• Aucun résultat trouvé

Gorostiza et l’univers indigène

Chap. II – Le Baroque vu par la modernité

C. Construction de l’identité nationale

2. Gorostiza et l’univers indigène

Prolongeant le projet de Teatro de Orientación, et en concordance avec son goût pour le théâtre en général, Gorostiza a composé une pièce inspirée d’un auto anonyme, peut-être en même temps que « Muerte sin fin ».583 Il s’agit de l’Adoración de los Reyes. On reconnaît dans cette composition la volonté de toucher, par le théâtre, l’âme du peuple, dans l’esprit du Teatro de Orientación. Cette pièce introduit la question de l’identité indigène du Mexique, sujet qui peut surprendre dans la plume de Gorostiza, étant donné son goût pour un ton classique dans la tradition hispanique. Après avoir analysé l’Adoración de los Reyes, nous commenterons les appréciations de Gorostiza autour de la littérature indigène.

a) Une pièce de théâtre indigène : l’Adoración de los Reyes

Gorostiza s’inspire d’un auto584, dans une référence qui remonte à une tradition religieuse et qui renvoie aussi aux autos de Sor Juana. Le résultat est une « pastorela », qui, comme il l’explique

583 L’« Adoración de los Reyes » a été publiée pour la première fois en 2007 par Miguel Capistrán et Jaime Labastida, dans : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 188-191. Dans sa présentation de l’Adoración, Miguel Capistrán indique que la pièce est composée originalement pour la « revista musical » Upa y Apa, mais ne fut jamais représentée (ibid., p. XXIII). Capistrán ne précise pas la date de composition, mais une version de Upa y Apa, sous le titre de Mexicana, est dirigée par Celestino Gorostiza (frère de José Gorostiza) à New York en 1939 (ibid. p. XXIII) ; l’Adoración a peut-être été composée cette même année, ou l’année précédente.

584 En 1931-1933, Gorostiza cite la version originelle de l’Adoración de los Reyes comme une pièce représentative du théâtre mexicain (des autos indigènes), à l’instar du Divino Narciso. Il cite ainsi : « La Adoración (o la comedia) de los Reyes, y algún otro auto indígena, que bien puede ser El Sacrificio de Isaac.- El Desposorio Espiritual de Juan Pérez Ramírez.- Dos Coloquios de Hernán González de Eslava.- El Divino Narciso de Sor Juana Inés de la Cruz. » In : José GOROSTIZA, « Plan para publicar una biblioteca mínima de autores mexicanos con fines escolares y de vulgarización », en annexe d’une lettre de José Gorostiza à Alfonso Reyes, Mexico, le 25 novembre 1931. Publié dans : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, México, Siglo XXI, p. 491.

lui-même, est un genre issu de la tradition des autos, et qui est composée avec un « gusto acentuadamente barroco ».585

Gorostiza souligne, surtout, qu’il veut s’inscrire dans la tradition de pièces propres de la population indigène, inspirées de la Bible, rédigées en nahuatl, issues de l’évangélisation : « Durante los primeros lustros de la dominación española, arraigó entre la población indígena el gusto por ciertas piezas teatrales breves, llamadas ‘‘autos’’, ‘‘pasos’’ y ‘‘ejemplos’’ –con frecuencia escritos en lengua náhuatl ». José Gorostiza s’inspire justement d’une de ces pièces : « El asunto de este cuadro [...] está tomado de un ‘‘auto’’ anónimo titulado ‘‘Adoración de los Reyes’’. »586 Il le situe chronologiquement, ce qui nous renvoie à l’époque de la Conquista : « El manuscrito data del siglo XVIII, pero existen pruebas históricas de que se representaba desde fines del XVI ».587 La démarche littéraire de Gorostiza correspond en fait à un mélange entre une récréation érudite d’une tradition orale, et en même temps à la volonté de reprendre une tradition qu’il décrit comme populaire (la décoration correspond à « motivos de la ornamentación popular »588), dans un amalgame, qui ne semble pas faire la différence entre ce qui est indigène et ce qui est populaire.

L’Adoración de los Reyes occupe quelques quatre pages, avec trois scènes, plus une mise en contexte historique et la description de la décoration. Il s’agit d’une mise en scène descriptive (sans dialogues, sauf une ligne à la fin) de l’adoration des rois mages, qui devait s’accompagner de compositions musicales (« Música descriptiva de la acción »589). L’intervention de la musique s’explique en partie car « De muchas de estas piezas, el pueblo conserva únicamente las danzas »590

– en ce sens, la troisième scène comporte l’indication : « Música. Cuadrilla de danzantes indígenas. »591

Gorostiza tient à bien souligner la coloration indigène de son texte : « Las caracterizaciones han de ser un tanto arbitrarias, más bien pobres que ricas, incompletas, pero llenas de color y de brillo, pues se trata de reproducir una interpretación indígena de personas y situaciones. »592 Cette couleur indigène se traduit dans les habits, à travers un mélange culturel de transposition : « Un

585 José GOROSTIZA, « Adoración de los Reyes ». Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 188. 586 Id. 587 Id. 588 Ibid., p. 189. 589 Ibid., p. 190. 590 Ibid., p. 188. 591 Ibid., p. 191. 592 Ibid., p. 189.

centurión romano se habilita, por ejemplo, con una coraza, un casco y un manto de lustrica roja o verde, sobre la habitual indumentaria indígena que deja ver aún los calzones blancos amarrados al tobillo y los pies calzados con huaraches. »593 L’univers indigène est caractérisé par la pauvreté, mais en même temps que par les couleurs et l’éclat. Le costume indigène est une simplification, qui semble signaler que l’ensemble des groupes indigènes s’habille de la même façon. En même temps, Gorostiza reconnaît le syncrétisme religieux dans la manière d’adopter le passage biblique : la référence chrétienne agit comme un masque de la culture indigène, tel que le décrit Roger Bastide pour les Antilles.594 Gorostiza propose, en fait, de reproduire artificiellement une pièce indigène : c’est-à-dire, de mettre en scène, de manière programmée, ce que les indigènes mettaient en place naturellement.

L’action intègre naturellement un personnage indigène : l’étoile de Jésus est suivie par les rois mages, mais aussi par « un indio que carga a cuestas un gran ‘‘chicuitle’’ »595, et qui va à pied. L’indigène est représenté dans son rôle de serviteur. Le tout se finit avec des « cuadrillas de danzantes indígenas », qui dansent « como es costumbre todavía en algunas fiestas religiosas –en honor del niño Dios. »596 Gorostiza ne définit à aucun moment l’appartenance de ces groupes indigènes : ils font partie, pour Gorostiza, de la culture mexicaine dans son ensemble. Gorostiza utilise le mot « indígena » pour désigner l’ensemble de la population indigène : « Durante los primeros lustros de la dominación española, arraigó entre la población indígena el gusto por ciertas piezas teatrales breves ».597

Nous avons vu que, dans l’Adoración de los Reyes, les cultures indigènes sont caractérisées comme « llenas de color y de brillo ».598 Dans un texte critique, Gorostiza mentionne l’austérité de la culture hispanique, en opposition à l’esprit des « antiguos mexicanos » :

Nuestra cultura –la hispánica, puesto que no tenemos otra, a pesar de los falsos nacionalistas– nos da un poco de la austeridad y la llaneza castellanas, sobre todo a los

593 Id.

594 Roger BASTIDE, Les Amériques noires, Paris, Payot, 1967.

595 José GOROSTIZA, op. cit., p. 190.

596 Ibid., p. 191. 597 Ibid., p. 188. 598 Ibid., p. 189.

hombres de altiplanicie; pero la geografía perpetúa en nosotros, al mismo tiempo, una irreductible inclinación de los antiguos mexicanos hacia lo deslumbrante.599

Gorostiza conclut que l’identité mexicaine pourrait se diviser entre l’exubérance indigène et l’esprit retenu hispanique : « ¿Por qué no sería, paralelamente, una característica del espíritu mexicano, bicápite, español e indio, esta indecisión entre uno y otro extremos? »600 Ceci étant, Gorostiza formule cette idée à travers une question, ce qui indique qu’il s’agit d’une théorie, difficile à démontrer, quoique séduisante. La définition de la culture mexicaine est complexe pour lui, et vise plutôt une vision ample et universaliste, où la mention de la culture hispanique agit comme un rappel de la tradition mexicaine. En ce sens, nous verrons à présent comment il situe la littérature indigène dans la tradition mexicaine.

b) Limites de l’influence de la littérature indigène

Gorostiza écrit sur des sujets liés au monde indigène, mais sans assumer la voix indigène, comme Sor Juana, qui compose quelques villancicos en nahuatl : « Los indios aparecen en tres series de villancicos de Sor Juana considerados auténticos: ‘‘Asunción’’, 1676 (tocotín en náhuatl); ‘‘San Pedro Nolasco’’, 1677 (escrito en castellano y náhuatl) y ‘‘San José’’, 1690 »601 – dans le dernier villancico, il s’agit d’un texte en espagnol, mais imitant la manière indigène de le parler. Reyes indique le dialogue entre la littérature de la Nouvelle Espagne et les langues indigènes :

Las lenguas aborígenes, a manera de tributarias, se esfuerzan por acompañar lealmente a la literatura. Se cuentan por docenas y aun llegan a la heroicidad sus intentos. Las cultiva nuestra Décima Musa en sus ‘‘tocotines’’. El Br. Bartolomé de Alva, hijo de D. Fernando de Alva Ixtlilxóchitl, se desliza a la docta audacia de traducir al náhuatl piezas de Lope y de Calderón. Y se habla de paráfrasis de Kempis, de los Proverbios de Salomón y del Eclesiastés en la lengua de Moctezuma.602

599 José GOROSTIZA, « Morfología de La rueca de aire », Contemporáneos, juin 1930. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 278.

600 Ibid., p. 279.

601 Mabel MORAÑA, « Poder, raza y lengua: la construcción étnica del Otro en los villancicos de Sor Juana », in :

Colonial Latin American Review, v. 4, Issue 2, 1995, p. 139-154.

602 Alfonso REYES, Obras Completas, t. XII, Mexico, FCE, 1997, p. 348. Reyes indique sa source : « Según Beristáin, Fray Luis Rodríguez, franciscano español, Provincial electo en 1562 de la Provincia del Santo Evangelio de México. ».

Parmi les Contemporáneos, par ailleurs, Ermilo Abreu Gómez ou Bernardo Ortiz de Montellanos se sentirent proches du monde indigène (notamment maya et nahuatl) et aspirèrent à incarner ces univers dans leur œuvre littéraire. Ce ne fut pas le cas de Gorostiza qui s’assume hispanophone.

En 1931, José Gorostiza projette la publication d’une « Biblioteca mínima de autores mexicanos ». Il commence par citer des auteurs indigènes : « Tomo I – Literatura Indígena – Himnos, oraciones y cantares de las mexicanos.- Cantares atribuidos a Netzahualcóyotl.- Fragmentos del Popoh Vuh y del Chilam Balam. »603 Gorostiza donne la première parole à la littérature indigène, en suivant l’idée que l’univers précolombien constitue un antécédent de la littérature mexicaine et ne peut être oublié. C’est une vision encyclopédique de la littérature indigène, et où il fait plutôt référence à un passé considéré comme classique mais peu diffusé en espagnol.

En 1938, Gorostiza revient sur la présence de la poésie indigène, cette fois-ci pour juger de l’influence effective de ces œuvres pour les poètes postérieures. Il considère que cette influence est presque nulle :

El antecedence indígena se esfuma, se pierde en el factor geográfico. No hay, propiamente hablando, en los orígenes, sino la poesía española. La cuestión de una poesía precortesiana, por más apasionante que sea para el erudito, pierde interés cuando se ve, al examinar los documentos, que carece de trascendencia histórica y que, bien lejos de insertarse en la poesía del conquistador, se deja invadir por ella.604

Ce qui intéresse Gorostiza, en 1938, c’est de décrire la véritable présence des œuvres indigènes dans la littérature mexicaine, et non pas, comme en 1933, leur valeur pour une formation culturelle du Mexicain – d’où le fait qu’il reste cohérent avec son choix de 1933. Pour lui, le lecteur hispanique ne parvient pas à comprendre la littérature antérieure : « El español del siglo XVI, lector obcecado, lee la Biblia en el Popol-Vuh y las coplas de Manrique en los cantares de Netzahualcóyotl. Las armas todo se lo permiten, hasta leer mal. »605 Gorostiza conclut que la présence indigène dans la poésie mexicaine du XXème siècle ne se manifeste que dans certains

603 José GOROSTIZA, « Plan para publicar una biblioteca mínima de autores mexicanos con fines escolares y de vulgarización », en annexe d’une lettre de José Gorostiza à Alfonso Reyes, Mexico, le 25 novembre 1931. Publié dans : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, México, Siglo XXI, p. 490.

604 José GOROSTIZA, « Cauces de la poesía mexicana », El Nacional, année IX, t. XVI, n. 3, 127, 2ème section, janvier 1938, p. 1. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 308.

traits qui sont peut-être plus liés à la culture dans un sens général qu’à une tradition poétique spécifique : « Y en la poesía de México sólo queda, acaso, para atestiguar la existencia de la poesía precortesiana, el sentimiento indígena del suelo, la pasión de la flor, el gusto del llanto. »606 Nous pensons aussi à des affirmations de Mariátegui, dans ses 7 ensayos de interpretación de la realidad peruana de 1928 : « La literatura naciona es en el Perú [...] de irrenunciable filiación española. Es una literatura escrita, pensada y sentida en español, aunque en los tonos, y aun en las sintaxis y prosodia del idioma, la influencia indígena sea en algunos casos más o menos palmaria e intensa. »607

« Muerte sin fin » accueille des citations bibliques, des références gréco-latines (« el delfín apolíneo ») ou des références à l’Histoire européenne (« Luis XV »), mais on ne peut signaler aucune référence au monde indigène mexicaine explicite. Dans sa poésie, Gorostiza préfère des références cosmopolites (en ce cas, qui reflètent la fascination du XIXème siècle pour l’Orient) plutôt que de faire appel à des références indigènes – sauf dans le cas de l’Adoración de les Reyes. Ce cosmopolitisme, partagé par les Contemporáneos, leur vaut d’être accusés de manquer de patriotisme et d’afeminamiento, ce que nous commenterons à présent autour d’une polémique liée à la revue Examen.