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La pérennité du contenu face à un lectorat qui évolue

Chapitre IV – La chute de Lesbia Magazine

3. Lesbia Magazine et son lectorat : un dialogue rompu

3.2 La pérennité du contenu face à un lectorat qui évolue

Les jeunes lesbiennes, pour devenir grandes, ont tué leurs mères féministes, et s’en sont affranchies : sexe, drague, porno, sex-toys, look girly sont assumés sans complexes. La donne s’est inversée. Ce qui était un temps repoussé au nom de l’émancipation des femmes est aujourd’hui épousé en vertu de la même exigence.505

Ainsi, lorsque nous nous penchons sur la reception du magazine auprès du lectorat âge de 15

a 25 ans, la critique principale adressee a la revue est celle du manque de trivialite du contenu. La nouvelle figure de la lesbienne est celle d’une jeune femme qui assume pleinement son homosexualite, ne fait plus partie de reseaux militants et s’insère pleinement dans un milieu mixte. Dans Glee, Santana, une fois son homosexualite revendiquee, rêve de devenir une star a New York et de decrocher ses premiers castings. Elle experimente avec differentes petites amies et s’inquiète surtout de pouvoir oublier son ex-fiancee dont elle est toujours amoureuse. Callie et Arizona, de Grey's Anatomy, cherchent a avoir un deuxième enfant et a concilier leurs horaires de travail avec leur vie de famille. Enfin, Emilie, de Pretty Little Liars, s’inquiète de ne pas decrocher une bourse dans la même universite que sa compagne. En somme, les spectateurs sont confrontes a des arcs narratifs classiques où la question de l’homosexualite n’est pas traitee de façon centrale dans le developpement du personnage. La nouvelle generation ne se perçoit plus uniquement au prisme de son homosexualite et desire un mensuel qui soit a cette image. Ainsi, une lectrice de La Dixième Muse confie a propos du periodique :

C’est un peu people, mais bon j’aime bien, et c’est plus léger. Je n’ai pas forcément envie quand je prends un magazine qu’il ne parle que de luttes pour les lesbiennes, je suis lesbienne ok, mais pas que, au moins là je lis aussi des choses qui m’intéressent en tant que femme.

Lorsque nous avons diffuse notre questionnaire en 2011 sur la presse homosexuelle, plus de la moitie des repondantes ont declare ne pas connaître Lesbia Magazine (64 % sur 39 reponses) qui etait pourtant encore en publication a l’epoque. Pourtant 21 des interrogees ont indique connaître La Dixième Muse qui n’existait que depuis 8 ans. Ce dernier semble donc plus correspondre a leurs attentes : une revue qui offre des celebrites en couverture telles que Katy Perry506 et Beth Dito507 (toutes les deux chanteuses mondialement connues) ou encore Kate Moening508 et Rachel Shelley509 (actrices principales dans la serie The L word). Le choix des coloris est vif, rappelant la palette mobilisee par les magazines pour jeunes adultes comme Glamour. Le titre du periodique : La Dixième Muse, fait reference a Platon qui designa ainsi Sappho de Lesbos. Neanmoins, hormis la petite mention sous le titre Le mag' des Filles qui aiment les Filles (mention qui disparaît des

506 La Dixième Muse, n°37, mars/avril 2009.

507 La Dixième Muse, n°39, juillet/aout 2009.

508 La Dixième Muse, n°52, mai/juin 2012.

couvertures a partir de mars 2012), aucun code couleur ni symbole ne permet d’identifier directement la revue comme un magazine lesbien. Quant au contenu, si certains dossiers restent des sujets de societe : « Homoparentalite, elles temoignent510 », « Societe : Mariees en 2013 ?511 » « Coming out, travail, milieu, enfants… Comment vivent les lesbiennes aujourd’hui ?512 », le reste des rubriques rappelle les codes de la presse feminine generaliste : un courrier du cœur intitule « Questions a la Musette », des tests : « En 2012, qui fera battre votre cœur513 », une rubrique shopping, une chronique satirique514, des interviews de celebrites, des conseils sur la sexualite, etc. La Dixième Muse est alors aux antipodes de Lesbia Magazine et s’adresse directement au cœur de cible delaisse par Lesbia Magazine.

Lors d’une interview donnee a Radio France Inter515 en 2004, Jacqueline Pasquier est

510 La Dixième Muse, n°57, juillet/aout 2012, p.50

511 La Dixième Muse, n°58, septembre/octobre 2012, p.52

512 La Dixième Muse n°55, mars/avril 2012, p.50

513 La Dixième muse, n°54, janvier/fevrier 2012, p.58

514 Tranche de filles, chronique redigee tous les mois par Happyk. Illustration 23 : couverture Lesbia Magazine,

n°54, janvier/fevrier 2012. ©Jade Almeida

Illustration 24: couverture Muse & out, n°60,

interpellee par la journaliste sur « la vocation de Lesbia de ne pas être un journal grand public 516». Le magazine est en effet decrit selon ses sources comme « austère dans le choix des articles et dans la mise en page 517», clairement dans un souci de seduction du lectorat de plus de 35ans. Ce a quoi Jacqueline Pasquier repond : « Je suis desolee mais a 20 ans statistiquement elles regardent les images ». Ce manque de consideration envers le jeune lectorat se ressent notamment dans la reception de la revue. À la question « Lisiez-vous regulièrement Lesbia Magazine ? », une lectrice repond : « Pas du tout. C’est un magazine un peu vieillot et franchement d’intellos. Je prefère La Dixième Muse, c’est plus mon epoque518 ». Plusieurs lectrices vont ainsi son sens :

Pas du tout, parce qu’il est très vieillot, et qu’il ne m’a pas du tout épanouie en tant que lesbienne. Bien au contraire. C’est de la presse faite avec trois bouts de ficelle et du coup c’est pas très valorisant de se dire : « en tant que lesbienne, mon magazine c’est ça », je ne le lis plus.

Au départ, j’étais abonnée à Lesbia Magazine, mais je trouve que leur magazine est trop intello, trop austère donc j’ai arrêté mon abonnement et aujourd’hui, je feuillette avec plaisir la Dixième Muse. Je trouve que les articles sont variés et il est très agréable à lire et à relire.519

Je me suis abonnée un an à Lesbia, plus pour apporter mon support actif à la presse lesbienne qu’autre chose parce que je trouve le magazine un brin élitiste. J’achète la 10e muse quand j’y pense et qu’il est dans le marchand de journaux où je me trouve et j’achète Curve quand je suis sur Paris, car en province…… mais je vais peut-être m’abonner.520

Une de nos interviewees se souvient même du mensuel comme un temoignage d’une epoque

le 03 janvier 2004, a 16h40, 20 mn

516 Ibid

517 Ibid

518 Reponse a notre questionnaire diffuse en ligne, archives personnelles.

519 Valedanie, Univers-L (forum), [En ligne], URL : http://www.univers-l.com/forum2/viewtopic.php ? f=15&t=291&start=20. Consulte le 18 fevrier 2011.

520 Iark, Univers-L (forum), [En ligne], URL : http://www.univers-l.com/forum2/viewtopic.php ? f=15&t=291&start=20. Consulte le 18 fevrier 2011.

desormais revolue :

Je l’ai trouvé important quand même, parce que pour moi c’est… disons que le magazine était peut-être un peu en décalage avec ce qu’on vit aujourd’hui, avec ce que JE vis

aujourd’hui. Par exemple Diva ou Curve vont vraiment aborder les questions qui pour moi sont actuelles contrairement à Lesbia Magazine. Mais j’ai trouvé que c’était nécessaire quand même de temps en temps (de lire) certains numéros. De juste me faire un peu une culture quoi, quelque part, de me faire une culture de comment les problématiques de la communauté lesbienne, (…) ont évolués, comment ces problématiques-là ont évolués, quelles questions il y a… (…) à un moment donné dans l’histoire il a fallut s’engager radicalement et bon c’est important de savoir comme ça à été à ce moment-là, pour comprendre un peu où on en est aujourd’hui.521

Un avis donc partage par les repondantes de notre enquête, a la question : « À quel type de lectorat etait destine selon vous Lesbia Magazine ? » elles repondent : « Generation qui avait 30 ans dans les annees 1980 a 1990 maximum, ayant besoin de retrouver des femmes avec les mêmes convictions, femmes avant tout interessees par le militantisme radical et une forme assez nostalgique de la lesbienne politique », « Classe sociale plutôt aisee, plutôt 35-55 ans, femme en couple assez tranquille dans ses pantoufles, pas trop radicale », « les personnes qui m’ont parle de Lesbia etaient très differentes les unes des autres : “generationellement” (35, 42, 58 ans), socialement (une cadre, une sans-emploi, une hôtesse d’accueil), par contre, je ne sais pas si cela compte dans votre recherche, elles etaient toutes blanches. » Ce type de reproches est egalement adresse au magazine par le courrier des lectrices :

Je soutiens l’avis de Georgie D. dans sa lettre publiée dans le mensuel de janvier le magazine manque de chaleur et de séduction ( … ) je me suis récemment abonnée, et quoiqu’en général satisfaite de beaucoup d’articles utiles et intéressants, je trouve le style et le contenu de Lesbia quelque peu intimidants, et évidemment ciblés vers un marché élitiste et plutot intellectuel522.

Jacqueline Pasquier, lors de la conference donnee sur la presse gay et lesbienne en 2003, declare a

521 Johan, (interview), archives personnelles. 522 Lesbia Magazine, fevrier 1995, n°135, p.40

ce sujet : « Nous avons une reputation d’intellos, m’enfin bon… il est vrai qu’il faut être intello pour savoir lire523». Une boutade qui trahit une nette volonte de conserver la ligne editoriale a l’image de ce que le magazine propose depuis son arrivee comme redactrice en chef. Cette visee est symbolisee notamment par le maintien de la non-mixite au sein du comite.