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La silve latine : une forêt thématique

A. Origines de la silve

1. La silve latine : une forêt thématique

Le mot « silva » vient du latin. La tradition l’a retenu notamment à partir des Silvae de Stace. Le terme désigne essentiellement une diversité de sujets, dans un moule caractérisé par sa liberté formelle. Dans les langues romanes, ce mot connaît ensuite différentes adaptations. Nous avons pourtant choisi en français de l’appeler « silve ». Nous justifions ce choix dans les pages qui suivent.

a) Origine et sens du mot « silve »

Le mot latin « silva » indique une « forêt » – dit avec plus de proximité en espagnol, « selva », ou, très littéraire en français, « sylve ». Donc, un ensemble varié – dans la forme ou le sujet.

Attardons-nous donc sur une précision lexicale, la traduction que nous proposons du mot « silva » en français par « silve », pour une première approche à la question. En ce qui concerne le français, le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, à partir du pluriel « silves », renvoie à la définition suivante : « Recueil d’opuscules littéraires roulant sur différents sujets et disposés au hasard comme les arbres d’une forêt. C’est à peu près ce que nous appelons Mélanges » (Bach.-Dez. 1882) ».695 Nous avons donc hésité à utiliser la traduction « silve », étant donné que le mot ne concerne pas un véritable mètre ou genre en français. Nous avons décidé finalement de nous en servir pour des raisons de cohérence de langue. Ainsi, quoique le français ait tendance à privilégier la forme plurielle en référence aux Silvae de Stace, pour une question de commodité nous utiliserons le singulier « silve », tel qu’il est reconnu par le Dictionnaire de l’Académie Française en 1762 : « SILVE. s.f. Pièce de Poësie, composée dans un moment de fougue, & sans grande méditation. Les silves de Stace. Quelques Auteurs ont donné le nom de Silves à des recueils ou collections de pièces détachées, & qui n’ont aucun rapport les unes aux autres. »696 Le français reconnaît aussi la voix « sylve », au singulier, pour indiquer une forêt, mais aussi les silves du poète latin. Cette variante graphique pourtant nous éloigne du mot espagnol, que nous préférons mettre en relief. Enfin, l’Anthologie bilingue de la poésie espagnole dirigée par Nadine Ly retient cette même adaptation du mot en français pour se référer au mot espagnol.697

Une fois ce choix du mot « silve » expliqué, nous pouvons analyser ce que nous disent les poèmes latins eux-mêmes sur la silve.

695 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (http://www.cnrtl.fr/lexicographie/silves).

696 Dictionnaire de l’Académie Française, Paris, 1762 (quatrième édition), p. 728.

697 « Glossaire » à l’Anthologie bilingue de la poésie espagnole, dir. Nadine LY, Paris, Gallimard (coll. La Pléiade), 1995, p. 1305.

b) Les silves de Stace

La référence initiale pour la silve est celle du poète latin Stace (40-96 d. de JC.). Par ce titre, dans ses Sylvae, il réunit une série de poèmes aux thèmes variés – une « forêt » de sujets. Prolongeant cette image liée à la nature, il est possible de décrire la silve en rapport avec les plantes qui tressent la couronne des poètes : « el laurel para la épica, la humilde hiedra para la lírica, el pámpano para la orgiástica y el mirto para la poesía amorosa, la silva como bosque, las recoge a todas. »698

D’un point de vue métrique, il utilise le plus souvent des hexamètres dactyliques. Mais leur trait commun vient avant de leur thématiques que de la métrique. Il s’agit de poèmes d’occasion, dominés par le poème ekphrastique – c’est-à-dire, de description. Comme le précise Elías L. Rivers, « la silva más típica es la ecfrástica o descriptiva: Estacio describía por ejemplo una estatua del emperador, la villa de un amigo, sus baños, un árbol, un templo... »699

Une caractéristique générale des silves de Stace est l’apostrophe. Les silves sont construites en lien avec un interlocuteur : elles évoquent l’autre, elles interpellent. L’usage de la deuxième personne instaure une sorte de dialogue, car la silve en invoquant l’autre est forcé de le décrire, le mettant ainsi en scène. Nous reviendrons sur l’apostrophe liée aux silves de Rioja et Quevedo en espagnol, ainsi qu’en étudiant « Muerte sin fin ».

Les silves de Stace se caractérisent aussi par le nombre irrégulier de vers, instaurant une liberté formelle et invitant à des variations, ce qui est à l’origine de la comparaison de la silve avec une multiforme forêt.

c) La liberté de la silve

La silve romane a hérité de la silve latine la liberté par rapport au sujet. De manière générale, la silve est censée libérer le poète, que ce soit par rapport au sujet – pour la silve latine – ou par rapport à la forme métrique – ce qui concerne spécifiquement la silve en langue romane. Ce point est fondamental pour comprendre l’esprit de liberté avec lequel a été composé « Primero Sueño ». Alfonso Reyes souligne que, dans son poème, « Sor Juana escribe para sí; es decir, ni por encargo, ni movida de ningún impulso sentimental, sino por mero deleite del espíritu... Hay que

698 Juan F. ALCINA, « Notas sobre la silva neolatina », in : Begoña LÓPEZ BUENO, op. cit., p. 129.

acercarse con respeto cuando los poetas quieren hablar a solas... »700 La silve en langue romane hérite la liberté thématique, et enrichit la silve d’une liberté formelle en ce qui concerne la métrique et les strophes. Comme signale Crosby : « Tradicionalmente, en una silva se desahogaba el poeta, liberado de muchas de las convenciones de la métrica. »701

D’autre part, cette vision de la silve a pu induire l’idée que la silve est confuse. La forêt est obscure. C’est l’espace de l’égarement : les yeux y perdent le droit chemin, dans un sens géographique et moral. On peut penser au premier tercet de La Divina Commedia : « Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura, / chè la diritta via era smarrita ».702 La « selva oscura » du rêve entraîne Dante en Enfer, espace symbolique du châtiment moral. La silve, elle aussi, est un labyrinthe. Un labyrinthe de formes et de sujets. « Primero Sueño » et « Muerte sin fin » suivent des méandres surprenants. On se perd dans des forêts denses, d’une étendue inconnue. On ne peut savoir quel sera la forme métrique choisie pour chaque vers, quelle sera l’étendue de la strophe et combien de strophes nous mèneront au bout du parcours.

Par rapport aux critiques appliquées à la silve, limitons-nous à retranscrire une remarque du poète italien Giuseppe Ungaretti, en rapport à l’alternance non programmée des hendécasyllabes et des heptasyllabes. Ungaretti critique sévèrement les Soledades : « no demuestran rigor de factura », car « el Poeta usa la silva, con metros, como todos saben, de todo género ».703 Comme rappelle José Pascual Buxó, la silve baroque ne se compose pas de vers « de tout genre », mais uniquement d’hendécasyllabes et d’heptasyllabes. Ungaretti, enfin, admet que la silve permet de « suavizar con cálculo más fecundo las trabas a los vuelos de la fantasía ».704 La silve facilite l’expression d’idées et d’images par la liberté de sa forme : elle est avant tout associé à la liberté formelle. Liberté qui touche aussi à la structure globale du poème, à travers un usage singulier de la strophe.

« Primero Sueño », qui dialogue directement avec les Soledades, hérite en même temps d’un grand nombre de modèles apparus au cours de la Renaissance, notamment en Italie, puis repris

700 Alfonso REYES, Letras de la Nueva España, Mexico, FCE, 1948. Cité par Méndez Plancarte in : Sor JUANA INÉS DE LA CRUZ, El sueño, éd., Mexico, UNAM, 1989, p. LXIX.

701 James O. CROSBY, dans : Francisco de QUEVEDO, Poesía varia, Madrid, 2000, p. 504.

702 DANTE, La divine comédie, L’Enfer/Inferno, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 24.

703 Ungaretti, traduit de l’italien à l’espagnol par José Pascual Buxó, dans : José PASCUAL BUXÓ, Ungaretti y

Góngora (ensayo de literatura comparada), UNAM, 1985 (première éd. 1978), p. 161. Citation originale dans :

Giuseppe UNGARETTI, « Góngora al lume d’oggi », in Aut-aut, juillet 1951, p. 303.

en Espagne. Commentons à présent l’évolution de ces formes, pour décrire les antécédents directs de la silve espagnole.