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Une histoire mythique : l’utopie d’une nation lesbienne

2. Une ligne éditoriale floue

2.2. Une histoire mythique : l’utopie d’une nation lesbienne

Le mythe propose une histoire des origines. Par le biais de recits ou de fables, il offre un regard explicatif sur le monde present en retournant a la genèse humaine. L’utopie, terme propose par Thomas More,175 fait reference a un « non-lieu », un espace qui n’existe pas mais que l’on peut esperer atteindre. Pour reprendre les termes de Claudine Potvin : « L’utopie peut être pensee en termes de projection ideologique qui transcende la realite et rompt les liens avec un ordre donne (perspective historique, dialectique ou marxiste)176 ». Dans ce chapitre nous traitons de la place accordee aux mythes et a l’utopie dans Lesbia Magazine. Entre les Amazones et Sapho, très souvent mobilisees comme sujet de dossiers, ou la reecriture des mythes, exercice pratique frequemment par les redactrices, quel rôle ces fragments d’epopees jouent-ils dans l’imaginaire lesbien ?

En juin 1983, Catherine Marjollet commence la publication de « l’Epopee des lesbiennes moyennageuses177 ». Il s’agit d’une saga supposee conter l’histoire des lesbiennes a travers les âges. Le recit commence par une reecriture de « la chanson de Roland » re-baptisee « la chanson de Rolande ». L’auteure y relate la rencontre et le « duel amoureux » entre « Rolande » et la « Califa Constantinee » qui se conclut par la mort du personnage principal et la « decheance » de sa tante, l’imperatrice « Carlamagna ». Le mois suivant paraît « La saga des vigouines178 », un texte qui parodie l’histoire des vikings et met en scène des « lesbiennes d’une extrême ferocite qui, vers la fin

175 Catherine MARJOLLET, « Epopee des lesbiennes moyennageuses », Lesbia, n°7, juin 1983, p.34

176 Claudine POTVIN, « Utopies amoureuses : le desir piege ? », Réécriture des mythes : l’utopie au féminin ; Amsterdam, Rodopi, 1997, p.201

177 Catherine MARJOLLET, « Epopee des lesbiennes moyennageuses », Lesbia, n°7, juin 1983, p.34

du VIIIe siècle, emigrèrent en masse, a la conquête de plus vastes contrees et surtout plus riches que les leurs [sic] »179. Les lectrices decouvrent le destin de ces « vigouines » qui finissent par choisir la voie de la sedentarisation : elles deviennent chevalières. Le chapitre suivant, « La première gouinade 180», en reference a l’histoire des croisades, oppose ces nouvelles chevalières aux « troupes mâles ». Ces derniers profitent du manque de vigilance des chevalières pour s’emparer de « la cite de Sapphusalem », ce qui provoque la croisade vengeresse des royaumes lesbiens. Les chevalières, qui participèrent a la reprise de « Sapphusalem », « arboraient fièrement un triangle rouge pointe a l’epaule gauche, comme signe de ralliement ». Rappelons que le triangle rouge etait un symbole lesbien de reference avant d’être remplace par la double-Venus. La saga historique des « lesbiennes moyennâgeuses » s’arrêtent a ce numero, remplacee le mois suivant par une relecture de l’Odysée d’Ulysse.

Les redactrices de Lesbia font un usage ludique des mythes. Les recits proposes sont des ecrits humoristiques où, bien souvent, la trame consiste a feminiser tous les noms et grossir les traits historiques. Les auteures font egalement de l’anachronisme en plaçant des references actuelles (comme le triangle rose ou l’appellation « goudoues ») dans leurs textes. Bien qu’ils proposent quelques pages d’humour, ces textes sont a considerer sous l’angle de la critique : par le biais d’une reecriture humoristique de l’histoire, les benevoles soulignent l’absence de donnees et de connaissances sur les lesbiennes. En feminisant tous les noms au point de faire disparaître toute donnee masculine (si ce n’est pour faire des hommes la caste ennemie), elles soulignent et critiquent l’absence des femmes dans les mythes fondateurs. Il s’agit de combattre le manque de visibilite (des lesbiennes comme des femmes plus largement) en re-inventant des mythes et en imaginant des racines historiques lointaines. De plus, selon Geneviève Pastre, si les redactrices privilegient la forme de l’epopee c’est parce que la structure du recit epique « incite au mouvement »181 chez le lectorat. Cela suppose egalement une acceleration de l’histoire donc une avancee jusqu’au grand denouement.

Il s’agissait de « s’approprier notre territoire mental, de se rendre visibles, d’enraciner et d’élargir nos fictions et utopies amazoniennes ». Ces termes, fictions, utopies,

179 Catherine MARJOLLET, Ibid

180 Catherine MARJOLLET, Ibid

amazoniennes ont parfois été compris comme l’expression d’un séparatisme simpliste, ou d’une réminiscence d’un passé mythique, alors que nous voulions enraciner nos vies, faire traces, matérialiser par des textes la pluralité des existences lesbiennes.182

Au point que les redactrices n’hesitent pas a remettre en cause la methodologie des traducteurs et ainsi a justifier les reecritures comme etant des versions tout aussi valables (voire plus) que les originales. Dans le cas de l’Odyssée Geneviève Pastre interpelle le lectorat sur la traduction proposee :

Mais ce qui est fait problématique c’est la traduction (collection savante, classique, Guillaume Budé), car si j’ose dire, le traducteur montre là le bout de l’oreille ! « Antianeirai » se décompose en aneirai et anti : ce préfixe veut dire : en façade/à la place de/qui tient lieu de. Force est donc de reconnaître que le mot mâle (peut-être mis là pour l’hémistiche) est tendancieux.183

Elle introduit alors une relecture de l’Odyssée où les personnages feminins sont au cœur de l’histoire et où les amours saphiques sont multiples durant le voyage d’Ulysse mais egalement en son foyer :

Je veux conclure par Pénélope, car si son lieu est celui de son père et de son fils, son temps propre est la nuit – solitaire – et les années d’attente. On a fait de Pénélope l’image même de la fidélité. On ne la voit que remonter à l’île, pleurer sur sa couche moelleuse (…). Pourquoi ne pas y voir une tactique d’évitement, des années de semi-indépendance, le « doux sommeil » qui mettait sur ses paupières closes un joug plein de douceur ? (…) Cette vie avec ses compagnes qui ne la quittaient jamais ne comportait-elle pas des joies sensuelles, des « affinités électives » ? Que penser des conditions dans lesquelles les servantes avec les prétendants sont réunies , [sic] et de la façon épouvantable dont elles seront, punies, exécutées, après la mort ?184

182 Suzette TRITON, Catalogue des Archives Lesbiennes de Paris, Mouvements de presse des années 1970 à

nos jours, luttes féministes et lesbiennes, Paris, ARCL, 2009, p.45

Enfin d’autres ecrits tendent a creer et alimenter le mythe d’un âge d’or des lesbiennes : un temps relatif a l’existence d’une communaute lesbienne soudee, où les femmes partageaient un lieu de vie en harmonie en dehors de toute presence masculine. Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler le mythe des Amazones qui semble être le point le plus recurrent dans les recits parodiques proposes par la revue (l’histoire des « vigouines » par exemple ou la communaute des chevalières).

(…) l’usage dans l’imaginaire lesbien de la mythologie amazonienne, reprise, retravaillée, étendue d’ailleurs à l’ensemble de la mythologie grecque et à d’autres mythologies méditerranéennes, slaves ou orientales. Il se produit à deux niveaux tout à fait différents. Il est le produit de la collectivité qui veut recréer le mythe ancien, lui redonner vie, et l’accompagner d’un rituel. Il est au aussi strictement individuel, et se développe dans l’imaginaire propre de chaque écrivain, et comme tel, il se diffuse chez les lectrices, aboutissant à un monde commun.185

Au mythe des Amazones s’ajoutent la nostalgie d’un temps et d’un lieu où les femmes etaient egales voire superieures aux hommes. Dans un article paru en 1983, Catherine Marjollet revient sur l’histoire de l’humanite et tente d’etablir le tournant de l’histoire qui aurait permis aux hommes de prendre l’ascendant sur les femmes. Elle s’attarde ainsi sur l’epoque de la « Deesse-mère », une ère de l’humanite durant laquelle la femme etait consideree comme un être sacre. L’auteure explique notamment que la vie d’une femme etait perçue comme plus precieuse que celle d’un homme ce qui lui valait d’être reveree, mais que cette epoque fut revolue le jour où l’on perça les secrets de la reproduction, donc a l’arrivee de l’agriculture :

En faisant des enfants, elle est responsable de la continuité du groupe, c’est à elle que l’on doit la vie . tout comme la femelle animale, sa vie est sacrée, car nul n’a compris le procédé de la reproduction. La femme, c’est par excellence, la représentante de la nature fertile. Cette conception du sacré lui donne un statut très important par rapport au pouvoir. Personne n’aurait l’idée de contester ce pouvoir, il est octroyé : pas de violence, pas de

185 Geneviève PASTRE, « Les amazones entre histoire et mythes » dans Homosexualité et lesbianisme,

mythes, mémoires, historiographies : actes du colloque international, Lille, Cahiers Gai-Kitsch-Camp,

contraintes, c’est une acceptation totale, un devoir, un dû à la femme. (…) L’agriculture c’est la fin du pouvoir des femmes, c’est la fin d’un tabou, c’est la fin de la paix.186

Les mythes et recits d’epopees presents dans Lesbia Magazine ont diverses fonctions : critique du manque de connaissance sur les minorites sexuelles et de l’hegemonie des hommes dans le domaine, mais aussi une fonction d’enracinement de la communaute lesbienne en lui donnant un patrimoine commun dont les referents remonteraient a l’âge antique. Pour Geneviève Pastre, ces tentatives relèvent d’une recherche identitaire culturelle et historique et sont le signe « des carences de notre monoculture187 » En effet les mythes offrent une explication au monde tandis que l’utopie vise a changer et appelle a transformer la realite. Ce dernier est un discours transgressif, donc potentiellement normatif.