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2. Une ligne éditoriale floue

2.1 Une Histoire à revendiquer

152 Michèle LARROUY Ibid

Durant les trente annees de publications Lesbia Magazine est entièrement tributaire du benevolat, ce qui a pour consequence de proposer aux lectrices un sommaire en constante evolution : des rubriques naissent puis disparaissent en fonction des allees et venues des redactrices. De plus, dans leur grande majorite, les benevoles de Lesbia Magazine n’ont aucune formation en journalisme et proposent des articles en tant qu’amatrices, ce qui impacte la qualite du mensuel en fonction des plumes qui participent a son elaboration.

Malgre la constante variation du sommaire, nous avons realise une etude quantitative des articles en les classant par categories : historique, societe, mode de vie, chroniques, creations litteraires, critiques, interviews, portraits, unique. Ce classement a permis de voir emerger certaines tendances au sein de la revue, changeantes en fonction des annees. Durant la première decennie de publication nous avons reconnu une large predominance de deux types de categories d’articles sur les autres : les « creations litteraires », sous lesquelles nous rangeons les articles de type poèmes, chansons, nouvelles, etc qui sont l’œuvre de redactrices (et plus rarement de lectrices) . et la categorie « historique » qui rassemble tous les articles concernant les figures et evenements consideres comme historiques pour la communaute lesbienne. Notons par ailleurs que la categorie « creations » s’amenuise a mesure que le magazine tend a plus de professionnalisme, au point de disparaître avec les annees 2000. Ce n’est pas le cas des sujets historiques qui restent bien presents dans la ligne editoriale jusqu’a l’arrêt de Lesbia Magazine.

Nous retrouvons ainsi une succession de portraits et de dossiers consacres a des lesbiennes celèbres (ou a des femmes ayant traite du sujet de l’homosexualite) avec, par exemple, Marguerite Durand, Simone de Beauvoir154, Geneviève Pastre155, ou encore Renee Vivien156, etc. Ces portraits relèvent de la biographie et mettent particulièrement en avant le lien entre ce qu’a accompli le sujet et son homosexualite ou encore ses convictions feministes :

Très tot Vivien perçoit l’idée d’une irrémédiable malédiction attachée à la femme. Menace

154 Un dossier lui est consacre dans de nombreux numeros, tout au long de la publication du magazine, exemple avec un dossier dans le n°143 paru en novembre 1995.

155 Un dossier lui est consacre notamment dans le n

156 Jacqueline PASQUIER, « Renee Vivien, « La muse aux violettes » » Lesbia Magazine, n°295, novembre

et délivrance, la mort plane sur la femme comme une ombre démesurée. Cette conviction que la femme est opprimée, Vivien ne la reniera jamais. Désormais la poésie s’est emparée d’elle, elle ne se sent plus seule et attend impatiemment sa majorité157.(…) Cependant au milieu de ce tourbillon elle fait la connaissance d’Eva Palmer qui se mariera quelques années plus tard à un Grec. Elle apprendra à Pauline le grec ancien. Ce fut elle qui lui parla de l’œuvre de Sappho et ce fut pour Vivien une véritable révélation. Vivien se limitera à Sappho et à ses disciples les Kitarèdes. Elle y trouve amour, poésie, féminité et homosexualité.158

Nous avons egalement des articles sur des evènements historiques dans le cheminement des luttes pour les doits L.G.B.T., comme la celebration des dix ans d’existence du P.A.C.S.159, un article consacre a l’histoire de la Gay Pride (paru dans le n°194)160 ou encore un dossier consacre au mouvement d’emancipation des homosexuelles161..

La predominance du thème historique nous renseigne sur la place accordee au devoir de memoire pour la communaute. Ces articles sont publies dans un but commemoratif puisqu’ils sont realises a la date anniversaire lorsqu’il s’agit d’evènements. Dans le cadre d’individus, les articles replacent les femmes dans l’histoire, permettant ainsi de reconnaître la participation et la marque qu’ont pu laisser des lesbiennes. Dans le cas des arts, les portraits sont dithyrambiques, on fait l’eloge de leur talent que l’on associe systematiquement a leur homosexualite. Prenons le cas de Nathalie Barney qui fait l’objet de deux articles rien que durant la première annee de publication :

NATALIE CLIFFORD BARNEY, qu’elle soit l’Amazone de Rémy de GOURMONT, la Flossie de Colette, la Valérie Seymou de Radclyffe HALL ou l’initiatrice à « Idylle Saphique » de Liane DE POUGY, Natalie BARNEY imprègne et influence la vie littéraire et mondaine. Elle reçoit, écoute, regarde, fait ses choix . si des hommes tel que Paul VALERY et Jean COCTEAU fréquentent son salon, seules les femmes déchaînent ses

157 Jacqueline PASQUIER Ibid

158 Jacqueline PASQUIER, « Renee Vivien, « La muse aux violettes », partie II » Lesbia Magazine, n°296,

decembre 2009, p.26-30.

159 Auteure Inconnue, « Le P.A.C.S. a dix ans ! », Lesbia magazine, n° 189, janvier 2009, p.16-17. 160 Lesbia Magazine, n°194, juin 2000, p.24

passions (…). Son œuvre littéraire est à l’image de son désir et de sa vie : un harmonieux désordre, l’éparpillement vers toutes formes de créations qu’elles soient poétiques ou amoureuses.162

Nous, lesbiennes aimons, de part nos conversations, nous remémorer les grands moments de notre histoire. Néanmoins, nous semblons privilégier la lointaine aventure amazonienne, mythiquement [sic] parlant, alléchante. Ou bien nous oscillons, littérairement parlant, entre Barney, Vivien ou Colette. Pourtant il s’agit pour nous, de nous réapproprier tous les éléments historiques nous concernant : c’est une question d’archives.163

Ces articles nous permettent de nous interroger sur la fabrication du lien communautaire au travers de la commemoration d’evènements historiques. Le mensuel, en jouant le garant de la memoire lesbienne, participe activement a la creation d’une memoire collective. Il renforce le sentiment d’appartenance a une communaute en presentant aux individus un passe commun et specifique, lie aux revendications politiques, au militantisme, au rejet, a l’art, etc. Notons par ailleurs que cet effort de memoire peut souligner les ambiguïtes liees a la datation des evenements. Ainsi le dossier sur « Les 40 ans du M.L.F.164 » s’inscrit tout particulièrement dans cette problematique. Alia Rondeaux positionne d’emblee le sujet dans une controverse liee a la date anniversaire de la creation du collectif. Elle denonce ainsi la recuperation de la naissance du M.L.F. dans un profit individualiste :

Mais alors pourquoi cette précipitation et pourquoi certains médias datent subitement l’acte fondateur du MLF un 1er octobre 1968 ? Cette date ne correspond à rien si ce n’est à l’anniversaire d’Antoinette Fouque. Aussi comique que cela puisse paraître, cette ancienne députée européenne, fondatrice des « Éditions des femmes », croit se souvenir avoir abordé la question avec deux amies le jour de son anniversaire en 1968… ce qui en ferait l’une des « fondatrices » du MLF. (…) L’époque est décidément propice aux impostures. Et pas seulement sur Internet. Le seul fait que ce canular médiatique fonctionne en dit long sur la méconnaissance, voire le mépris envers l’histoire du féminisme, jugée secondaire.

162 Christiane JOUVE, « Nathalie Barney, Tendre Amazine », Lesbia, n°2, janvier 1983, p.8 ;

163 Catherine MARJOLLET, « Epopee des lesbiennes moyennageuses », Lesbia, n°7, juin 1983, p.34

Rappelons cette vérité simple : personne n’a fondé le Mouvement de Libération des Femmes. On ne décrète pas un mouvement social, surtout composé d’une telle multitude de courants et de groupes.165

La categorie « historique » a donc un rôle de maintien et de transmission de la memoire aux jeunes generations. Elle souligne egalement le manque d’interêt et le peu d’etudes realisees sur la question, de même que la tendance a passer sous silence la participation des femmes a l’Histoire (pour exemple le dossier consacre aux compositrices oubliees de l’histoire166), ce qui explique la place qui leur est reservee dans la ligne editoriale. Nous deduisons egalement que ces articles servent egalement de strategies de construction de lien collectif entre les individus. En d’autres termes, la predominance du thème historique participe a l’elaboration et le maintien d’une union communautaire : « Le public marginal de type « enclave » agit pour preserver la culture du groupe, entretenir la resistance au discours dominant et generer des strategies d’action futures167»

Neanmoins, l’exemple de la commemoration de la naissance du M.L.F et la controverse qui s’ensuit illustre l’instrumentalisation possible qui se cache derrière le devoir de memoire, mais aussi le fantasme de posseder des racines historiques. Comme le souligne Eli Flory :

Pour autant, vouloir se trouver des ascendants glorieux en la personne de Sappho, de Christine de Suède ou du chevalier d’Eon tient davantage du « crypto-lesbien » que de l’historicisme avéré. Dresser une généalogie de l’homosexualité féminine selon un continuum relève de l’illusion d’optique et de la dérive historisante168.

Le cas est particulièrement illustre par le personnage de Sapho : figure mythique pour la communaute lesbienne (ne serait-ce que pour son impact dans le lexique homosexuel), la poetesse fait l’objet de nombreux articles169 et references au sein de Lesbia Magazine qui la presente en tant

165 Alia RONDEAUX, « Polemique le MLF aurait 40 ans ? », Lesbia Magazine, n°287, fevrier 2009, p.16 166 Suzette TRITON, « À la decouverte des compositrices », Lesbia Magazine, n°86, septembre 1990, p.36-38 167 Emma GOYETTE, « L’invisibilite lesbienne dans la sphère publique (mediatique) : pratiques et enjeux

d’un identite proto-politique » ; (memoire), [En ligne] URL :

http://www.commposite.org/index.php/revue/article/view/195/162, consulte le 07 janvier 2015. 168 Eli FLORY, Ces femmes qui aiment les femmes, Paris, l’Archipel, 2007, p.64.

que « la Lesbienne ». Traitant ainsi de l’œuvre de Renee Vivien sur Sapho, Helène de Monferrand ecrit : « Elle avait une vision bien peu historique de la vie quotidienne a Lesbos vers 600 avant JC, certes, mais elle avait au moins la certitude que la Lesbienne etait lesbienne et cette vision pour nous evidente etait rare en 1900. 170». Pourtant le « mythe saphique », comme le denomme Nicole Albert, est « le resultat d’une savante reconstruction, ou plutôt d’une deconstruction, survenue dans toute sa complexite et sa multiplicite a la fin du XIX ème siècle.171 ».

L’œuvre de Sapho a ete en grande majorite perdue lors de deux autodafes (brulee au IV ème siècle puis au VIIe). N’ont ete preserves que des fragments de poèmes, mais trop peu pour realiser une biographie de l’auteure. Ce que l’on sait de Sapho nous vient donc principalement de ce que d’autres ont ecrit sur elles. Les avis sont donc multiples et divergents, en fonction des epoques, et sa sexualite fait l’objet de nombreux debats. C’est sous la plume de Baudelaire172 que Sapho est de nouveau associee au tribadisme, avant que le jargon medical ne s’empare du « saphisme » pour definir la « perversion » des femmes « inverties »173. C’est par les travaux de Renee Vivien et Nathalie Barney que Sapho est decrite comme « une vraie lesbienne » : « Dans le monde de la poetesse tel qu’il est vu et retranscrit par Renee Vivien, l’homme, entite indesirable sinon incongrue, n’existe pas, Sapho n’ayant « point daigne s’apercevoir de l’existence masculine. Son œuvre n’en porte ni la trace, ni la souillure. »174 Sapho est finalement un personnage multiple dont la reecriture constante finit par prendre le pas sur la verite historique. Elle devient objet de patrimoine pour la communaute lesbienne qui forge le mythe de la Lesbienne.

La preuve s’il en est que ces personnages et evènements, traites de manière recurrente par les redactrices, s’inscrivent dans une histoire lesbienne qui legitime l’existence et les racines de la

numeros : mai et juin 2009.

170 Helène de MONFERRAND, « Renee Vivien, Sapho », Lesbia Magazine, n°293, septembre 2009, p.25. 171 Nicole ALBERT, « Sapho mystifiee ou les metamorphoses de Sapho dans la culture fin de siècle. » dans

Homosexualité et lesbianisme, mythes, mémoires, historiographies : actes du colloque international ; Lille,

Cahiers Gai-Kitsch-Camp, 1990, p.15-18.

172 Baudelaire avait envisage de nommer son recueil Les lesbiennes plutôt que Les fleurs du mal.

173 Sur l’utilisation du terme « saphisme » et « homosexuelle » dans le champ medical voir l’etude de Nicole ALBERT, « Sapho mystifiee ou les metamorphoses de Sapho dans la culture fin de siècle. » dans

Homosexualité et lesbianisme, mythes, mémoires, historiographies : actes du colloque international ; Lille,

Cahiers Gai-Kitsch-Camp, 1990, p.15-18.

communaute. Le comite de redaction de Lesbia Magazine utilise la revue comme plateforme de transmission de ce patrimoine afin de federer une communaute autour d’une histoire et donc d'une culture unique. Neanmoins, nous avons pu voir les limites de ces discours entre recuperation politique et recit fantasme. Par la suite, nous souhaitons ainsi etudier la place du mythe au sein du mensuel.