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La « silve-solitude » de Góngora

B. La silve baroque espagnole

3. La « silve-solitude » de Góngora

Les Soledades de Góngora proposent un modèle nouveau, rarement suivi, vue sa difficulté. Nous nous centrerons sur son analyse pour aborder ensuite l’influence des Soledades dans un de ses rares continuateurs, « Primero Sueño », et pour relier ces poèmes à « Muerte sin fin ».

Tout d’abord, il faut remarquer que Góngora, avec les Soledades, propose un poème à ce point surprenant qu’il est désigné comme un genre nouveau. Ce genre, la « silve-solitude », a été explicité et nommé par Nadine Ly en 1985.748 Cette définition de la silve en tant que genre souligne la spécificité des Soledades gongorines en contraste avec les silves de Rioja et de Quevedo.

La silve de Góngora est d’une étendue considérable : il reprend la forme métrique749 de la silve, mais il étend ses dimensions jusqu’à un total proche de mille vers pour chacune des Soledades.

746 Cf. « La silva en las preceptivas y tratados españoles del Barroco y del Neoclacisimo », in : Begoña LÓPEZ BUENO, op. cit., 1991.

747 Juan MONTERO DELGADO, Pedro RUIZ PÉREZ, op. cit., p. 44.

748 Nadine LY, op. cit., p. 7-42.

749 Nous ne nous attarderons pas sur la question métrique dans les Soledades, car nous avons suffisamment traité de ce sujet déjà en analysant la silve métrique.

Comme le précise Robert Jammes750, on connaît trois autres silves de Góngora : « Por este culto bien nacido Prado » (1612), « Perdona al remo, Lícidas, perdona » (1615) et « Generoso mancebo » (1626). Mais ce sont les Soledades qui nous intéressent, car elles ont permis par la suite la formulation d’un genre. Nous verrons combien « Primero sueño » et « Muerte sin fin » y sont associés. Cela, en rapport à l’absence du « je lyrique », à la vision des Soledades en tant que nostalgies et par rapport à la structuration en rapport à la rime.

a) Identification et caractérisation générale de la silve-solitude

Au XVIIème siècle, les Soledades ne sont pas systématiquement reconnues comme une silve. Le mot « silve » est utilisé dans les Advertencias para la inteligencia de las Soledades de don Luis de Góngora de Almansa y Mendoza en référence à Stace, toujours, en rapport à l’indétermination du sujet – Almanza y Mendoza relie le poème, dans une lecture aristotélicienne, au dithyrambe.751 La question métrique n’est pourtant pas prise en compte. Mendoza insiste aussi sur le caractère descriptif du poème, en rapport avec Stace encore.

La critique moderne voit sans conteste un genre nouveau dans les Soledades. Ce genre est caractérisé par Montero et Ruiz par les marques suivantes : d’abord, par l’extension, avec différentes parties, constituant parfois un livre complet ; ensuite, par la thématique, descriptive (de la nature ou de l’art) ; ensuite, par l’absence d’une narration explicite ; enfin, par une rhétorique et un style savant (« culteranos »).752 Montero et Ruiz en concluent que :

La ausencia de valor programático expreso se presenta como el principio rector del género, lo que entronca con la edad barroca, al tiempo que le da un tono de modernidad y autonomía poética. Por esta ausencia se opone a los géneros neoclásicos (odas, elegías, sátiras y epístolas), al petrarquismo y a la égloga renacentista, de la que supone una suerte de contragénero. Con ellos entra en conflicto en su definición axiológica y su ubicación en el sistema genérico vigente.753

750 Robert JAMMES, « Introducción » à Luis de GÓNGORA, Soledades, Madrid, Castalia 1994, p. 144. 751 José Manuel RICO GARCÍA, Alejandro GÓMEZ CAMACHO, op. cit., p. 98.

752 Juan MONTERO DELGADO, Pedro RUIZ PÉREZ, op. cit., p. 50. 753 Ibid., p. 51.

Il faut noter aussi que les Soledades de Góngora impliquent une rupture de genre, en ce qu’elles présentent une forme propre au genre épique avec un développement lyrique. Les frontières entre l’épique et le lyrique sont confondues.

Dans son article incontournable sur les silves de Quevedo, Eugenio Asensio mentionne par deux fois l’existence d’autres silves-solitudes, sans les nommer, malheureusement. Begoña López Bueno, dans sa présentation de l’ouvrage collectif La silva, considère qu’en fait il n’y a que deux continuateurs de silvas-solitudes, Paraíso cerrado para muchos, jardines abiertos para pocos de Soto de Rojas et « Primero sueño ». Elías L. Rivers mentionne aussi la silve gongorine de Agustín de Salazar y Torres, « Soledad a imitación de las de don Luis de Góngora »754, qui décrit l’arrivée du jour. Montero et Ruiz, par leur dimension (qu’ils associent au genre épique par le sujet, le ton et les recours rhétoriques), rajoutent aux silves « descriptives » de Góngora, Sor Juana et Soto de Rojas la « Silva » de Colodrero Villalobos, une silve de Francisco Calderón Ocampo (publiée dans Dulce Miscelánea)755, « Ocios de la soledad » de Polo de Medina,756 les « Silvas de todo el año » de Ginovés et « Las cuatro estaciones del día » de Agustín de Salazar y Torres.757 Le genre des « silves-solitudes » n’est donc que très peu imité, et pour cause : il implique des difficultés de composition extrêmes.

D’un point de vue métrique, le pourcentage des heptasyllabes pour les « Solitudes », « Primero Sueño » et « Paraíso cerrado » est plus présent que dans l’ensemble des silves métriques. Ces dernières ont en moyenne 25% d’heptasyllabes. La « Soledad primera » a 34,5% d’heptasyllabes sur 1091 vers et la « Soledad segunda » 28% sur 979 vers. « Paraíso cerrado » comporte 29% d’heptasyllabes sur 1652 vers. Enfin, « Primero Sueño » a 33% d’heptasyllabes sur 975 vers.758 La « Silva » de Calderón Ocampo ne présente que 16% d’heptasyllabes sur 921 vers.

En dehors de la question métrique, la « silve solitude » se caractérise aussi par l’énonciation.

754 Agustín de SALAZAR Y TORRES, Cythara de Apolo, 1681, p. 34-38.

755 « Silva de las tres fiestas grandiosas que a los desagravios del Santísimo Sacramento se hicieron en la noble y antigua parroquia del señor Santiago de la ciudad de Málaga, en el mes de Enero del año de 1600 », Dulce miscelánea

de versos latino y castellanos, elegías, emblemas y jeroglíficos, divinos y humanos, a varios asuntos, Málaga, 1639.

756 Juan MONTERO DELGADO, Pedro RUIZ PÉREZ, op. cit., p. 47.

757 Ibid., p. 51.

b) L’absence du « je lyrique »

Le « je lyrique » n’est pas explicite dans les Soledades. Ceci est à mettre en relation avec le nom du poème. Il faut remarquer, en ce sens, la relation entre le genre et le nom du poème. Comme le signale Salcedo Coronel en 1636, déjà : « Presumo que don Luis quiso, que a esta voz, silva, correspondiese a soledad, en nuestra lengua, y no impropiamente, pues si la silva significa en castellano selva, o bosque, ¿qué cosa más solitaria? »759 Vossler, surtout, souligne ceci en affirmant que la silve « es el metro preferido por la poesía de la soledad en el siglo XVII »760.

Ainsi, une première caractéristique fondamentale de la « silve solitude » est que le « je lyrique » n’apparaît presque pas et la troisième personne connaît un usage narratif.

Dans les Soledades, il faut détacher également la dédicace au duc de Bejar du reste du poème : dans ses trente sept vers, cette dédicace correspond à la forme métrique et strophique de la silve, mais l’énonciation est à rapprocher de l’apostrophe, ce qui diffère clairement du reste du poème et est à rapprocher plutôt de la notion traditionnelle de la silve. Le reste du poème se caractérise par l’absence du « je ». Cette notion d’absence est fondamentale. L’absence de compagnie c’est la solitude.

Dans « Primero sueño », le « je lyrique » est presque complètement absent. Nous y reviendrons. Cette absence du « je lyrique » au cours du poème est à associer avec le fait que la « solitude », dans les « silves solitude », est conçue comme une nostalgie.

c) Les Soledades en tant que nostalgies

Dans l’introduction de sa très riche édition des Soledades de Góngora, Robert Jammes tente une définition du titre du poème. En partant du Antídoto de Jáuregui, qui dénonce une incohérence dans le titre, car le héros y apparaît entouré d’une foule de personnages, Jammes rappelle que, quoique cela est vrai, le héros appréhende la réalité par le voile de la nostalgie :

Ahí está, en definitiva, el mayor acierto de Góngora al planear su poema: el no habernos presentado directamente las serranas, la boda, los juegos, la ría, la pesca, etc., sino por

759 GARCÍA SALCEDO CORONEL, Las Soledades comentadas, Madrid, 1636, cité par : José RICO GARCÍA, Alejandro GÓMEZ CAMACHO, op. cit., p. 102.

mediación de un espectador melancólico, tanto más sensible a estos encantos cuanto que sus ojos los contemplan a través de un velo de nostalgia.761

Il s’agit donc de comprendre le mot « solitude » en tant que nostalgie de quelque chose. Nous reviendrons ensuite sur ce point en rapport à « Primero Sueño » et « Muerte sin fin ». Jammes rappelle aussi que le plan de Góngora pour les quatre Soledades devait rapprocher le héros d’une solitude géographique, en allant des champs et des rives vers des forêts (selvas) et des terres désertées.

En ce même sens, la silve-solitude Paraíso cerrado para muchos, jardines abiertos para pocos, de Soto de Rojas, décrit des jardins, sans le moindre besoin d’hommes dans cet univers.

Cette nostalgie est liée à un vagabondage sans but précis. Ce vagabondage se traduit poétiquement par des vers, eux aussi, sans un plan précis, se constituant librement, en accord avec l’errance du personnage de Góngora. En effet, la « silve-solitude » se caractérise aussi par une utilisation apparemment non structurée de la forme. Attardons-nous d’abord dans une analyse du rôle de la rime, pour mieux comprendre l’organisation des Soledades – ce qui nous permettra par la suite de mieux comprendre la structure de « Primero Sueño » et « Muerte sin fin ».

d) La structuration des Soledades par la rime

Les Soledades ont été accusées de désordre. Cette attaque trouve son origine en partie par l’organisation libre de la rime gongorine.

Les quatre silves de Góngora ne comportent jamais de vers à rime orpheline. De ce point de vue, le souci de structuration de la silve est plus énergique de la part de Góngora que de la part de Sor Juana ou de Gorostiza. Mais ceci sous-entend aussi et surtout un fort attachement à la musicalité : le caractère poétique de Góngora est d’abord esthétique (musical), alors que Sor Juana et Gorostiza utilisent la liberté de la silve pour formuler des idées. Góngora est un poète foncièrement sensuel, alors que Sor Juana et Gorostiza sont des poètes avec un caractère intellectuel plus marqué.

Revenons à la structure des Soledades. Jammes nuance l’idée de la structuration du poème par les rimes, en rappelant que celles-ci peuvent avoir jusqu’à neuf vers d’écart, et même

quatorze.762 Dans ces cas, la rime devient une suggestion – un souvenir – plus qu’une présence constante : « a la música de las rimas tradicionales (pareadas, cruzadas, abrazadas, etc.), Góngora quiso añadir un discreto y sutil contrapunto, hecho de sonoridades menos perceptibles, de vibraciones intermitentes y lejanas ».763 Jammes rajoute ensuite qu’il s’agit de « un fluir melódico ininterrumpido, resonancias atenuadas sobre las cuales destacan los acordes de consonantes más sonoros, pero no tanto que lleguen a borrar la armonía refinada que está detrás... »764

Par ailleurs, Jammes insiste encore sur l’importance d’une utilisation appropriée de la rime. Une rime consonante trop présente peut se révéler gênante, alors qu’une rime maniée avec subtilité fait preuve de finesse esthétique et de précision :

Esta tendencia –tan moderna– a moderar los efectos de la rima, a evitar lo que Jáuregui había llamado, antes de que se escribieran las Soledades, ‘‘el porrazo del consonante’’, implica no sólo una concepción nueva del poema –de esa forma poética nueva que es entonces la silva–, sino también una actitud muy precisa, y sin duda nueva entonces, del lector: es necesario aguzar el oído, para percibir en su totalidad esta armonía compleja, con sus tenues sonoridades lejanas.765

Pour Jammes, Góngora peut aussi chercher par ce procédé des effets liés à la narration : la rime est espacée, par exemple, dans la « Soledad Segunda » (vers 418 à 511), dans une scène où apparaît une pêcheuse : « los intervalos consonánticos van creciendo: hay entonces entre rima y rima la misma distancia, el mismo trayecto complicado (porque se entrecruzan unas con otras) que entre la pescadora en su barco y el pez que huye. »766 La rime se montre ainsi une ressource fondamentale pour structurer un poème. En ce sens, nous verrons à présent comme se structurent les Soledades.

e) La fragmentation d’un poème de grande envergure

Il faut noter d’emblée que les Soledades, par leur envergure, impliquent différentes variantes stylistiques. La « Soledad primera », déjà, inclut : « el encomio dedicatorio (vv. 5-37), la

762 Ibid., p. 144 et 150.

763 Ibid., p. 154.

764 Ibid., p. 154-155.

765 Ibid., p. 155. 766 Ibid., p. 152.

oda moral (vv. 94-135), el epigrama elegíaco (vv. 212-221), la oda histórico-moral (vv. 366-502), el epitalamio a modo de canto amebeo (vv. 767-844), el himno votivo (vv. 893-943). »767 Nous retrouverons cette question de la fragmentation stylistique en analysant « Muerte sin fin ».

À partir de cette diversité, on peut penser à l’églogue comme modèle des Soledades. Ainsi, les Soledades utilisent le lien précédent de la silve avec le genre bucolique, ainsi qu’une forme métrique qui pose les bases pour la naissance de divers genres lyriques.

Mais la question structurelle concerne surtout le système strophique. Le choix de la silve, de la part de Góngora, entraîne des conséquences non négligeables : le poème est voué à transmettre une impression de désordre, car les strophes sont irrégulières. Comme le précise Elías L. Rivers : « Me parece que debemos relacionar directamente la silva métrica con los prolongados meandros de la sintaxis: como no hay estrofas, tampoco hay límites marcados para las frases y oraciones. »768

Ce risque est compensé par les avantages que présente la silve, grâce à ses libertés de composition : il s’agit d’une forme qui peut se reconstruire à chaque fois toute différente. Et qui peut aspirer à s’adapter au dense fil de la pensée, à travers des phrases sans une fin préétablie. Ces caractéristiques nous rapprochent vivement de « Primero Sueño », poème qui exploite la liberté de la silve pour dévoiler progressivement, avec un apparent désordre, les images qui visitent la pensée lors du rêve.

En somme, la silve baroque espagnole naît comme une adaptation des tentatives italiennes. Elle connaît pourtant un tel succès dans la péninsule ibérique, qu’elle devient un genre proprement espagnol. Elle est liée au triomphe de la silve métrique, qui fixe l’alternance des heptasyllabes et des hendécasyllabes. Les silves de Rioja et de Quevedo constituent l’exemple le plus complet d’une volonté de construction de recueils de silves. Ces silves sont brèves et utilisent, en référence à Stace, l’apostrophe et la description. Par la suite, en 1613, la « Primera Soledad » altère la vision de la silve. Un genre naît de cet admirable exemple, tout en étant un genre peu cultivé, car très exigeant. Les Soledades de Góngora proposent une silve d’une vaste envergure, avec presque mille vers, où le « je lyrique » est absent : les « silves-solitudes » sont une nostalgie d’un monde perdu. En outre, Góngora propose une structuration complexe du poème à travers une rime irrégulière et à travers des procédés de fragmentation. D’un point de vue formel, l’influence des Soledades pour la composition de « Primero Sueño » est évidente. Voyons donc maintenant comment Sor Juana interpréta à sa façon la « silve-solitude ».

767 Juan MONTERO DELGADO, Pedro RUIZ PÉREZ, op. cit., p. 37.

768 Elías L. RIVERS, « “Soledad” de Góngora y “Sueño” de Sor Juana », in : http://www.cervantesvirtual.com/servlet/ SirveObras/24627285545040498976613/p0000001.htm.