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Le madrigal : de Cetina à Gorostiza

A. Origines de la silve

3. Le madrigal : de Cetina à Gorostiza

Le madrigal fait partie de la tradition pétrarquiste, dans laquelle se fondent différentes formes poétique, dont la silve. En 1646, Faria e Souza affirme, sur les silves, que « parece cada poema una composición de madrigales »720. Pour Montero et Ruiz, le madrigal est à ce point proche de la silve (sauf la silve de grandes proportions) que leurs frontières sont diffuses. Le madrigal « acabó por convertirse no ya en un preámbulo, sino en un acompañante fiel de la silva barroca, con la que mantiene fronteras no siempre claras y vinculaciones diversas [...]. »721 Les deux formes sont extrêmement proches. Le madrigal, forme consacrée par les quatre madrigaux du Canzoniere de Petrarca, nous rappelle lui aussi que l’alternance des heptasyllabes et des hendécasyllabes est pratiquée bien avant l’apparition de la silve en langue romane. Leur différence métrique se trouve dans le nombre de vers, plus bref pour le madrigal, comme le définissait déjà au XVIIème siècle Juan Caramuel, dans son Primus Calamus.722 Le madrigal peut donc être associé à l’épigramme par son caractère circonstanciel et sa grande liberté thématique.723

Le madrigal fut introduit en Espagne par Gutierre de Cetina au XVIème siècle. Le poète espagnol est mort dans la Nouvelle Espagne en 1557, ce qui a pu induire Gorostiza à considérer qu’il participe de manière indirecte de la tradition mexicaine. Il est inévitable de penser au madrigal de Cetina imité par Gorostiza. Profitons de cet exemple pour introduire des questions métriques liées à l’art poétique de Gorostiza, en comparant le madrigal de Cetina à celui de Gorostiza.

La version de Cetina est la suivante (avec une structure de rime aBBcDdCcaA) :

Ojos claros, serenos, a si de un dulce mirar sois alabados, B ¿por qué, si me miráis, miráis airados? B

720 FARIA E SOUZA, Fuente de Aganipe, 1646, fol. 66, cité par : José Manuel RICO GARCÍA, José Manuel, Alejandro GÓMEZ CAMACHO, « La silva en las preceptivas y tratados españoles del barro y del neoclacisismo », in : Begoña LÓPEZ BUENO, op. cit., p. 104.

721 Juan MONTERO DELGADO, Pedro RUIZ PÉREZ, op. cit., p. 25.

722 Primus Calamus, livre II, chapitre V, art. XVIII, 331. Cité par Juan MONTERO DELGADO, Pedro RUIZ PÉREZ,

op. cit., p. 41, note 11.

Si cuanto más piadosos, c 5 más bellos parecéis a aquel que os mira, D

no me miréis con ira, d porque no parezcáis menos hermosos. C ¡Ay tormentos rabiosos! c Ojos claros, serenos, a 10 ya que así me miráis, miradme al menos. A

Cetina respecte l’harmonie de l’accent tonique à la sixième syllabe, qui est de toutes façons le propre des heptasyllabes. L’alternance des heptasyllabes et des hendécasyllabes, en ce cas, introduit des variations de ton au sein du poème, en ce que les hendécasyllabes permettent la formulation d’une idée, à la différence du ton plus léger de l’heptasyllabe. Les heptasyllabes, par leur brièveté, correspondent à différents recours de l’apostrophe : l’invocation (« Ojos claros, serenos »), l’expression d’un ordre (« no me miréis con ira ») ou l’exclamation (« ¡Ay tormentos rabiosos! »), par exemple. Les hendécasyllabes correspondent plutôt à une explication (« porque no parezcáis menos hermosos ») ou à une conclusion (« ya que así me miráis, miradme al menos »). Il faut remarquer aussi l’importance d’une rime interne assonante, avec le jeu d’opposition entre « bellos », « menos » et « tormentos » (v. 5, 6, 7). Tous les trois renvoient à la rime de « serenos » (v. 1) qui, au début du poème, est tenue en suspens tout au long du poème, pour le fermer avec force aux deux derniers vers (« serenos », « menos », v. 9, 10). Retenons surtout que le madrigal de Cetina tient sur des rappels (« sereno », « menos », puis le lexique du regard : « mirar », « si me miráis, miráis... », « miréis »). Le poète n’hésite pas à répéter des mots, ce qui produit finalement un effet de limpide simplicité, ainsi qu’une impression de jeux de mots, propre à la nature musicale du madrigal.

Avec dix vers aussi, Gorostiza répond intertextuellement à ce madrigal dans « Comparaciones », troisième poème de « Lección de ojos ». Gorostiza reprend le même vers initial de Cetina et, pour éviter toute confusion, cite au neuvième vers le nom du poète espagnol : « Comparaciones » est une réécriture du « Madrigal » de Cetina. Mais le poème de Gorostiza est un madrigal brisé (roto) du point de vue métrique, comme le dit le poème lui-même (nous notons face au poème le décompte métrique) :

Ojos claros, serenos. 7 Tan claros que podrían 7 mirar la huella de una golondrina 11

en el aire ; 4

como los ojos de José dormidos 11 en la cisterna de una lágrima. 9 Dan ganas de escribir el madrigal de Cetina 14 para romperlo entonces 7

10 secretamente. 5

Le poème fut écrit en 1927.724 Nous pouvons considérer qu’il révèle par quels moyens poétiques Gorostiza se forge une manière d’adapter une forme classique.

Avant de développer cette analyse, précisons que l’étude du madrigal est lié à la musique qui doit accompagner le texte. Ceci étant, cette approche ne concerne pas notre sujet, car nous ne connaissons pas de la mise en musique du poème de José Gorostiza.

Centrons-nous donc sur le rythme du poème. Gorostiza, tout en respectant l’accentuation régulière sur les syllabes paires à l’intérieur du poème, déplace l’accent fort à plusieurs reprises sur la quatrième syllabe (vers 3, 6, 7, 9 et 10), ce qui s’explique peut-être par des raisons métriques. Gorostiza utilise la variété métrique propre à la poésie moderne avec, en particulier, un vers de quatorze syllabes aux hémistiches irréguliers (un heptasyllabe oxyton et un octosyllabe), l’hexasyllabe qui reviendra dans « Muerte sin fin », et les deux vers 4 et 5 qui en fait peuvent se compléter, formant un heptasyllabe, ce qui résout l’hésitation entre deux lectures de la métrique du vers. Ces formes métriques variés altèrent la rigidité de l’accent fort à la sixième syllabe et exigent une réorganisation de l’accentuation interne du poème.

La rime est aussi transformée. En fin de vers, elle est presque absente. Il n’y a qu’une rime consonante entre le nom la « golondrina » et le nom du poète, « Cetina ». Puis, une rime assonante de ces deux vers et « podrían » – d’ailleurs, le texte de la première édition de 1927 est « pudieran »725 ; cette rime assonante n’existait pas dans l’intention initiale du poète. Enfin, la répétition de l’adjectif « serenos » en position rimique (à deux reprises), comme dans le madrigal de Cetina, ce qui réaffirme le lien avec Cetina. Gorostiza ne tient pas à maintenir une rime consonante. La rime est déplacée au profit de la rime interne et des allitérations, comme dans la répétition initiale de « claros » aux deux premiers vers (mot qui, d’ailleurs, est issu du madrigal de Cetina).

Ces répétitions sont structurantes. La première édition de 1927, pour le v. 5, indiquait : « Tan serenos ». Ce qui met en évidence que cette répétition de « claros » et « serenos » structure le poème : après le premier vers, « Ojos claros, serenos », repris de Cetina, au v. 2 « Tan claros... » initie un tercet (en 1927, d’ailleurs, « aire » est suivi d’un point) ; avec « Tan serenos », au v. 5,

724 Cf. José GOROSTIZA, Poesía y poética [1988], Nanterre, ALLCA XX, Colección Archivos, 1996, p. 50.

ensuite, commence un nouveau tercet ; avec « Dan ganas... », au v. 8, commence le tercet final du poème.

Il faut souligner aussi une allitération forte sur le « o » au v. 6 : « como los ojos de José dormidos », qui, à travers la voyelle ouverte « o », renvoie au nom « ojos ». Une rime interne entre « huella » et « cisterna » (v. 3 et 7), qui rapproche l’espace vide laissé par le passage d’un oiseau de l’espace humide d’une citerne (espace qui est en fait à nouveau l’œil, où reposent les larmes). On peut considérer aussi l’adverbe « secretamente » (v. ), qui abrite une double accentuation à travers le suffixe adverbial (« secreta » + « mente ») ; « secreta » participe ainsi de la rime interne, et renforce le sens de ce qui n’est plus (« huella »). Gorostiza, donc, se rapproche du madrigal de Cetina par la construction interne du poème, en délaissant la rime en fin de vers au profit de la rime interne.

Le madrigal est une forme brève, par laquelle Gorostiza reconnaît dans sa poésie une continuité formelle entre la poésie de la Renaissance et les nouvelles ressources du vers moderne. Comme nous le verrons pour « Muerte sin fin », Gorostiza explore différents vers impairs, et la rime de fin de vers n’apparaît plus comme forme constitutive du vers. Cela, tout en respectant une facture précise qui se manifeste dans la fermeté des accents intérieurs ainsi que par la régularité du vers impair. Et cela, tout en tirant grand profit de la rime interne et des allitérations, sans exclure la répétition de certains mots, avec un effet de limpidité qui permet d’éviter, alors que le sens est dense, une saturation du lexique. Gorostiza, dans « Muerte sin fin », profitera de l’effet musical propre aux répétitions de mots et de sons.

En somme, l’alternance d'hendécasyllabes et d’heptasyllabes est caractéristique de la silve, mais aussi d’autres genres, comme la « estancia », la « canción » et le madrigal – ce dernier nous ayant permis d’entamer le dialogue avec la poésie de José Gorostiza. La silve en espagnol prend son essor à partir de l’influence latine et italienne propre à la Renaissance. Mais elle se révèle bientôt d’une forte vitalité dans la péninsule ibérique, constituant un genre d’un spécificité bien distincte, notamment dans la période baroque.