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Une littérature nationale car universelle

Chap. II – Le Baroque vu par la modernité

C. Construction de l’identité nationale

5. Une littérature nationale car universelle

Face aux attaques des nationalistes, la défense des Contemporáneos se concentre autour de l’importance du caractère universel de la littérature : la « actualidad en la emoción universal »658, comme l’indique Gorostiza, pour décrire un poème réussi. Dans un contexte nationaliste qui préférait le roman de la Révolution, ils ont défendu une poésie cosmopolite. En fait, plutôt qu’une littérature patriotique (ou nationaliste), les Contemporáneos défendent une littérature nationale : ils ont considéré que la littérature nationale s’enrichit de toutes les influences, car toute création trouve son origine dans une confluence de courants, d’images, d’idées, de langues. Villaurrutia s’exclame en 1934, à propos de la revue Ulises :

Hay otros que no salen a la calle para no mojar sus paraguas... Temen las influencias, por lo que caen en las más enrarecidas. Odian la curiosidad, la universalidad y la aventura, el viaje del espíritu. Echan raíces antes de tener troncos y ramas que sostener... Entre ellos no podrá usted contarnos.659

En 1922, José Gorostiza commentait une publication consacrée à Rabindranath Tagore. Il défend en particulier que « no debemos pensar en la India como en un país cerrado a nuestro conocimiento o distante de nuestra comprensión. »660 Les récits de Tagore, pour Gorostiza, ont un caractère essentiellement universel : « El estilo es uno en cada escritor, naturalmente; pero dentro de

657 Ibid., p. 256.

658 José GOROSTIZA, « La poesía actual de México. Torres Bodet: Cripta », El Nacional, 20 et 27 juin, et 4 juillet 1937. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 298.

659 « Carta a un joven » (1934), in Los contemporáneos por sí mismos, p. XII. Cité par Guillermo SHERIDAN, op. cit., p. 282.

660 José GOROSTIZA, « Rabindranath Tagore », Mexico, Azulejos, t. I, n. 7, mai 1922. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI Editores, 2007, p. 241.

una técnica se desarrollan diversos estilos, y Tagore no agrega ni quita nada a la manera usual, en nuestros días, de escribir el cuento. Alguno de los suyos pudo ser escrito en cualquier parte. »661

Âgé de vingt-et-un ans, José Gorostiza considère déjà que les écrivains de différentes cultures – même de l’Inde, symbole de l’exotisme – participent d’un même mouvement. D’ailleurs, c’est en citant la philosophie indienne que Gorostiza renforce son idée : « Aquel que se ve a sí mismo en todos los seres, que concibe todos los seres como a sí mismo, conoce la verdad. »662 Aller de soi-même vers les autres pour atteindre le plus profond de soi-soi-même. Et ainsi atteindre, comme le pensait Gorostiza de la poésie de López Velarde : « una necesidad de lenguaje eterno, de palabra que canta con igual belleza en cualquier tiempo y espacio susceptibles de memoria »663, animée « por un soplo de eternidad ».664 En effet, dans un article de 1924, il revient sur l’affirmation de l’universalité d’un auteur, autour de López Velarde :

Ramón pudo nacer aquí, o en Londres, sin mengua de esa cualidad importantísima que consiste en descubrir el aspecto nuevo de las cosas familiares, así suceda por error como al piloto de Chesterton, cuando –creyendo descubrir una isla ignorada– desembarcó en la propia Inglaterra.665

Deux ans plus tard, en 1926, José Gorostiza commente la défense américaniste de José Vasconcelos et de sa « raza cósmica ». Pour lui, Vasconcelos défend sa « raza », mais dans une autre situation il pourrait défendre un autre idéal, car son seul idéal est, dans le fond, l’humanité :

Vasconcelos profesa el iberoamericanismo. ¿‘‘La raza cósmica’’, cabe preguntar, procede de aquél? Yo digo que no. Vasconceslos es iberoamericanista porque cree en el destino de nuestra raza. De no ser así, la superioridad actual del sajón ocuparía sus mejores esfuerzos. Estará siempre, a pesar suyo, con el interés humano.666

661 Ibid., p. 240.

662 La citation fut prononcée par Tagore dans une conférence à Stockholm en mai 1921. Ibid., p. 241.

663 José GOROSTIZA, « Ramón López Velarde y su obra », Revista de Revistas, année XIV, n. 738, 29 juin 1924. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI Editores, 2007, p. 247.

664 Ibid., p. 249. 665 Ibid., p. 245.

666 José GOROSTIZA, « Un hombre, un libro », El Universal Ilustrado, 18 mars 1926. Cité partir de José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 260-261.

Gorostiza relativise ainsi le nationalisme de Vasconcelos, et le transforme dans un humanisme, avec une aspiration à l’universel. En dehors de ce que Vasconcelos a pu penser lui-même (« a pesar suyo »), Gorostiza émet une vision éthique. Dans un contexte où les nationalismes sont exacerbés (pendant la décennie suivante l’Europe éprouvera les affres de la Deuxième guerre mondiale), Gorostiza, comme les Contemporáneos en général, défend les valeurs universelles et rappelle le lien culturel qui unit toutes les nations. Pour Gorostiza : « La substancia poética [...] sería omnipresente, y podría encontrarse en cualquier rincón del tiempo y del espacio ».667

Par ailleurs, la sphère culturelle des Contemporáneos est marquée par la présence historique du français et par celle, plus récente, de l’anglais – on peut noter aussi l’influence de l’Allemagne, en ce qui concerne les idées, plus que la langue.668 En parlant de Villaurrutia, Cuesta et Owen, Gorostiza met en relief leur lien avec la poésie française : « casi todos nacidos a la sombra de la cultura francesa contemporánea (1918-1925) ».669 En 1931, d’ailleurs, Gorostiza mentionne l’Orphée de Cocteau, en associant Xavier Villaurrutia à la figure d’Orphée.670 Ainsi, Sheridan remarque que, dans la revue Contemporáneos, il y eut autant de traductions de l’anglais que du français (quatorze à chaque fois). Les traductions d’autres langues sont rares (deux de l’italien, une du russe et une de l’allemand).671

Cette manifestation du cosmopolitisme à travers les langues nous renvoie, en même temps, à une lecture similaire de la portée de l’œuvre de Sor Juana. Il est vrai que la Nouvelle-Espagne avait pour interlocuteur et référent culturel direct la métropole, alors que le Mexique de Gorostiza, pays déjà indépendant – politiquement et culturellement – depuis plus d’un siècle, dialogue tant avec l’Espagne qu’avec la France, l’Angleterre ou les États-Unis. On peut néanmoins souligner que l’univers de Sor Juana ne se limite pas à la Nouvelle Espagne ou à l’Espagne. Selon Octavio Paz, l’américanisme de Sor Juana est dans le fond un cosmopolitisme : « El primer gran poeta americano

667 José GOROSTIZA, « Notas sobre poesía », in: GOROSTIZA, José, Muerte sin fin y otros poemas, Mexico, FCE, 1983 p. 9.

668 En référence à la présence de ces idées, malgré peu de citations de textes allemands, Andreas Kurz parle d’une « presencia sin presencia » (« La importancia de la filosofía y la cultura alemanas en Contemporáneos », in : Literatura

mexicana, vol. XIX, 2008, n. 1, p. 79).

669 José GOROSTIZA, « La poesía actual de México. Torres Bodet: Cripta », El Nacional, 20 et 27 juin, et 4 juillet 1937. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 303.

670 José GOROSTIZA, « Cocteau anecdótico », section « Torre de Señales », El Universal Ilustrado, 12 février 1931. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 296.

es una mujer, Sor Juana Inés de la Cruz. Su poema “El sueño” (1692) es nuestro primer texto cosmopolita ».672 Octavio Paz rappelle que son œuvre fait appel à plusieurs langues :

como más tarde Pound y Borges, la monja mexicana construye un texto como una torre – de nuevo la Torre de Babel. En otros poemas suyos aparecen, como otro ejemplo de su cosmopolitismo, la nota mexicana y la mezcla de idiomas: latín, castellano, náhuatl, portugués y los dialectos populares de indios, mestizos y mulatos. 673

Paz rappelle, enfin, que dans cette œuvre les références font appel tant à l’antiquité qu’à des figures américaines : « Si a Sor Juana se le ocurre hablar de pirámides, citará a las de Egipto, no a las de Teotihuacán; si escribe un auto sacramental (El divino Narciso), el mundo pagano no aparece personificado por una divinidad griega o latina, sino por el precolombino dios de las semillas. »674

Tant José Gorostiza que Sor Juana aspirent à créer une œuvre ouverte sur le monde qui les entoure, dépassant les frontières culturelles des terres qu’ils habitent. Leurs racines sont dans la culture universelle. Culture qui, en même temps, commence au Mexique.

Pour conclure, la récupération de l’œuvre de Sor Juana au Mexique, au début du XXème

siècle, est sans nul doute liée à des questions d’identité. Elle révèle la position des Contemporáneos face à leur identité nationale et leur vision universaliste de la culture.

Dans les années 1920 et 1930, les Contemporáneos ont véhiculé, à travers leurs revues, l’idée que l’identité mexicaine ne pouvait être définie qu’au travers d’une vision cosmopolite. Lorsqu’on les accusa de manquer d’esprit nationaliste, ils répondirent que leur nationalisme se forgeait autour d’un regard ouvert sur le monde qui les entourait. La culture universelle était l’atout primordial de leur mexicanité : « ¿el arte nacionalista es superior al simplemente humano? »675

Sor Juana aurait pu être récupérée comme une simple figure nationale. Elle fut, au contraire, présentée dans la revue Contemporáneos, parmi des auteurs modernes, comme le symbole d’une culture mexicaine enrichie par un héritage vaste qui va de l’antiquité jusqu’au monde baroque européen qu’elle côtoya, et qui intègre aussi l’univers indigène mexicain et le contexte colonial de la Nouvelle-Espagne.

672 Octavio PAZ, op. cit., p. 149. 673 Id.

674 Ibid., p. 149-150.

675 José GOROSTIZA, « Juventud contra molinos de viento », La Antorcha, t. I, n. 17, 24 janvier 1925. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI Editores, 2007, p. 251.

On ne peut affirmer qu’il existe une coupure profonde entre la période baroque et la période moderne, en se bornant à souligner la rupture provoquée par le rationalisme du XVIIIème siècle. Il existe pourtant une continuité temporelle et une évolution qui mène forcément d’une période à une autre, en incluant tous les événements qui ont eu lieu dans ce laps de temps. Il est, ainsi, possible d’affirmer qu’il existe un mouvement de va-et-vient entre ces périodes. Les effets esthétiques propres au baroque furent abandonnés (complètement ou partiellement) pendant un temps, jusqu’à leur réhabilitation au début du XXème siècle. Ces contrastes se sont déroulés l’un après l’autre et n’auraient peut-être pas eu lieu l’un sans l’autre. Paradoxalement, ils forment une continuité à partir de leurs ruptures.

Dans le laps de temps qui va du Baroque à la modernité, et de « Primero Sueño » à « Muerte sin fin », plusieurs ruptures ont eu lieu et plusieurs liens se sont tissés. Il existe de fait un désintérêt, au Mexique au début du XXème siècle, pour les poètes espagnols du XVIIIème siècle. Au cours des

XVIIIème et XIXème siècles, le centre d’intérêt des poètes américains se déplace de l’Espagne vers différents horizons.

La littérature latino-américaine du début du XXème siècle vit avec force la rupture avec l’ancien modèle ibérique. Il s’agit d’une brisure encore plus forte du fait qu’il s’agit d’un changement dans la langue : les intellectuels hispano-américains vont chercher de nouvelles figures d’inspiration dans la littérature française ou anglophone en général. Au moment de se forger une véritable identité propre, la littérature hispano-américaine dialogue avec d’autres traditions. Cette rupture correspond au besoin d’indépendance culturelle – mouvement développé au cours du

XIXème siècle, mais qui prend un essor différent avec l’apparition de véritables figures littéraires dans le continent américain, Rubén Darío restant le paradigme.

Les Contemporáneos, au Mexique, vont ainsi revendiquer une tradition cosmopolite. Dans cette revendication, la poésie baroque, ressentie comme oubliée, devient l’objet d’une recherche, qui se cristallise notamment avec les relectures de Góngora et de Sor Juana. Dans le cas de la nonne hiéronymite, elle deviendra même une pierre fondamentale dans la construction d’une identité culturelle mexicaine, intégrant ainsi pleinement la tradition poétique du pays.

Le cosmopolitisme est en même temps un classicisme. Il s’agit d’une originalité comprise comme un retour aux origines, incarnés par la tradition. Ceci implique la lecture des classiques.

De façon générale, notons que les critiques qui ont visé la littérature baroque ont des traits communs, et font partie de certaines visions rétrospectives propres à l’histoire de la littérature et à des anthologies. Comme exemple, citons un critique français, qui à la fin du XIXème siècle applique un jugement au classique médiéval de Guillaume Machaut, le Livre du Voir Dit, avec des termes qui rappellent les critiques appliquées au gongorisme. Il s’agit de Luis Petit de Julleville qui, en 1896, s’exprime sur le Voir Dit en ces termes : « d’insupportables longueurs », « si la langue en était moins vieille et la prolixité moins fastidieuse », « la complexité un peu maladive », « C’est de la poésie de décadence »676. Ces expressions sont intéressantes pour illustrer comment certains critiques prennent des distances par rapport à des œuvres d’autres époques qu’ils ne comprennent pas : le jugement négatif dévoile leur incompréhension. À noter aussi l’accusation qui concerne la « décadence » : ce terme fait référence à ce qui est révolu dans le temps et qui va vers sa disparition. Comme élément classique, soulignant la racine hispanique de la tradition mexicaine, Gorostiza mentionne l'hendécasyllabe677, ainsi que les « coplas » de Jorge Manrique.678 Il mentionne aussi, pour désigner en 1937 un recueil de Torres Bodet, les « formas tradicionales de la poesía castellana –el heptámetro, el romance, la silva »679, qui sont des « concreciones seculares del idioma ».680 Ailleurs, il mentionne des « metros tradicionales, como el endecasílabo o el alejandrino ».681 Gorostiza est conscient d’écrire dans la lignée de la littérature hispanique, ce qui se manifeste sans ambiguïté dans les formes métriques. Nous verrons dans le deuxième mouvement de cette étude comment la question métrique permet de relier « Muerte sin fin » avec la littérature baroque, et en particulier à la poésie de Sor Juana, en passant par le Modernismo, à travers l’étude de la silve.

676 Louis PETIT DE JULLEVILLE, Histoire de la Langue et de la Littérature françaises des origines à 1900, Paris, Armand Colin, 1896, chap. VII, p. 340. Cité dans Guillaume de MACHAUT, Le Livre du Voir Dit, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 8.

677 José GOROSTIZA, « Francisco González Guerrero, poeta », section « Torre de Señales », El Universal Ilustrado, 12 février 1931. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 293.

678 Ibid., p. 294.

679 José GOROSTIZA, « La poesía actual de México. Torres Bodet: Cripta », El Nacional, 20 et 27 juin, et 4 juillet 1937. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 305.

680 Id.

681 José GOROSTIZA, « Las Rubaiyat », prologue de Gorostiza à : Omar KHAYYAM, Rubaiyat, Mexico. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 312.

Partie II