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La silve : liberté au sein du mètre

En 1937, deux années avant la publication de « Muerte sin fin », José Gorostiza écrit sur les « formas tradicionales de la poesía castellana –el heptámetro, el romance, la silva »682, qui sont des « concreciones seculares del idioma ».683 Avec un soucis métrique évident dans toute son œuvre, Gorostiza cite notamment la silve, forme métrique et véritable genre qui constitue un des liens centraux entre « Muerte sin fin » et « Primero Sueño ».

En effet, Antonio Alatorre, spécialiste mexicain du Siècle d’Or et de la Nouvelle Espagne, semble répondre à cette mention de la silve par Gorostiza, lorsqu’il publia, en 1991, un bref article sur « Muerte sin fin ». Spécialiste de l’époque baroque, il se déclare ignorant en critique littéraire moderne ; son article, en réalité, ouvre des pistes essentielles de lecture, car il résume en peu de mots le lien formel entre « Muerte sin fin » et deux grands poèmes baroques, les Soledades et « Primero Sueño » :

Los tres están escritos en silva. Claro que la silva de Gorostiza no mantiene la estricta hechura que tenía en el siglo barroco, sino que adopta la que le dio Rubén Darío, una hechura aún más suelta, que admite no sólo endecasílabos y heptasílabos, sino también versos de cinco y de nueve sílabas y muchos alejandrinos; además, muy afinada con las tendencias de nuestra época posmodernista, posrubeniana, la silva de Gorostiza prescinde de las rimas: es una silva de versos sueltos.684

Anthony Stanton prolonge cette affirmation de Antonio Alatorre en rapport à l’essence du titre du poème de Góngora :

Al comparar las “Soledades”, el “Sueño” y “Muerte sin fin”, textos que se cuentan entre los más difíciles de la poesía hispánica, Antonio Alatorre ha notado que pertenecen a una misma familia espiritual y que comparten tres características: están escritos en forma de

682 José GOROSTIZA, « La poesía actual de México. Torres Bodet: Cripta », El Nacional, 20 et 27 juin, et 4 juillet 1937. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 305.

683 Id.

silva; son soledades, es decir, nostalgias de algo que se ha perdido (la Edad de Oro en Góngora, el conocimiento en Sor Juana, Dios en Gorostiza); y son sueños.685

Après quoi, Evodio Escalante conclut : « Algunos estudiosos han afirmado que Muerte sin fin está estructurado como una silva. Cultivada por los grandes poetas del barroco, entre ellos Quevedo, Calderón y Góngora, pero también por sor Juana quien la utilizó para elaborar su Primero sueño ».686

En effet, « Primero Sueño » correspond à ce que les classifications poétiques appellent une « silve ». Pour « Muerte sin fin », cette catégorisation demande plus de précisions. Alatorre et Stanton ne justifient cette affirmation qu’en faisant référence à la silve modernista. Evodio Escalante, quant à lui, considère que, en ce qui concerne « Muerte sin fin » : « No creo, de entrada, que la palabra silva deba descartarse, pero sospecho que se la mantiene porque no se cuenta con una palabra más ajustada al respecto. »687 Nous essayerons de mieux justifier le lien entre « Primero Sueño » et « Muerte sin fin » du point de vue formel, pour comprendre s’il est pertinent d’associer les deux poèmes à partir de la tradition de la silve.

Il importe de chercher à définir en premier lieu ce qu’est la silve, et en particulier ce qu’est la silve espagnole. Pour ce faire, et même si la silve espagnole est mentionnée et résumée par l’ensemble des traités de métrique, il faut remarquer qu’il n’existe aucune publication qui en fasse l’étude approfondie. Ceci, à la grande exception de La silva, Encuentros Internacionales sobre poesía del siglo de oro688, ensemble d’articles édités sous la direction de Begoña López Bueno – qui comptait avec l’apport bibliographique de Pablo Jauralde, étude proposant une liste des silves dans les premiers 3900 manuscrits de la Bibliothèque Nationale d’Espagne.689 L’ouvrage dirigé par Begoña López Bueno prolonge l’article d’Eugenio Asensio, « Un Quevedo incógnito. Las silvas »690, fondateur en la matière – comme le précise Elías. L. Rivers : « este artículo es el punto

685 Anthony STANTON, « Sor Juana entre los Contemporáneos », in Crítica sin fin, Gorostiza y sus críticos, articles réunis par Álvaro RUIZ ABREU, Mexico, Sello Bermejo, CONACULTA, 2004, p. 291.

686 Evodio ESCALANTE, José Gorostiza, entre la redención y la catástrofe, México, UNAM, 2001, p. 122.

687 Ibid., p. 122.

688 Begoña LÓPEZ BUENO (coord.), La silva, Encuentros Internacionales sobre poesía del siglo de oro, Seville-Cordoue, 26-29 nov. 1990, Gupo PASO/Universidad de Sevilla/Universidad de Córdoba, 1991.

689 Pablo JAURALDE, « Selva de silvas », Manuscrit Cao, IV, 1991, p. 249-260.

690 « Un Quevedo incógnito. Las silvas », in Eugenio ASENSIO, De fray Luis de León à Quevedo y otros estudios sobre

retórica, poética y humanismo, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2005, 331 p. L’article fue publié pour

de partida de varios trabajos sobre la silva no sólo como forma métrica sino como género poético, dándonos pistas importantes para la comprensión más exacta del Sueño de Sor Juana. »691

Par ailleurs, comme nous venons de le voir, la silve fut employée aussi par les poètes modernistas, ce qui est à relier à la lecture de Góngora par Darío, influencé à son tour par Verlaine. La génération espagnole de 1927 prolongera cette relecture de Góngora. En ce sens, nous ferons appel à l’étude approfondie d’Isabel Paraíso, El verso libre hispánico692, centrée sur le vers libre à partir d’une définition de la silve aux acceptions variées.

Il est donc ardu de définir la silve, car les travaux ne sont pas nombreux et visent cette forme poétique sous différents angles de vue. Les silves de référence sont celles de Stace. Dans la littérature latine, par « silves » (au pluriel) on désigne surtout un recueil de vers qui glosent sur des sujets divers, et dont le caractère commun est justement cette liberté thématique. À partir de la poésie italienne de la Renaissance, la tradition hispanique a reconnu ensuite, au début du XVIIème

siècle, une « silve métrique », qui est une combinaison de vers de onze et de sept syllabes avec une rime riche libre et dont certains vers sont non rimés. Les strophes varient en longueur, avec ce qu’on peut appeler une tendance « antistrophique » qui vise à libérer la forme. En 1613, pourtant, Góngora achève sa Soledad Primera composée en silve. Ce poème a une telle influence qu’il altère l’histoire de la silve, au point que l’on parle aujourd’hui du genre de « silve-solitude », dont un des continuateurs est le « Primero Sueño ». Enfin, la silve est reformulée par les modernistas, avec l’inclusion notamment de mètres impairs divers. La relecture de Góngora s’accompagne d’une expérimentation des genres baroques. Gorostiza, lui, a grandi dans un univers modernista et posmodernista ; nous relirons donc « Muerte sin fin » en tant que silve, pour retracer le lien avec la tradition baroque de Góngora et de Sor Juana, ainsi que les innovations modernistas de la silve.

Une des difficultés pour définir la silve réside en ce qu’elle peut désigner un recueil de vers aux sujets divers, un genre poétique ou une forme métrique. Nous centrerons notre analyse, conjointement, sur la question métrique et la question générique. Pour « Primero Sueño » et « Muerte sin fin », comme il ne s’agit pas de recueils de vers, nous ne toucherons à cette première acception du mot que pour expliquer l’origine du mot « silve » et la notion de liberté formelle à laquelle cet origine renvoie.

Dans le cas du « Sueño » de Sor Juana, l’identification du poème en tant que silve, dans la tradition de Góngora, est effectuée par le père Calleja dès la première édition de Fama y obras

691 Elías L. RIVERS, « “Soledad” de Góngora y “Sueño” de Sor Juana », in : http://www.cervantesvirtual.com/obra/ soledad-de-gngora-y-sueo-de-sor-juana-0/.

póstumas de la nonne : « el metro es de Sylva ».693 Mais, comme nous le précisions, il est moins naturel de relier « Muerte sin fin » avec cette tradition, et pour cela il faut analyser l’apparition de la silve modernista. Dans le fond, cette catégorisation du poème est-elle appropriée ? Nous essayerons d’y répondre en étudiant les différents effets de l’alternance de vers impairs propre à la silve, ainsi qu’en nous attardant sur la structure d’ensemble de chaque poème. Cela, d’abord, en retraçant l’origine de la silve, depuis sa définition latine jusqu’à son apparition dans la tradition du vers espagnol. Ensuite, nous étudierons le genre « silve-solitude » à partir de Góngora, dans le but de discerner dans quelle mesure il ouvre de nouvelles pistes de lecture pour « Primero Sueño » et « Muerte sin fin ». Enfin, nous étudierons la silve moderniste pour proposer une analyse métrique de « Muerte sin fin » en rapport avec la tradition de la silve véhiculée par « Primero Sueño ».

693 Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, Fama y obras póstumas, Madrid, « En la Imprenta de Manuel Ruiz de Murga », 1700, p. 28. Édition fac-similée, éd. par Gabriela Eguía-Lis Ponce, Mexico, UNAM, 1995.