• Aucun résultat trouvé

Un magazine « figé dans les procédés militants 489 »

Chapitre IV – La chute de Lesbia Magazine

3. Lesbia Magazine et son lectorat : un dialogue rompu

3.1. Un magazine « figé dans les procédés militants 489 »

Tout d’abord au niveau du contenant : si les couvertures du magazine changent en adoptant des techniques plus elaborees, le type de modèles photographie reste majoritairement le même. En 2009, sur onze numeros parus, seul le numero d’octobre presente un couple de lipsticks en

488 Sophie, « L’effet Mauresmo », dans L’Express [en ligne], mis en ligne le 24 mars 1999.

URL : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/sexualite/l-effet-mauresmo_491891.html. Consultee le 21 janvier 2015

couverture490 et seul le numero de mars montre une artiste fem491. Le reste des femmes en

couvertures sont soit butchs492, soit androgynes493 soit de grandes figures historiques494 faisant l’objets d’articles commemoratifs. Le modèle de la femme caucasienne reste majoritaire, mais l’âge a augmente passant de sujets de 25/35 ans a 30/40ans. Enfin, les cliches de groupes militants ont largement diminues au profit des portraits. Au sein du mensuel les dessins de femmes denudees, de sirènes ou encore de coquillages ont ete remplace par de petits personnages de bandes dessinees. La couleur est omnipresente, mais on discerne beaucoup moins d’illustrations. Chaque article est accompagne d’un cliche et les modèles sont toutes presentees (nom, credit photos, etc).

Concernant le type de contenu de Lesbia Magazine en 2009 et 2012, les sujets se sont majoritairement recentres sur le militantisme. Les articles « creations litteraires » comme les poèmes ont disparus. Le vocabulaire activiste de 1983 est toutefois omnipresent sur nos deux dernières annees d’analyse :

L’année 2008 a été témoin de trop d’évènements dramatiques qui ont prouvé une fois encore que les femmes demeurent, en France et dans le monde, les victimes des hommes. Nous devons toutes ensembles, avec énergie, continuer en 2009 à lutter sans relâche (…) Une année 2009 où nous devrons, nous homosexuelles, également relancer nos combats qui ne semblent pas être la priorité de nos politiques(…) 495 .

Si en 1983 le comite de redaction oscillait entre produire une revue militante, mais non engagee, et produire une revue culturelle, mais en restant au fait des luttes pour l’egalite, dans les dernières annees la ligne editoriale s’inscrit largement dans l’activisme. Nous constatons un resserrement des choix de publication autour du feminisme et des luttes pour les droits L.G.B.T.. Cette tendance est accompagnee d’une certaine nostalgie pour l’engagement des annees 80, ce que nous illustrons avec l’article paru en septembre sur la Gay Pride :

490 Lesbia Magazine, n°294, octobre 2009, avec la jaquette du DVD I can't think straight en couverture.

491 Lesbia Magazine, n°288, mars 2009, avec Wendy Delorme en couverture.

492 Lesbia Magazine, n°296, decembre 2009, avec Mouron en couverture.

493 Lesbia Magazine, n°290, mai 2009, origine de la couverture non precise

494 Lesbia Magazine, n°295, novembre 2009, avec Renee Vivien en couverture.

De plus en plus festif, de moins en moins militant ! Chaque année, le constat s’impose un peu plus. La Gay Pride de Paris – car peut-on parler vraiment de « marche des fiertés homosexuelles » ?- est un phénomène de société qui fait le plein et bat son plein à coup de musique électronique, de tambours battant et de « beaux mecs »(…)496

La redactrice regrette le temps où l’enjeu du militantisme etait central dans l’organisation d’evenement tel que la Gay Pride. Elle remet d’ailleurs en cause son statut de Marche des fiertés en la designant comme une vitrine de la communaute gay. Elle deplore ainsi la surrepresentation des gays face aux lesbiennes (un leitmotiv de revendications present depuis les annees 1980), mais egalement l’attitude de la nouvelle generation qui ne semble pas au fait des luttes historiques menees au nom des lesbiennes. Elle raille egalement un couple de jeunes lesbienne qui, face a ces questions, avoue ne pas connaître le magazine pour lequel elle ecrit. Au finale, la seule partie de l’article qui ne soit pas critique concerne les membres du cortège qu’elle reconnaît comme des militantes de la première heure, sous la banderole de la coordination lesbienne.

Le militantisme devient ainsi le cœur du propos de Lesbia Magazine. En 2012 tous les numeros parus mettent en couvertures des sujets de societe : Société Religion et Laïcité497, Droits humains L.G.B.T. dans le monde498, Pinar Selek, une exilée turque499, Homophobie d’Etat500… Et

sur le sommaire d’un numero paru en fevrier tous les articles, dossiers et interviews sont ecrits sous l’angle de la revendication militante : A bas l’islamophobie, Une sénatrice lesbienne à Hétéroland, Une belle lettre d’amour au monde L.G.B.T., Démocratie et droits de la personne501, etc. Le reste des categories concerne les critiques culturelles et les annonces pour les associations.

Si ce type de contenu trouvait un echo chez les lectrices des annees 1980 et 1990, aujourd’hui le militantisme lesbien est bien moins investi par la jeune generation, et quelque peu delaisse par l’ancienne. L’enquête du M.I.E.L502 revèle ainsi un faible investissement militant sur le

496 « En passant par la Gay Pride », Lesbia Magazine, n° 293, septembre 2009, p.19. 497 Lesbia Magazine, n°322, avril 2012.

498 Lesbia Magazine, n°320, fevrier 2012.

499 Ibid

500 Lesbia Magazine, n°319, janvier 2012.

501 « Sommaire », Lesbia Magazine, n°320, fevrier 2012, p.2.

long terme de la part des jeunes lesbiennes. Nombreuses sont celles qui ont participe a des actions ponctuelles, mais peu s’engagent dans des groupes syndicaux, politiques ou associatifs. Il règne un etat d’esprit plus conciliant envers la societe, considerant que la lutte a quitte progressivement l’etat d’urgence que pouvait revendiquer le mouvement quelques decennies plus tôt. Ainsi, l’avancee des droits, notamment pour la femme dans le milieu du travail et pour la reconnaissance sociale des homosexuels, a rendu l’engagement militant moins effectif (notons neanmoins le regain de participation aux engagements militants lors du debat autour du mariage pour tous, mais la encore il s’agissait d’evènements ponctuels). Cette evolution n’est pas perceptible dans la ligne editoriale de Lesbia Magazine si ce n’est pour être critiquee. Ce qui indique une distanciation entre le contenu du mensuel et les aspirations de la communaute lesbienne, situation deja perçue en 1996 par Catherine Gonnard :

Je vois à Act Up toute une nouvelle génération de lesbiennes, imprégnées de féminisme mais s’en détachant. Elles sont favorables à un radicalisme mixte, s’intéressent au sadomasochisme, sont fascinés par la force du militantisme gai contre le S.I.D.A., sont attirés par le ghetto masculin, ses fringues, ses lieux commerciaux. Nous jouons quelquefois le role de mères, même si elles nous traitent de ringardes : elles sont en fait assez incompréhensibles pour nous 503

Il est ainsi interessant de souligner que les redactrices principales de 2012 (a comprendre celles qui signent la majorite des articles) sont majoritairement des benevoles presentes depuis les annees 1990. C’est le cas par exemple d'Helène de Monferrand ou encore de Jacqueline Pasquier. Avec le temps il semble que le reseau de participantes a Lesbia Magazine se soit referme alors qu’un mode de fonctionnement participatif avait ete mis en place (le recours aux correspondantes ou encore la presence de redactrices venues d’autres revues comme Suzette Robichon fondatrice de la revue Vlasta par exemple). Lors de la conference sur la presse gay et lesbienne de Lyon en 2003504, Helène de Monferrand explique qu’elles ont plus de mal a recruter de nouvelles benevoles qu’auparavant, sur quoi Jacqueline Pasquier precise que c’est egalement par choix qu’elles emploient beaucoup moins facilement. Suite a de graves crises internes elles prefèrent desormais

lesbiennes, Paris, ARCL, 2009, p.124

503 Catherine GONNARD dans Frederic MARTEL, La Rose et le Noir – Les homosexuels en France depuis

1968, Paris, Edition du Seuil, 1996, reed. en en 2000 et 2008, p.377.

504 Jacqueline PASQUIER, Helène de MONFERRAND, Renan BENYAMINA, 17 mai 2008, 0 :44 mn,

limiter considerablement les allees et venues au sein de la redaction.

Ce manque de renouvellement du comite redactionnel mène peu a peu Lesbia Magazine a se detacher de son inscription au cœur du reseau. Les plumes responsables de la production du mensuel restent impregnees des luttes feministes et des engagements pour les droits L.G.B.T.. Le contenu s’en ressent puisque la ligne editoriale se resserre autour du militantisme tandis que la nouvelle generation se detache de ces revendications. Nous considerons que cette distanciation entre le contenu de Lesbia Magazine et les nouvelles aspirations du lectorat sont a l’image de l’evolution de la minorite lesbienne. En 1970 la communaute se forme et se revendique en opposition avec les gays et les feministes et donc dans un engagement militant. C’est l’activisme et la recherche de visibilite qui forment le socle communautaire. A la fin des annees 1990, avec l’amelioration de la perception des homosexuels, les evolutions legislatives, les avancees des droits des femmes, l’engagement militant est moins grand. La jeunesse ne s’engage plus, et de ce fait, une scission se cree entre les generations. Celle des annees 1990 continue de militer car leur construction identitaire s’est faite autour des luttes tandis que celles des annees 2000 rejettent ce modèle communautaire.