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les petites annonces : fonctionnement et évolution

Chapitre III – Le modèle lesbien entre les lignes

2. Les petites annonces

2.1. les petites annonces : fonctionnement et évolution

L'une des consequences du benevolat etait le manque d’homogeneite du sommaire. En effet d’un mois a l’autre, les rubriques etaient modifiees a la faveur des roulements au sein de l’equipe redactionnelle. Dans ces conditions, aucune rubrique du magazine ne s’avère permanente hormis « l’Agenda », la « Revue de presse » ainsi que les « Petites Annonces » aussi communement appelees les « P.A. ». En ce qui concerne « l’Agenda » et « la Revue de presse », ces deux categories sont modifiees et evoluent avec le magazine, mais le concept reste le même depuis le debut, a savoir informer le lectorat des evènements touchant la communaute homosexuelle pouvant avoir lieu en France ou a l’etranger. Les « Petites annonces », en revanche, changent très peu et ce depuis leur apparition en janvier 1983 jusqu’au dernier numero paru en 2012.

Aborder l’etude des « Petites annonces » c’est tout d’abord prendre conscience de leurs importances au sein du magazine. Il s’agit de la rubrique immuable, celle a laquelle « on ne touche pas » pour reprendre les mots de Jacqueline Pasquier314 et Catherine Gonnard en confirme la valeur. Selon elle, le lectorat de son epoque achetait le magazine principalement pour cette rubrique :

Je te laisse imaginer pour mon amour propre de rédac-chef (rire) mais c’est vrai. Il n’y a pas beaucoup de filles qui lisaient ce qu’on écrivait tu vois ? Pas les papiers de fond, elles lisaient la moitié. Elles lisaient les petites annonces de A jusqu’à Z oui… elles lisaient les

314 Jacqueline PASQUIER (conference) : 1967-2008 : la presse gay et lesbienne . Jacqueline PASQUIER Helène de MONFERRAND, Renan BENYAMINA, 17 mai 2008, 0 :44 mn, [En ligne], URL http://www.bm-lyon.fr/spip.php ? page=video_resultat_recherche, consulte le 11 novembre 2011 .

infos, oui ! Ce que nous on écrivait… beaucoup moins.315

Lorsqu’il s’agit de decrire le sommaire du mensuel, quelle que soit l’interlocutrice, les « Petites annonces » sont systematiquement citees. Elles correspondent a l’identite même du journal et, a une epoque où internet n’etait pas encore d’usage, representaient le meilleur moyen de rentrer en contact avec d’autres homosexuelles, en particulier pour les femmes habitant des zones moins urbaines.

Exception faite de la vigilance relative aux propos discriminants, la publication des petites annonces ne relevait d’aucune reglementation particulière. Il n’y avait pas de modèle ou de codifications imposes ni dans la forme, ni dans le fond au debut du magazine. Les lectrices pouvaient donc tout aussi bien ecrire pour rechercher le grand amour, que pour rencontrer des amies, former un cercle de lecture ou demander a être hebergees le temps de quelques semaines. Par la suite, une codification a ete mise en place, ainsi qu’une grille tarifaire selon que l’on ecrive pour rencontrer des femmes ou pour proposer un service. En 1995, annee où le nombre de petites annonces est le plus eleve sur nos cinq ans d’echantillonnages, les pages specifiques aux petites annonces proposant des « services » sont separees de celles dediees aux « rencontres ». Ces dernières restent tout de même la grande majorite des courriers, dont voici quelques exemples :

« JF 26 ans, sensible, réservée désire rencontrer une femme 20-30 ans douce et sincère pour partager loisirs en toute amitié et moments de tendresse en toute intimité.316

« 46 ans, je souhaiterais te rencontrer comme moi pleine de rêves d’espérances. Vivre ensemble des instants magiques, rire, pleurer. Le soleil serait complice de nos tendresses. Je t’attends. Bisous à toutes.317 »

« A la recherche d’uns relation remplie d’harmonie et de féminité, j’attends celle avec qui je partagerais le bonheur d’être à deux318 »

« F36 ans un peu intello avec humour cherche F27-40 ans jolie, sympa, aimant rire, parler, être écoutée, pour ciné, vacances, amitié, complicité ou beaucoup plus si attraction

315 Catherine GONNARD (interview), archives personnelles.

316 Petite annonce B61-Cannes, Lesbia Magazine, n°135, fevrier 1995, p.48.

317 Petite annonce A42-Region Marseille, Lesbia Magazine, n°134, janvier 1995, p.49. 318 Petite annonce A73-Var et sa region, Lesbia Magazine, n°134, janvier 1995, p.48.

moléculaire incontrolable319 ».

À ce propos les responsables des petites annonces en 1995 constatent que les emettrices recevant le plus de reponses sont celles qui recherchent l’amour « durable » : « Sans que les autres soient pour autant negligees (mais elles sont relativement peu nombreuses), il apparaît que ce sont les femmes de trente a quarante-cinq recherchant une relation stable qui recueillent un maximum de reponses.320 »

Si une lectrice desire publier une annonce, il lui faut utiliser un encart pre-etabli mis a disposition a chaque fin de numero. L’encart autorise 13 lignes maximum incluses dans le prix. En cas de depassement il faut payer un supplement de 30 francs par lignes ajoutees321. Les emettrices ont le choix entre ecrire une annonce où elles indiquent leurs adresses postales pour 50 francs, ou domicilier leurs courriers directement aux locaux de Lesbia Magazine pour 80 francs. Les adresses postales ne sont jamais publiees au sein de la revue « pour eviter a toutes de tristes desagrements »322. Toutes les annonces reçoivent ainsi un numero de reference que les femmes desirant repondre doivent indiquer sur une enveloppe timbree inseree elle-même dans une enveloppe adressee a Lesbia Magazine qui fera suivre. Le premier service inclut que Lesbia Magazine garde en fichier l’adresse indiquee dans les annonces, tandis que le deuxième service permet a la lectrice de passer directement recuperer son courrier aux locaux du journal. « Un mois- type, au milieu de l’annee : en juin, pour 55 PA domiciliees, nous avons reexpediees 187 reponses, soit 3,4 par annonce en moyenne. »323 Aux textes des petites annonces s’ajoutent les « N.D.C. », « les notes du claviste », qui consistent en un petit commentaire, souvent d’une phrase, pour souligner la beaute d’un texte, mais la plupart du temps pour s’en moquer ouvertement. « Le second degre du claviste peut ruiner ou valoriser une annonce »324, dans le cadre de Lesbia Magazine il s’agit plutôt de « la petite phrase vicelarde qui fout en l’air votre annonce si amoureusement

319 Petite annonce G103-Paris aux eclats, Lesbia Magazine, n°139, juin 1995, p.48. 320 Muriel GOLDRAJCH, « Dossier : Les petites annonces », Lesbia Magazine, n°25, p.10.

321 Nous avons decide de prendre pour exemple l’annee 1995 qui est la plus representative de cette categorie par le nombre d’annonces publiees chaque mois et l’organisation de la rubrique.

322 Lesbia Magazine, n°136, mars 1995, p.44.

323 N.D.C. « N.D.C. Frappe encore », Lesbia, n°35, janvier 1986, p.28.

324 Laurent-Gerard FERRON, « Petites annonces » in Didier ERIBON (dir.), Dictionnaire des cultures gays

mitonnee »325 :

A Lille, 1 h de Paris (Ndc : Ah ll Les progrès de la SNCF !!!) F50 ans, fantaisie, humour, gaîté, dynamisme, cœur d’or, aime la chanson (Ndc : genre Mireilleu Matttthieu ou MC Solaar ?) et parler et rire, cherche amie sympa et de confiance.326

F49ans libre, bon milieu socio culturel cherche son alter ego 45/55 ans pour relation de qualité et durable dans la tendresse et la complicité. Alcoolique instable (Ndc : et si elles sont alcoolos stables ?) s’abstenir.327

Ces « notes du claviste » jouissent d’un statut particulier puisqu’il s’agit des seuls textes qui ne sont pas relus avant publication par le comite de redaction. Detail precise par l’article sur les dessous de Lesbia328 paru en 1986 et toujours respecte en 1995, comme nous le confirme Catherine Gonnard :

La deuxième équipe importante était l’équipe qui s’occupait des P.A. Et ça c’était un travail assez long, tu vois ? De dépouiller les lettres, retaper les petites annonces, puisqu’on était avec les machines à écrire à l’époque… et le truc qui faisait que j’avais toujours des tas de filles qui voulaient le faire c’était les notes de la claviste tu vois ? Ça ça leur donnait une espèce de plaisir ! Tu peux même pas t’imaginer ! C’était leur compensation, parce que quand même, taper les petites annonces c’était pas folichon tu vois mais le fait de pouvoir… moi je rentrais pas… alors là elles faisaient comme elles voulaient sur les petites annonces, la seule chose qu’elles avaient pas le droit de faire c’était commun à tout le monde, pas de choses racistes et évidemment pas sexistes et essayer d’éviter un peu les clichés.329

La petite annonce relève habituellement de la description et est definie par Josephe Bya comme une « bribe d’ecriture enonçant publiquement le desir »330. Dans le cadre d’un mensuel

325 N.D.C. Ibid.

326 Petite annonce C73 – Lesbia Magazine, n°136, mars 1995, p.49. 327 Petite annonce M54 – Lesbia Magazine, n° 144, decembre 1995, p.46

328 N.D.C. Ibid.

329 Catherine GONNARD (interview), archives personnelles.

lesbien, il s’agit d’un micro discours affirmant l’attirance envers les personnes de même sexe et le souhait de conclure ce desir par une rencontre. Cette categorie, ainsi que son succès au sein du mensuel, (en 1983 le mensuel compte une dizaine d’annonces par numero quand en fevrier 1995 nous comptons près de soixante annonces par mois), participent a la construction du lien communautaire. Nous soulignons ici que la rubrique n’est jamais limitee dans l’espace qui lui est alloue au sein de la revue. Tant que le courrier afflue, toutes les annonces sont retranscrites dans le mensuel, quitte a augmenter toujours plus les pages dediees a cet usage (on compte une moyenne de sept pages d’annonces en 1995) et le nombre de benevoles mobilisees a leurs realisations. L’absence de restriction prouve ainsi l’importance economique que representent ces courriers pour Lesbia Magazine et le besoin de telles mediations parmi les homosexuelles. « Les petites annonces apparaissent dès lors comme un moyen, dans une « economie sexuelle de rarete » [sic], de mettre en contact l’offre avec la demande »331, de mettre en relation les membres de la communaute, de creer un moyen de mediation entre ces femmes qui, sans ce support, seraient surtout dependantes du « bouche a oreilles ».

Les « Petites Annonces » sont ainsi le moyen d’elargir son cercle de frequentation sans avoir a passer par l’intermediaire de l’entourage habituel. L’un des premiers moyens de sociabilisation consiste en effet a rencontrer des amis de nos propres connaissances ce qui, pour une lesbienne n’ayant pas encore assume son homosexualite auprès de ses proches, est un frein considerable aux probabilites de rencontres. Reste aussi la question de l’affirmation en lieu public, comme le deplore certaines lectrices. En effet il n’est pas toujours aise de savoir si l’interlocutrice est attiree, ou non, par les femmes, ce qui peut s’averer decourageant. Cette incertitude est ecartee dans le cadre de la petite annonce qui pose d’emblee la preference homosexuelle de l’emettrice comme une donnee etablie, tout comme celle des femmes qui y repondent :

A) Pourquoi ai-je besoin d’avoir recours aux petites annonces ?

1. Par timidité : comment aborder une autre femme sans risquer de prendre une gifle si l’on se trompe ?

2. Par obligation : comment rencontrer les autres sinon dans son milieu professionnel ? Or, je n’ai que des rapports hiérarchiques avec les gens avec qui je travaille. Je n’ai

331 Laurent-Gerard FERRON, « Petites annonces » in Didier ERIBON (dir.), Dictionnaire des cultures gays

pas de collègues, donc pas de rapports amicaux extraprofessionnels, donc pas de possibilités de rencontres sentimentales.

3. C’est un moyen de rencontre comme un autre. On aide un peu le hasard c’est tout.332

L’etude de ces petites annonces permet d’avoir un panorama très large du lectorat de Lesbia Magazine, car en depit du manque de consignes imposees par les redactrices, passer une annonce « de cœur » suppose deja un certain nombre de règles : l’emettrice doit rediger un court texte descriptif de sa personne et du type de relations/de femmes qu’elle recherche. Elle doit egalement se montrer argumentative, car il lui faut se presenter sous son meilleur jour afin d’attirer l’attention d’eventuelles pretendantes. Selon François de Singly :

(…)les individus exclus du marché matrimonial normal sontconduits à jouer de manière explicite une scène poursevendreen tantquefuturconjoint.Ils nedésirent pas seulementse

marier etdonc apparaître sous lestraitsd’un excellent partenaire,ils tententdepréserverleur

valeur socialee nréussissant à séduire un individu de valeur équivalente. Ils doivent parvenir àse mettre envaleur, c’est-à-dire àmettre envaleur leurs capitaux pouratteindre cet

objectif.333

Le modèle type de ce genre de publication comporte donc des informations sur l’enonciatrice, informations qui, collectees sur plusieurs petites annonces, nous offrent un portrait du lectorat de Lesbia Magazine et de leurs aspirations.