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Gorostiza et la littérature mexicaine de son époque

Chap. II – Le Baroque vu par la modernité

C. Construction de l’identité nationale

4. Gorostiza et la littérature mexicaine de son époque

Pour Gorostiza, il est très ardu de capturer l’essence du Mexique, alors qu’il est plus facile de traduire une image exotique du pays, en reproduisant les clichés de la Révolution. En ce sens, pour Gorostiza la littérature mexicaine peine à se forger une identité. Nous analyserons ainsi le portrait que Gorostiza élabore de la littérature mexicaine et de ses limites, pour présenter ensuite son éloge de Ramón López Velarde, en tant que poète de la mexicanité.

a) Critique de la littérature mexicaine

Gorostiza réagit contre les accusations des nationalistes ; il considère plutôt qu’il n’existait pas encore une véritable littérature mexicaine : « Se nos reconviene luego por falta de nacionalismo, sin profundizar el alcance del problema. ¿Por qué tampoco lo hubo en las generaciones del pasado? ¿Puede producirlo un país sin unidad racial? »623

Le poète émet, en fait, de nombreuses critiques au monde littéraire mexicain de son époque. Dans la revue Contemporáneos, il indique en 1929 que les auteurs mexicains sont peu lus : « en México, donde el hombre envejece a los treinta años y el escritor continúa siendo nuevo e ignorado como la primera vez. »624 Il indique l’année suivante qu’au Mexique « la lista poco numerosa de nuestros prosistas modernos. »625 En janvier 1931, Gorostiza critique par ailleurs le manque de publications au Mexique : il remarque qu’il ne se souvient d’aucun recueil de poèmes, et ne sait nommer que deux ouvrages en prose publiés cette année.626 Ceci, alors qu’aux États Unis « autores norteamericanos han escrito el doble, cuando menos, sobre temas mexicanos, en el mismo periodo. »627

623 José GOROSTIZA, « Juventud contra molinos de viento », La Antorcha, t. I, n. 17, 24 janvier 1925. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI Editores, 2007, p. 251.

624 José GOROSTIZA, « Luna de copas », Contemporáneos, sept. 1929. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y

prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 272.

625 José GOROSTIZA, « Morfología de La rueca de aire », Contemporáneos, juin 1930. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 274.

626 José Gorostiza, ailleurs, critique l’ensemble des écrivains hispanophones, en signalant leur manque d’intérêt pour d’autres cultures : « Hasta podría decir que el escritor de lengua española no ha emprendido nunca, sistemáticamente, la traducción de los grandes monumentos literarios de otras lenguas. » (José GOROSTIZA, « Las Rubaiyat », prologue de Gorostiza à : Omar KHAYYAM, Rubaiyat, Mexico. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 311.)

627 José GOROSITZA, « Hacia una literatura mediocre », section « Torre de Señales », El Universal Ilustrado, 15 janvier 1931. Cité à partir de : José GOROSTIZA, op. cit., p. 289.

Gorostiza essaye d’expliquer cette crise de la production d’œuvres mexicaines : « La profesión del escritor no ha existido nunca entre nosotros [ya que] a falta de las condiciones sociales en que la literatura se hace una profesión, el escritor ha subsistido hasta ahora artificialmente, como en un invernadero, al calor de la protección oficial o particular ».628 En fait, Gorostiza, en parlant de la situation de l’écrivain au Mexique en 1931, fait référence à une « labor literaria que requiere cierta aguda disposición del ánimo hacia el apostolado o el martirio ».629

L’écriture implique « preparación o sacrificio ».630 La période de la Révolution mexicaine ne bénéficie pas, pour Gorostiza, aux lettres (la Révolution était « indiferente hacia una intelectualidad adversa »631). Mais, pour les années 1920 et 1930, Gorostiza signale l’apparition d’une « inteligencia nueva », même si, dans le contexte de la reconstruction matérielle du pays, « el escritor resulta un elemento superfluo, si no inútil, a los ojos de una colectividad laboriosa e inculta ».632

En 1931, il critique la déconnection entre les écrivains et le public. Il pense surtout à l’éducation du peuple, et vise l’élitisme dans l’écriture. Il décrit la littérature mexicaine de son époque comme déconnectée des lecteurs. Il explique ceci comme une conséquence d’un problème social : il n’y a pas de public, car la société mexicaine est plutôt centrée sur la reconstruction du pays, après la période belliqueuse de la Révolution. S’il n’y a pas de public, il est difficile que l’écriture soit une activité professionnelle. Certains écrivains, peu nombreux pour Gorostiza, publient quand même, mais ce qu’ils écrivent « no lo lee nadie, porque en el aislamiento, a sabiendas de que realiza un esfuerzo infructuoso, el escritor cae en la especulación o en el preciosismo y se pone fuera del alcance de un entendimiento común. »633

Face à l’incompréhension de la société, les écrivains, pour Gorostiza, font de la littérature « un pasatiempo refinado y secreto, que no se cuida mucho de que entiendan o no entiendan los demás. »634 Et Gorostiza image ceci : « Nadie que haya de tener amores imposibles querrá tenerlos con la cocinera, cuando puede cifrar sus pensamientos en la reina de Saba con idénticos o mejores

628 Id. 629 Ibid., p. 290. 630 Id. 631 Id. 632 Id. 633 Id. 634 Id.

resultados. »635 Et, Gorostiza conclut : « Ésta es la razón de que los intelectuales mexicanos, de cualquier capacidad [...], aspiren siempre a escalar las cimas menos accesibles del pensamiento. »636

Pour Gorostiza, ceci est lié à un élitisme, car ces écrivains sont « desconectados de la realidad literaria que la torpe masa lectora del país representa para ellos ».637 Pour Gorostiza, cette séparation entre les écrivains et le peuple se produit depuis la Conquista : « Me engaño mucho o el proceso que he intentado describir y que no empezó a últimas fechas, sino desde la Conquista – proceso de separación entre intelectual y pueblo– »638. Gorostiza remarque aussitôt qu’il ne s’agit pas d’une condamnation de la littérature mexicaine mais, que dans un élan éducatif, il souhaite la formation d’un public vaste :

No condeno por un solo instante nuestra pequeña literatura, exquisita, de origen europeo. [...] Pero abogo, eso sí, porque se tire un puente de literatura espesa, cosechada a ras de suelo, antiartística, [...] para que el lector medio pueda alcanzar en dos o tres generaciones la ribera mental que han ganado solos, a brazo partido, los mejores intelectos mexicanos.639

Ainsi, Gorostiza conclut-il que : « Hasta ahora hemos tenido y podremos seguir teniendo indefinidamente una buena literatura de importación, pero nunca tendremos una literatura propia de significación universal si no surge de esta que he llamado mala, pero que bastaría con llamar popular ».640

Si le milieu national est perçu comme limité641 (tant au niveau des lecteurs que des auteurs), il n’est pas étonnant de se tourner vers l’étranger. Nous verrons que, comme le met en relief, pour les Contemporáneos le plus important était que la littérature ait une valeur universelle et que, à partir de cette valeur, pouvait se construire une identité proprement mexicaine.

635 Id. 636 Id. 637 Id. 638 Ibid., p. 291. 639 Id. 640 Id.

641 En 1967, avec du recul, Gorostiza parle plutôt, pour « los últimos cincuenta años », d’une « floración de nombres mexicanos prominentes ». José GOROSTIZA, « Martín Luis Guzmán », Excélsior, 10 octobre 1967. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 324.

b) « México no se entrega enseguida ni a los mismos mexicanos »

Pour Gorostiza, l’identité mexicaine est difficile à cerner : les auteurs mexicains peinent à capturer l’essence de leur propre identité. Il critique par là une vision exotique de son pays. Dans un article publié dans Contemporáneos en 1930, à propos du roman La rueca de aire de José Martínez, José Gorostiza communique son point de vue critique vis-à-vis de la vision exotique du Mexique :

No conocemos otro libro de un mexicano –moderno, joven, se entiende– en el que México aparezca con tanta espontaneidad, con tan poco artificio como éste. El suyo no es un México de exportación, literariamente sovietizado, que satisfaga las ideas de Europa acerca de nuestra energía vital, ni tampoco la jícara literaria que se ha fraguado por allí para satisfacer a los americanos turistas de pie ligero.642

Et, pour atteindre ce fond réel et sincère, le mérite du roman de Martínez Sotomayor, pour Gorostiza, réside dans le fait que « sólo describe, como el gran conversador de Maurois, lo que pasa por su abismo interior. »643 C’est au fond de nous-même que se trouve notre identité véritable.

Cette même année, dans un article publié à l’occasion du séjour du cinéaste russe Serguei Eisenstein au Mexique644, Gorostiza affirme qu’accéder à une connaissance du Mexique n’est pas aisé :

México no se entrega en seguida ni a los mismos mexicanos. Hay en él, cuando se le juzga con una mentalidad ultracivilizada, no sé qué de áspero e inconsecuente, quizá el ‘‘salvajismo entendido como un ímpetu vital de energía primaria intacta’’ que dice Samuel Ramos; pero cuando se conoce este ‘‘núcleo mexicano’’ y se pueden percibir las formas de creación a veces inusitadas en que se resuelve, nada más sencillo que amar a México y hasta empezar a entenderlo un poco.645

642 José GOROSTIZA, « Morfología de La rueca de aire », Contemporáneos, 25, juin 1930, p. 247-248. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 279.

643 Id.

644 Pendant se séjour, Eisenstein tourne Qué viva México!, film inachevé et monté à plusieurs reprises (la version la plus connue est celle de Grigori Aleksandrov, de 1979), où l’on découvre un portrait fascinant du Mexique sous un prisme soviétique. Cf. DVD zone 2, collection « Les chefs-d’œuvre du cinéma russe », Paris, Bach films, 2005 ; S. M. EISENSTEIN, ¡Qué viva México!, trad. José Emilio Pacheco et Salvador Barros, Mexico, Ediciones Era, 1971.

645 « Eisenstein en México », dans la section « Torre de Señales » de El Universal Ilustrado, 25 déc. 1930. Cité à partir de José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 335.

Pour Gorostiza, ce qui est proprement mexicain dans une œuvre peut être produit involontairement, naturellement, et plutôt perçu par des étrangers. Pour l’expliquer, il décrit certaines caractéristiques de la littérature mexicaine :

Personas familiarizadas con literaturas y países extranjeros advierten lo mexicano de nuestros escritos en cierto matiz espiritual, de por sí indefinible, que suele resolverse en actitudes especiales de cortesía, de medio tono delicado, y aun en sonoridad característica del verso. Podemos admitirlo, desde luego, observando que somos así natural e involuntariamente. 646

Mais, pour Gorostiza, la poésie mexicaine se limite a copier l’esprit de la poésie d’ailleurs (par exemple, dans un haïkaï consacré au Fujiyama647) et l’étranger attend un mexicanisme d’exportation : « nuestro mexicanismo necesita ser aceptado universalmente como una expresión de humanidad. »648 Ce qui est proprement mexicain doit être accepté comme universel. Pour Gorostiza, c’est ce que parvient à faire Ramón López Velarde, le poète de « la suave patria. »

c) López Velarde et « La suave patria »

Gorostiza souhaite voir apparaître des œuvres mexicaines de qualité et fait l’éloge de l’œuvre de López Velarde et de son apport à la construction d’une véritable littérature mexicaine. Ou, en commentant un roman dans la revue Contemporáneos, il remarque encore : « la mexicanidad de éste, simple y directa, es su más valiosa aportación »649 Quand Gorostiza découvre, en décembre 1930, une revue publiée à Guadalajara (Campo), il souligne « un innegable interés mexicano ».650

646 José GOROSTIZA, « Ramón López Velarde y su obra », Revista de Revistas, année XIV, n. 738, 29 juin 1924. Cité à partir de José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 248.

647 Possiblement une référence à l’adaptation du haiku dans Poemas sintéticos (1919) de José Juan Tablada. Cf. Atsuko TANABE, El japonismo de José Juan Tablada, UNAM, México, 1981.

648 José GOROSTIZA, « Ramón López Velarde y su obra », Revista de Revistas, année XIV, n. 738, 29 juin 1924. Cité à partir de José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 248.

649 José GOROSTIZA, « Morfología de La rueca de aire », Contemporáneos, juin 1930. Cité à partir de : José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 279.

650 José GOROSTIZA, « Emmanuel Palacios », section « Torre de Señales », El Universal Ilustrado, 11 déc. 1930. Cité à partir de José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 287.

Mais, pour Gorostiza, la poésie mexicaine a du mal a se forger une identité propre. Ramón López Velarde représente pour José Gorostiza un point fondamental dans la construction d’une poésie proprement mexicaine, en référence en particulier à son poème « La suave patria » :

La patria fue, sin duda, el descubrimiento más plausible de López Velarde, porque, teniéndola al alcance de la mano, nadie antes de él quiso enterarse de su existencia. Repetíase indefinidamente la primavera o el otoño de los poetas franceses junto a la oda a Morelos, cuando Ramón descubre la patria suave.651

Selon Miguel Capistrán, José Gorostiza, en 1921, a passé commande à Ramón López Velarde d’un poème pour une publication de la Secretaría de Educación Pública, dirigée par Vasconcelos. Ce poème serait « La suave patria », qui fut effectivement publié après la mort de López Velarde.652 Il s’agit d’une apostrophe à la patrie, sous forme d’un long poème de 153 vers, divisé en quatre sections comme une pièce théâtrale : « Proemio », « Primer acto », « Interludio » et « Segundo acto ».653 Le poème fut commandé dans un contexte politique particulier : Álvaro Obregón, à la tête du pays depuis le premier décembre 1920, déclare qu’il continuera la Révolution depuis le palais présidentiel (et non plus le champs de bataille) ; José Vasconcelos est recteur de la UNAM, puis Secretario de instrucción pública. Pourtant, López Velarde n’a pas rédigé un poème révolutionnaire. Sa compréhension de sa « patria » n’est pas sujette aux événements du moment. López Velarde a déclaré lui même que : « La Patria no es una realidad histórica o política sino íntima. »654 Ou, dit-il en vers : « Suave Patria: te amo no cual mito, / sino por tu verdad de pan bendito ».655 C’est une patrie qui se déploie dans les trois dimensions du temps (passé, « lo que se fue » ; futur, « lo que aún no toco » ; présent, « la hora actual con su vientre de coco »656). Comme souligne José Luis Martínez, dans « La suave patria » le poète propose une patrie avec un « sitio culminante, abierto a todos los vientos y con ruidosa alegría, el amor y la belleza, por encima de la locura de los hombres

651 José GOROSTIZA, « Ramón López Velarde y su obra », Revista de Revistas, année XIV, n. 738, 29 juin 1924. Cité à partir de José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI, 2007, p. 248.

652 Miguel CAPISTRÁN, « Nota editorial y otras apuntaciones en torno a la poesía y la prosa de José Gorostiza ». En: José GOROSTIZA, Poesía y prosa, Mexico, Siglo XXI Editores, 2007, p. xviii.

653 Comme nous le voyons dans notre étude, d’ailleurs, le théâtre est pour Gorostiza un moyen pour manifester ses idées sur la tradition mexicaine.

654 Ramón LÓPEZ VELARDE, Obra poética, éd. par José Luis Martínez, Costa Rica, Archivos (Universidad de Costa Rica), 1998, p. 251.

655 Ibid., p. 252. 656 Id.

que se destrozan en su codicia por bienes ilusorios. »657 Cette vision « essentialiste » coïncide avec celle de José Gorostiza, qui appelle à une compréhension ample de la tradition et de la culture mexicaines.

Nous commenterons à présent comment Gorostiza fait appel à un esprit universaliste pour caractériser la littérature mexicaine.