça ou pas ? Est-ce que son mari la laisse ? […] C’est une culture, c’est pas du tout religieux, c’est un monde de machisme, c’est ça aussi (Entretien réalisé le

29/11/06).

Les arguments physiques ne manquent pas pour justifier le fait que les marchés soient des territoires plutôt masculins : déballer, remballer, porter des cartons, toutes ces activités demandent une condition physique dite masculine.

Marie-Alice, vend des textiles pour femmes. Elle a travaillé en usine auparavant et apprécie aujourd’hui le commerce. Bien qu’elle gagne de moins en moins d’argent sur les marchés et que la concurrence soit de plus en plus rude, son goût pour l’indépendance la retient :

On est à notre compte, on fait ce qu’on veut, on va dans le marché qu’on veut, qu’on a choisi, on n’a pas quelqu’un derrière nous, on est notre propre chef (le 4/4/7).

Elle échappe non seulement au contrôle d’un employeur mais aussi à celui de son conjoint.

Elle m’avoue une semaine après l’entretien qu’elle était très heureuse de discuter avec moi « parce qu’à la maison, je ne dis rien, j’ai déjà eu du mal pour que mon mari accepte que je fasse les marchés, alors, là, je ne dis rien. Parfois, j’ai envie d’arrêter, c’est dur, comme là au mois de mai, avril, je n’ai pas vendu beaucoup, je me dis « il faudrait trouver autre chose, mais bon, je ne le dis pas à mon mari, parce que déjà il veut que j’arrête, il me dit « Ca a été au marché ? – Oui, oui », je ne dis rien, sinon, il va me dire « arrête » (le 20/05/07).

Chez les hommes, les arguments de genre sont empreints de significations naturalistes, mettant en avant la fragilité féminine :

Y’a beaucoup de femmes qui sont révolutionnaires sur les marchés. C’est toujours des femmes qui veulent leur indépendance. Elles ne veulent pas être soumises, ni à leur maris, ni à personne, mais, non, elles ont leur indépendance à leur façon. Elles maîtrisent bien les situations […] Un homme, il sait mieux se défendre qu’une femme en général, il a plus d’appoint, même le fait d’être un homme, vis-à-vis des autres, ils vont pas oser s’attaquer, parce que c’est vrai que les hommes, entre eux, c’est la loi de la jungle. Nous on le voit : même dans la nature, c’est constant, c’est naturel. Par exemple, nous on a des plantes, on peut planter des laitues, si il y en a une qui est chétive, si il y a un prédateur qui vient, il va directement sur la plus chétive (le 20/12/06).

Puisque les femmes seraient moins armées dans les conflits, plutôt masculins, celles qui font les marchés seraient des femmes exceptionnelles, « fortes » aussi bien physiquement que moralement : « avoir du caractère » « ne pas se laisser faire », « savoir se défendre », « être révolutionnaires » sont des expressions récurrentes, dans la bouche des hommes comme des femmes commerçantes. Tout se passe comme si les femmes avaient des qualités masculines pour parvenir à vendre seule (sans présence masculine). L’activité commerciale est vécue comme une véritable émancipation vis-à-vis des hommes. La majorité des femmes est composée de célibataires, veuves ou divorcées, mais celles qui sont mariées on dû en plus de l’univers masculin des marchands, convaincre leur conjoint de faire un « travail d’hommes ». A La Paz, la population des marchés est composée presque exclusivement de femmes, souvent seules responsables de leur foyer et du budget familial (Marchand, 2006). Cela nous montre, s’il en était besoin, le caractère socialement relatif des arguments de genre. La vente y est considérée comme une activité féminine. En France, dans les marchés roubaisiens, faire le marché est présenté comme un travail d’hommes et les discours féminins révèlent la volonté de prouver la capacité à s’en sortir sans les hommes et comme un homme. Isabelle s’installe seule :

On s’en va avec notre camion, on fait des kilomètres des fois, pour dire d’avoir une place et de ramener au moins 50, 100 euros, et ben, on peut pas parce t’es une femme alors on te jette, il n’y a pas de raison, si on se sent, si on est femme et qu’on se sent homme pour aller travailler, c’est notre problème, c’est pas le problème du placier […] Il (son mari) me laissait me débrouiller pour voir jusqu’où, pour voir si

j’étais capable, parce que je disais toujours que j’avais pas besoin d’un homme derrière moi pour faire quelque chose, et en fin de compte il voulait voir si j’en étais capable, j’ai eu d’autres places après [...] Si eux, ils pensent qu’en étant femme, je dois fermer ma bouche et accepter ce qu’ils veulent, moi, j’estime que je n’ai pas à fermer ma bouche vis-à-vis d’eux, je ne leur dois rien, c’est pas avec leur argent que j’ai acheté ma marchandise, c’est pas avec leur argent que je me suis acheté mon camion, j’ai une famille et je dois la nourrir, maintenant, je ne leur demande pas à eux de l’argent, je veux faire toute seule, si physiquement, je me sens homme, dans le sens où je sais monter un parapluie, je sais mettre un étal, je sais porter des caisses, qu’eux croient que parce qu’on est femme, on est juste capable d’être là debout et d’attendre les gens qui viennent, non, on n’ est pas que ça dans la vie, on n’est pas qu’une mère de famille, qui attend le salaire de son mari, non, si on a envie de se débrouiller [… ] Les marchés, c’est pas qu’à vous les hommes, il y a des femmes aujourd’hui qui ont envie de travailler, elles ont envie d’être libres aussi, bon, maintenant, on est un peu plus, on n’est pas grand-chose, Y’a pas beaucoup de monde en femmes dans les marchés, mais on arrive quand même à être huit, neuf […] Ils n’acceptent pas que nous on peut faire comme eux (le 13/ 03/07).

Conquérir un espace de vente revient pour elles à conquérir un espace de liberté, de pouvoir, un espace public et financier. Faire le marché signifie être dehors, être à l’extérieur, c’est-à-dire à l’extérieur de l’univers domestique. Il s’agit alors de bâtir un espace exclusivement féminin dans un monde d’hommes. La prédominance des commerçants d’origine nord-africaine s’explique par un faisceau de facteurs. Selon le responsable des placiers de Roubaix, lui-même d’origine algérienne :

On est dans une région où il y a une forte représentation de maghrébins, donc a fortiori, c’est normal qu’il y en ait plus (dans les marchés) déjà. Aussi, j’allais dire, oui, je vais le dire, oui, c’est les personnes, c’est la communauté qui est plus frappé par le chômage et aussi, ils sont plus… Ce sont des personnes qui vont aller plus vers le commerce parce que c’est inné dans ce type de population, qui ne l’est pas chez un européen. Un européen, il ne va pas aller vers le commerce. Ou alors on trouve des commerçants hors pair parce qu’ils ont, ce sont des successions. C’est génétique. C’est plus dans les types méditerranéens, l’aspect commerce, l’aspect vente, l’aspect baratin, tchatche, c’est quand même un peu plus chez les types méditerranéens que c’est sur le type scandinave. C’est pas…, si, l’européen, c’est la mercerie. Après, il y a l’aspect économique qui est très important sur le marché, c’est-à-dire, les gens ne font pas les choses qu’ils aiment. L’aspect économique est très important. Toutes les données de ces marchés peuvent être faussées à n’importe quel moment. Si le produit ne marche pas, le gars, il est capable d’en changer, par contre, l’européen, c’est une succession, son père, il a le camion de fromager ou de charcuterie, il le garde, et puis ça marche, il y a une fidélisation de la clientèle, c’est une approche complètement différente (29/11/06).

Tout comme les arguments de genre, les propos ethniques s’expriment souvent en termes naturalistes. L’exercice de la vente, ainsi que les qualités de tchatche et de baratin qui lui sont associées seraient facilitées au départ par des facteurs génétiques. Et même si les paramètres économiques sont pris en compte, c’est grâce, dans les discours, à des conditions innées. Les personnes d’origine nord-africaine naîtraient avec une prédisposition naturelle et/ou culturelle à l’activité commerciale6. Abdel, marchand de linge de maison, évoque aussi le facteur biologique :

Avant, avant, quand j’ai connu les marchés, il y avait beaucoup justement de personnes françaises, d’origine française, et puis les enfants, ça ne les intéressait pas. C’est que peut-être on a ça dans le sang quoi, on a peut-être ça dans le sang, je sais pas (le 21/02/07).

Mais quand les marchand(e)s racontent leur parcours, ce sont les facteurs socio-économiques qui s’avèrent déterminants. Un nombre important de la population d’origine nord-africaine est employé dans l’industrie notamment textile avant de connaître le chômage, au moment de la vague de fermeture des entreprises, et de générer eux-mêmes leur emploi dans le négoce. La décision de faire les marchés apparaît souvent comme une deuxième chance, une issue de secours, au milieu d’une impasse. Sarah, qui a repris le poste de son père, explique comment celui-ci a commencé à vendre dans les marchés roubaisiens :

Mon père, en 78, avait perdu son travail, et il ne retrouvait pas de travail, donc, ce qu’il a fait, il a commencé à vendre de la menthe et du persil sur les marchés. Donc, il me posait, moi, il achetait. Dans le

6 L’étude des catégories ethniques révèle certains principes d’organisation sociale, qui peuvent à leur tour mobiliser

divers contenus culturels (Barth, 1995).

temps, on faisait venir la menthe et le persil du Maroc. Le fournisseur allait directement à l’aéroport, et il vendait aux autres personnes. J’étais petite, j’avais douze ans. Après, ça a marché, donc, il a décidé de vendre autre chose, d’ouvrir un registre de commerce et de vendre autre chose (le 31/05/07).

Pour les commerçants de la génération suivante, les plus jeunes, le marché permet parfois de travailler pendant les études, ou pendant une période de recherche d’emploi. Dans ces cas, il est une activité provisoire – ou pensée comme telle au départ. Il est souvent aussi une solution envisagée par dépit en raison de l’impossibilité de décrocher un premier emploi. Un nombre non négligeable de jeunes commerçants d’origine nord-africaine « surdiplômés » se lancent dans les marchés après un itinéraire de recherche d’emploi salarié, infructueux, parsemé d’expériences de discriminations ethniques. De manière plus générale, même si les éléments culturels ne sont pas absents, et apparaissent souvent comme une conséquence, les personnes d’origine immigrée seraient plus enclines à créer leur propre travail, en raison de difficultés face à l’accès à l’emploi salarié. A propos des immigrés, Danilo Martuccelli nous rappelle « la discrimination dont ils sont l’objet dans l’accès à l’infrastructure (en termes de droit), ou tout simplement au marché de l’emploi – sur lequel ils doivent créer leur propre poste de travail » (2006 : 407). S’agissant des jeunes commerçants, ils ont enfants d’immigrés, nés et scolarisés en France. Certains font de longues études et rêvent d’une situation bien meilleure que celle de leurs parents. Ce ne sont pas des immigrés et le mot « intégration » n’a pas de sens pour eux. Pourtant, leur patronyme, leur « faciès » (pour reprendre leur expression), sont un obstacle à cette ascension. Ils rejoignent à contre cœur le marché, en se disant que le monde du travail ne les accepte pas. C’est à ce moment-là que le mot « intégration » prend un sens, ou plutôt son antonyme : ils font l’expérience de « l’exclusion », se sentant profondément différents dans leurs droits à aspirer à un avenir professionnel à la hauteur de leurs cursus scolaire. C’est le cas de Mustapha, titulaire d’un DECF (diplôme d’études comptables et financières : Bac+5) qui devient chômeur de longue durée, fait de la manutention en Belgique, avant de se résigner à vendre dans les marchés de Roubaix. C’est pour lui un échec, une régression qui s’accompagne d’une profonde déception.

Malgré mes bagages, j’suis parti à l’ANPE, j’avais mon CV bien chargé, etc. J’ai fait de la recherche d’emploi, classique, normale, pendant deux ans, toujours des refus, des refus, des refus. En plus, à cette époque-là, la photo, elle était obligatoire, c’était encore l’ancienne méthode, j’sais pas… Nous, on est habitué à ce genre de réactions, à ce phénomène-là, on vit avec, ça fait partie des variables de la vie de tous les jours ; ça influe dans notre quotidien, c’est vrai qu’une personne française de souche, qui n’a jamais vécu ça, pour elle, ça peut être abstrait, on s’imagine pas, ou se dit peut-être c’est exagéré, c’est facile de charger, comment dire le racisme, il a bon dos : tous les échecs, on peut les imputer au racisme, mais dans mon cas particulier, c’était flagrant, il n’y avait pas d’autres explications. J’ai même rencontré des camarades qui avaient arrêté au BTS, directement dans l’entreprise, ils avaient des postes suite à leur stage, ils avaient une promesse de poste, ils avaient leur BTS […]. Je pensais que j’avais assez de diplômes pour pouvoir au moins décrocher ne serait-ce qu’un travail en tant que comptable ou aide-comptable, dans un cabinet comptable. De toute façon, on commence toujours comme ça, dans un cabinet comptable […]. J’veux bien croire à la crise, mais si elle fonctionne que pour moi, c’est la crise que pour moi […] du coup, c’était devenu de ma faute, à l’ANPE, je ne faisais pas les recherches d’emploi, je faisais rien, après, ils avouaient à demi-mot, ils savaient bien sûr, ils disaient que pour nous ce serait plus dur, qu’il fallait patienter […]. J’ai commencé à penser à essayer d’ouvrir, me mettre à mon compte, c’était le seul moyen, c’était si il n’y avait pas de travail, il fallait faire son travail. Il fallait créer son travail. Quand on fait des études, au départ, on espère avoir un travail valorisant, qui soit à la hauteur des diplômes. On a fait un investissement […]. C’était pour moi un constat d’échec, j’ai dû enterrer mes études et les compétences qui vont avec. C’était, c’était, c’était, la fin d’une vie, il fallait commencer une nouvelle vie. Je l’ai pris comme un nouveau départ. Mais c’est vrai que c’était un constat d’échec total, j’ai même considéré à un moment donné, c’était en partie vrai, que j’avais perdu 20 ans de ma vie » (le 14 /03/07).

Il met ses compétences en comptabilité au service de la création d’entreprise, liée à la vente et à la réparation de téléphones portables. Ces données doivent bien sûr être complétées mais l’expérience de Mustapha est loin d’être isolée. La prendre en compte a le mérite de rappeler que les arguments biologiques et culturels, en matière ethnique, viennent souvent justifier a posteriori, une organisation sociale discriminatoire. Dans ces circonstances, les marchés sont aussi à appréhender comme des espaces de relégation ethnique, espaces aussi bien sociaux que physiques. Le phénomène de ségrégation, en tant que « division ethnique du travail et des activités économiques » (Simon, 2006 : 166) est clairement visible, identifiable dans l’espace urbain.