• Aucun résultat trouvé

Les silves de Rioja et de Quevedo

B. La silve baroque espagnole

2. Les silves de Rioja et de Quevedo

La silve métrique connaît son plus grand renom, dans ce début du XVIIème siècle, avec les poèmes de Rioja et de Quevedo. À ce stade de l’évolution de la silve, la description et l’apostrophe restaient présentes. Les silves de Rioja, quant à elles, présentent une dominante heptasyllabique, ce qui nous mène à entamer une réflexion sur l’articulation des heptasyllabes unis sans ordre préétabli aux hendécasyllabes.

a) Rioja : descriptions heptasyllabiques

Signalons tout d’abord, brièvement, le rôle de Francisco de Rioja (1583-1659). Ses onze silves, achevées en 1615, constituent une référence, car elles présentent de façon claire la

730 José RICO GARCÍA, Alejandro GÓMEZ CAMACHO, op. cit., p. 87. 731 Ibid., p. 104.

732 Ibid.., p. 107.

construction rythmique en strophes libres. Dans son édition des silves de Rioja, Begoña López Bueno les divise en deux groupes : les silves I à V, proches du ton moral d’Horace ; les silves VI à XI, dans l’esprit du carpe diem, par leurs descriptions du printemps et de fleurs rayonnantes, mais aussitôt fanées.734

Les silves de Rioja, comme celles de Quevedo, ont pour marque distinctive l’utilisation de l’apostrophe, qui implique en même temps la présence de l’énonciateur – et donc d’un « je lyrique », d’un première personne, confondue par l’effet du poème avec le poète lui-même.

Notons une singularité de Rioja : son utilisation des heptasyllabes. Par exemple, la silve « Al clavel », avec 43 vers, présente 72% d’heptasyllabes – et sept vers non rimés. Aussi, la silve « A la pobreza », avec 69% d’heptasyllabes dans ses 94 vers. Les autres silves de Rioja ont un pourcentage d’heptasyllabes moins dominant. Par exemple, la silve « A la arrebolera », avec 44% sur 61 vers, et la silve « A la rosa », avec 38% d’heptasyllabes sur 31 vers.735

Les silves de Rioja sont proches de celles de Quevedo qui, en fait, travailla la silve de longues années, constituant un ensemble ambitieux.

b) Les silves de Quevedo : un ensemble varié

Comme le démontre Eugenio Asensio736, Quevedo programma tout au long de sa vie la composition d’une série de silves. Asensio en reconnaît trente et un au total, qui furent publiées dans Las tres musas últimas. Cet ensemble de silves équivaut presque trente deux silves publiées par Stace dans Silvae.737 González de Salas, éditeur de Quevedo en 1670, réunit des silves et des « canciones », montrant ainsi le lien direct de la silve avec des formes comme la « estancia » et le madrigal.

Soulignons la silve de Quevedo « El sueño », qui correspond en fait à la preprise et à l’amplification en 93 vers d’une silve stacienne, « Somnus », de 19 vers.738 Dans la silve de Quevedo les heptasyllabes sont nombreux (31%). Il y a de nombreux vers « pareados » et des vers à

734 Francisco de RIOJA, Poesía, éd. de Begoña LÓPEZ BUENO, Madrid, Cátedra, 1984.

735 Cf. Teresa HERNANDO CANO, Eva REDONDO ECIJA, Francisco MARTÍNEZ RUIZ, op. cit., p. 57-86.

736 « Un Quevedo incógnito. Las silvas », in Eugenio ASENSIO, op. cit., p. 13-48.

737 Cf. STAZIO, Le selve, éd. bilingue latin-italien, Milan, Oscar Mondadori, 2006.

rime « abrazada » et « alterna ». Quelques vers sont non rimés.739 Le « sueño » de Quevedo correspond ainsi à la silve métrique, et suit la liberté dans la strophe (en ce cas, le poème se compose d’une seule strophe) et la rime. Pour Crosby, le choix de cette forme par Quevedo répond avant tout à un besoin de liberté dans la composition : « Dicha libertad, mucho más moderna que las normas rigurosas del Renacimiento, se nota en la rima, en la alternación sin orden de versos de once y siete sílabas, y en la marcada diversidad de la medida y extensión de las oraciones. »740

« El sueño » est une amplification directe de la silve « Somnvs » de Stace, la quatrième silve du livre V de ses Silvae.741 Il est possible que la silve « El sueño » de Quevedo (comme la silve de Stace) ait pu servir comme inspiration thématique pour Sor Juana lors de la rédaction de son « Primero Sueño ». En même temps, alors que dans « Primero Sueño » la liberté formelle de la silve permet de retranscrire en vers la confusion propre du rêve, dans le poème de Quevedo (comme dans celui de Stace) il est question des difficultés pour dormir. Quevedo prie le rêve de lui donner son « olvido manso »742, alors que « Primero Sueño » fait un récit prolongé de l’assoupissement naturel de toutes les créatures.

Par ailleurs, les silves de Quevedo incluent des poèmes en mètres variés autant que des silves métriques. En ce sens, Eugenio Asensio signale que certaines compositions auxquelles Quevedo donna le nom de silves ne correspondent pas à des silves métriques. Asensio propose de les regrouper comme « silves staciennes ».743 Les silves de Quevedo ne sont pas forcément métriques : la silve, sous la plume de Quevedo, n’acquière pas une forme fixe, et reste liée au modèle latin.

Ceci étant, Quevedo associe la silve à des sujets personnels, comme la mélancolie, tel qui le commente dans une lettre de 1624 : « Yo volveré por mi melancolía con las silvas, donde el sentimiento y el estudio hacen algún esfuerzo por mí ».744 Pour Crosby : « También corresponden a la referida expresión poética de las silvas ciertos motivos dolorosos e íntimamente personales ».745

739 Teresa HERNANDO CANO, Eva REDONDO ECIJA, Francisco MARTÍNEZ RUIZ, op. cit., p. 61.

740 Cette amplification de Quevedo est amplément étudiée dans : James O. CROSBY, Lía SCHWARTZ LERNER, « La silva El sueño de Quevedo: génesis y revisiones », Bulletin of Hispanic Studies, 63, 1986, p. 11-24.

741 Id.

742 Note à : Francisco de QUEVEDO, op. cit., p. 502.

743 « Un Quevedo incógnito. Las silvas », in Eugenio ASENSIO, op. cit., 331 p. L’article fut publié pour la première par

Edad de Oro, 2, 1983, p. 13-48.

744 Lettre de Quevedo à Juan de la Sal, Évêque de Bona, 17 juin 1624. Citée dans : Francisco de QUEVEDO, op. cit., p. 502.

Ceci, nous le verrons aussitôt, revient dans les Soledades de Góngora à travers un sentiment de solitude ou de nostalgie.

En somme, la silve implique dans ce début du XVIIème siècle une variété de formes. Il faut surtout souligner que ce modèle n’est pas fixé et qu’il participe d’un rééquilibrage des formes métriques. La silve est une forme propre à l’expérimentation. En tant que forme en construction, elle est utilisée par les poètes qui cherchent à innover les formes traditionnelles. Ce qui est à mettre en relation avec le fait que la silve soit peu présente dans les traités de métrique baroques.746

Comme le signalent Montero et Ruiz, « la especificidad de la silva, como forma métrica, en el conjunto de realizaciones genéricas es precisamente la de no ocupar un lugar concreto dentro del conjunto, sino la de extenderse por todas las casillas del sistema de géneros. »747 La silve a été traitée en tant que forme métrique avec des thématiques caractéristiques, mais qu’elle représente aussi, notamment par le poids des Soledades, un genre poétique.