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3. Un discours normatif

4.3. Un potentiel contestataire

Selon les travaux de Didier Eribon, les homosexuels (hommes comme femmes) recherchent activement « une image d’eux-mêmes, fut-elle deformee, fut-elle sinistre (ce qui etait presque inevitablement le cas avant une date recente240) » dans des productions diverses : litteraires, cinematographiques, televisuelles, etc. Les reponses donnees a notre questionnaire tendent a confirmer son propos241 :

Quel type de sujets attendez-vous d’un magazine lesbien ?

– « Actualite du milieu L.G.B.T., sorties musique, cinema, chronique sante, album photo des soirees, petites annonces242 »

– « Les informations culturelles, les rubriques sexo, des infos sur l’actualite 243»

– « Des sujets qui decrivent ma communaute, de lesbienne afrodescendante et europeenne. Vous en connaissez beaucoup, vous, des comme ça ? :) 244»

– « Tout et n’importe quoi. Des trucs idists [sic] chaque fois plus (people et varietes, mode et pages deco miserable, même cuisine), un peu de culture et des sujets politiques et de societes quand même.245 »,

– « Les pages actu, idees, livres 246»

– « Des articles militants, d’actualite nationale et internationale L.G.B.T., des articles culturels generaux et specifiques a la culture L.G.B.T.. Des chroniques cine, litterature, bd. Un agenda de la vie culturelle, des festivals recommandes. Des conseils sur des sujets sensibles relatifs a la communaute L.G.B.T. (coming-out, vie de famille…). Un travail journalistique de fond, des opinions, un journal qui ait une vraie ligne

240 Didier ERIBON, Réflexions sur la question gay, Paris, Flammarion, 2012, p.171 241 Le questionnaire dans son integralite est disponible en annexes, p.181 (n°2). 242 Reponse a notre questionnaire diffuse en ligne, archives personnelles.

243 Ibid

244 Ibid

245 Ibid

editoriale.247 »

Le cinema, les livres et la culture sont très souvent cites parmi les centres d’interêts et, selon Didier Eribon, ce serait dans l’optique de trouver dans ces œuvres « une image d’eux-mêmes248 » a laquelle s’identifier. Dans le cas de Lesbia Magazine, cette attente du lectorat est prise en compte dès la première annee de publication, car des rubriques « Culture », « Livres », « Cinema », « Expo » ou encore « Theâtre » sont souvent proposees au sommaire. Les redactrices y donnent un resume, suivi d’une review critique de l’œuvre : « On evite evidemment le copie-colle, c’est a dire que quand on critique ou les livres ou le cinema ou le theâtre c’est qu’on a vu les pièces, c’est qu’on a lu les livres et on ne se contente pas de recopier ou la 4e de couv' [sic] ou le baratin de l’attache de presse. 249».

À partir des annees 2000, la rubrique « Livre » contient des notes accordees aux œuvres et symbolisees par trois petits signets presents au debut de la critique : un stylo plume (remplace par un crayon par la suite) dont le nombre represente le degre d’interêt litteraire du titre (un seul si le roman a deçu, jusqu’a quatre s’il a ete apprecie), le symbole de double-Venus qui signale l’interêt lesbien et/ou feministe (un seul si eventuellement un personnage secondaire lesbien apparaît, ou si l’auteure est lesbienne, mais que le sujet n’est pas developpe, jusqu’a quatre si l’homosexualite est au cœur de l’intrigue) et l’image de pistolets pour signaler un interêt policier.

« L’interêt litteraire » est au cœur de toute critique d’œuvres, car le principe est de conseiller telle ou telle lecture aux lectrices en se basant sur le degre d’appreciation du critique. Il est d’usage que les critiques litteraires soient des individus issus des metiers du livre, comme des editeurs, des ecrivains, des libraires, des bibliothecaires, etc. Dans la presse generaliste feminine, de nombreux mensuels dedient une a plusieurs pages par mois a des conseils de lecture. La critique de Jacqueline Pasquier, concernant les dossiers de presse, souligne la tendance a « se contenter » de reprendre les presentations des journalistes concernant telle ou telle œuvre, sans l’avoir veritablement lu. Dans ce cas precis, on ne peut donc parler de conseils de lectures ou de critiques, mais plutôt d’une presentation d’ouvrages. S’il n’est pas obligatoire d’occuper une profession dans les metiers du

247 Ibid

248 Didier ERIBON, Réflexions sur la question gay, Paris, Flammarion, 2012, p.171.

249 Jacqueline PASQUIER (conference) : 1967-2008 : la presse gay et lesbienne . Jacqueline PASQUIER, Helène de MONFERRAND, Renan BENYAMINA, 17 mai 2008, 0 :44 mn, [En ligne], URL : http://www.bm-lyon.fr/spip.php ? page=video_resultat_recherche. Consulte le 11 novembre 2011 .

livre pour realiser une critique litteraire250, lire le livre en question reste une condition sine qua non. Dans le cas de Lesbia magazine, les critiques de livres sont realisees par plusieurs benevoles, dont notamment, la romancière Helène De Monferrand.

Le pictogramme de « l’interêt lesbien » est symbolique de la recherche de soi dans les creations culturelles, ce que soulignait Didier Eribon251. La grande litterature est le produit d’une societe « heteronormative » : les histoires d’amour sont heterosexuelles, les personnages principaux sont heterosexuels, les familles tournent autour du modèle binaire de l’homme et de la femme, etc. Il s’agit d’un consensus passe entre le public et l’auteur de l’œuvre. Sauf mention contraire, le contrat de lecture implique l’heterosexualite comme admise sans avoir besoin d’être nommee, a l’image de la societe. Neanmoins, il existe des œuvres litteraires qui mettent en scène l’homosexualite, sans que cela soit d’un point de vue pathologique ou moralisateur. Ces œuvres etant minoritaires, et beneficiant rarement (sauf exception) d’une grande publicite, Lesbia Magazine devient un relais d’informations sur les dernières sorties du genre.

Le symbole de « l’interêt lesbien » souligne le besoin mais aussi le manque de modèles homosexuels a disposition des minorites. Il demontre egalement une certaine vigilance de la part du public (les redactrices lisent chaque œuvre qu’elles critiquent, elles donnent donc leurs avis en tant que lectrices) pour le type de representations donnees : l’homosexualite est-elle au cœur de l’œuvre ou simplement effleuree ? Comment est representee la lesbienne ? Le propos est-il positif ou negatif ? Ainsi une œuvre peut recevoir une bonne note en qualite litteraire, mais être pauvrement note sur « l’interêt lesbien », si le personnage n’est que secondaire, ou si l’image de l’homosexualite est negative. C’est le cas par exemple avec la critique du livre de Christine Angot, L’Inceste :

Ainsi pour être en mesure de suivre les premières traces de l’incriminée, il vous faudra admettre d’emblée un principe dont il me paraît indispensable que je vous fasse l’énonciation. En baisant avec une femme, il y a inceste. Étonnant, non ? (…) Enfin, elle (l’auteure) nous précise que c’est en accouchant qu’elle est devenue homosexuelle. Si, si, vous avez bien compris. Devons-nous, par association d’idées, en déduire qu’elle entretient une relation incestueuse avec sa fille ? (…) Toujours est-il qu’à l’issue de la lecture, on ne

250 Selon le Larousse une critique litteraire est . « La critique litteraire est proprement un effort de discernement qui s’applique aux œuvres des ecrivains, soit pour les juger, soit pour expliquer leur formation, leur structure, leur sens. »

sait trop quoi penser si ce n’est que ce livre est déroutant, décevant et qu’il ne nous apporte rien.252

Nous avons donc le premier pictogramme qui souligne « l’interêt litteraire », le second qui indique « l’interêt lesbien » et enfin le troisième annonçant l’appartenance au genre policier.

Il existe pourtant un secteur où la culture lesbienne s’épanouit de manière massive, en dehors du circuit communautaire, et même dans les circuits les plus commerciaux de l’édition : le roman policier. C’et le phénomène le plus spectaculaire et, sans équivalent à ce jour, d’intrusion massive des homosexuel/les dans un champ véritablement populaire et littéraire.253

Venues des Etats-Unis, dans les annees 1990, les series policières mettant en scène des heroïnes lesbiennes connaissent un fort succès, même auprès du public generaliste. La mode du polar depasse le discours « heteronorme254 », demultipliant les personnages secondaires lesbiens, mais aussi gays, bisexuels, voir transsexuels. Cette predominance du genre se retrouve ainsi dans les critiques litteraires de Lesbia Magazine, par l’existence d’une categorie a part.

Si le barème n’est pas aussi developpe dans les autres rubriques de la categorie « culture », les critiques du cinema, du theâtre ou encore de la television renseignent egalement le lectorat sur les dernières productions mettant en scène des lesbiennes ou etant la creation d’une lesbienne. L’existence de ces categories est donc une reponse au besoin de representations, mais est aussi une strategie de contrôle de l’image, ce qui se perçoit au travers des critiques des redactrices :

J’étais venue pour voir un film sur les femmes puisque le titre est « Femmes », et pendant 1h30, j’ai eu devant les yeux des images de copulation hétérosexuelle ! Alors, ou j’ai mal compris et mal vu, ou le titre et l’affiche publicitaire (deux femmes s’embrassant) de ce long métrage sont mensongers et à modifier complètement255.

252 Danièle GRISON, « Livres du mois », Lesbia Magazine, n°193, mai 2000, p.39.

253 Anne et Marine RAMBACH, « Cultures lesbiennes : ce qui change ces dernières annees », in Christophe BAREILLE (dir.), Homosexualités : révélateur social ? . Mont-Saint-Aignan, Publications des Universites de Rouen et du Havre, 2010, p.120

254 Qui respecte les normes de l’heterosexualite comme sexualite dominante.

Le besoin de voir des œuvres inclure l’homosexualite, offrir une alternative a l’heteronormativite, ne doit pas se faire au detriment du fond. En d’autres termes, l’image de la lesbienne doit être « juste », positive ou, tout du moins, donnee une impression de reelle. Une fois encore il s’agit d’une veille qui est etablie. Le mensuel permet de surveiller ce qui est dit, mais aussi la manière dont cela est dit. En cas de deception, la critique est ouverte et le constat rapide, cela « ne nous apporte rien256 ». En revanche, dans le cas où l’auteure est lesbienne et parle ouvertement d’homosexualite dans son œuvre, Lesbia Magazine devient alors un support d’encouragement. L’auteure peut ainsi beneficier d’un portrait, voire d’un entretien, et les lectrices sont encouragees a lui apporter son soutien : « En clair, il est indispensable a votre bibliothèque et cela fait chaud au cœur et a la tête de s’entendre raconter notre histoire, tronquee par cette societe de mâles, si vraie quand ce sont nos sœurs qui se racontent.257 » Un media communautaire permet justement de faire jouer l’union entre les individus, l’appartenance au groupe. Une femme qui se reclame lesbienne et ecrit sur l’homosexualite peut ainsi beneficier d’un traitement particulier, un traitement favorable, pour être mise en avant.

Nous considerons ainsi que ces strategies de veille ont un potentiel de denonciations. C’est tout autant un moyen de faire circuler les informations au sein de la communaute, que de critiquer la societe et d’occuper l’espace publique. Le magazine se situe donc entre la strategie de « repli » et celle du « contact mixte » que developpent Erving Goffman258. On etablit une difference entre « eux » et « nous », car il s’agit d’un magazine a destination d’un public minoritaire (seule la feministe heterosexuelle ou les gays sont consideres comme potentiels lecteurs en plus des lesbiennes), mais c’est aussi un magazine qui se situe dans la strategie du « contact mixte », dans le sens où les redactrices realisent differentes veilles concernant l’homosexualite feminine et le discours qui en est donne. Lorsque la critique est negative (concernant les productions artistiques par exemple), voire denonciatrices (sur les propositions de loi ou le discours medical) le vocabulaire militant, et l’appel a la reaction du lectorat, place le magazine dans une manœuvre de contact et de tentative d’impact de la societe. C’est en ce sens que nous considerons Lesbia Magazine comme un potentiel vecteur de discours contestataire.

256 Danièle GRISON, « Livres du mois », Lesbia Magazine, n°193, mai 2000, p.39.

257 Catherine MARJOLLET, « « De l’amour lesbien » de Geneviève Pastre », Lesbia, n°4, mars 1983, p.12 . 258 Erving GOFFMAN, Stigmate : les usages sociaux des handicaps . Paris, Editions de Minuit, 1975, 175p. .