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Un magazine basé sur la non-conformité

3. Un discours normatif

4.4 Un magazine basé sur la non-conformité

Le sexuel, dans les médias et autres véhicules de propagande

hétérosociale, est toujours construit, imaginé, imposé, jusque dans la violence, par la société néo-libérale, blanche, masculine.

Revendiquer le/son lesbianisme, dans le contexte de cette société, c’est nommer un sexuel possible sans les hommes, et, de fait, résister à cette hétéronorme.259

Dans le paragraphe qui suit, nous considerons les caracteristiques qui font de Lesbia Magazine une revue non conforme aux règles en vigueur. Il s’agit de demontrer en quoi notre periodique a ete redige en totale opposition avec ce que l’on attend de la presse feminine, dite generaliste, et dans quelle visee ideologique ce choix a ete fait.

En depit du fait que la revue s’adresse a une communaute dont le trait d’affiliation est une orientation sexuelle, la lesbienne est representee denuee de sexualite. Les figures depeintes sont des femmes ayant reussies dans un domaine intellectuel, industriel ou artistique. Les photographies en couverture, tout comme celles illustrant le contenu du journal, presentent des femmes fortes, independantes et volontaires. Les modèles sont souvent debouts, les bras croises ou encore assises, le regard fixe face a la camera. Les cliches du visage sont favorises par rapport a ceux du corps. Les tenues ne sont pas griffees, ni même decrites, le maquillage ne fait quasiment son apparition que dans les numeros datant de 2012 et l’utilisation de la retouche est très limitee, voire complètement absente. Le magazine prend donc le contrepied d’une presse feminine qui valorise surtout l’aspect physique et le glamour. Les couvertures de Lesbia Magasine sont neutres, avec un code couleur plutôt terne, quand les magazines feminins arborent surtout des couvertures très colorees et glossy.

259 Michèle LARROUY « Feminisme/Lesbianisme : refus d’une visibilite politique », dans Natacha CHETCUTI et Claire MICHARD (dir.), Lesbianisme et féminisme : histoires politiques, Paris,

En plus d’eviter toute sexualisation du corps lesbien, la revue ne propose pas non plus de rubrique en matière de sexualite, comme c’est la norme dans le reste de la presse feminine. Les revues les plus vendues comme Glamour, Elle, Marie-Claire, ou encore Cosmopolitan, ont toutes une section speciale « conseils », qui vise a epanouir la sexualite de leurs lectrices. Notons que les journaux cites recouvrent un large panel de public : Marie-Claire et Elle s’adressent avant tout a des lectrices eduquees et d’un milieu social allant de la classe moyenne a elevee, quand Cosmopolitan e t Glamour sont des revues destinees a des adolescentes ou de jeunes adultes et Prima a des femmes approchant de la quarantaine et plus. Quelle que soit la lectrice visee, le type de rubriques reste pourtant le même, l’angle d’approche etant le seul a varier. Ainsi, au moment où le public de Cosmopolitan peut decouvrir en titre de couverture : « Parler pendant l’amour ? Ça depend pour dire quoi260 » Glamour titre « Sexe : vive le dirty talk261 ». Dans ELLE la couverture annonce « Special Sexe : tout pour l’envouter, les secrets des grandes amoureuses262 » quand le même mois Marie-Claire offre un supplement erotique sous forme de petit livre rouge « 68 pages d’experience inedites263 ». Ce type d’articles, reprenant des conseils ou des temoignages en matière de sexualite, de même que des astuces concernant le couple et le maintien d’une bonne relation, est absent de

260 Cosmopolitan, n°458, janvier 2012.

261 Glamour, n°95, fevrier 2012.

262 Elle, n°3619, aout 2012.

263 Marie-Claire, n°91, aout 2012.

Illustration 6: couverture Glamour, n°53,

Lesbia Magazine. Nous ne retrouvons pas non plus de mise en scène sensuelle du corps feminin qui accompagne generalement ce type de rubriques.

Contrairement a Têtu, magazine qui organise chaque mois l’election de « Mister Gay », aucune reference n’est faite aux fantasmes ou a la sexualite lesbienne, tout comme il n’y a jamais eu de « Miss lesbienne du mois ». À ce sujet Jacqueline Pasquier se montre d’ailleurs très critique lors d’une conference donnee sur la presse gay et lesbienne en 2008: « En general, (dans notre revue) il n’est pas question de faire de l’âgisme pas plus que de mettre en couverture des « bimbos » pour faire vendre. Sauf evidemment si la bimbo en question est une lesbienne celèbre, amusante, enfin qui rentre vraiment dans notre creneau. 264 »

Autre domaine dans lequel la revue se demarque entièrement est celui de la mode et de la beaute. Lesbia Magazine ne propose aucun article sur le sujet, qui concerne pourtant une majorite des pages dans les magazines feminins. Glamour, dans son numero de mars 2012, titre en

264 Jacqueline PASQUIER (conference) : 1967-2008 : la presse gay et lesbienne . Jacqueline PASQUIER Helène de MONFERRAND, Renan BENYAMINA, 17 mai 2008, 0 :44 mn, [En ligne], URL : http://www.bm-lyon.fr/spip.php ? page=video_resultat_recherche, consulte le 11 novembre 2011 . novembre 2011.

Illustration 8: couverture Têtu, n°194,

couverture « Special mode : l’ete sera sexy ! 158 hits pour sublimer son look265 ». Autre exemple avec le numero de septembre 2012, « Les 58 looks d’une rentree stylee + les bons details modes a piquer aux tops266 » a côte du titre « Beaute : les 5 make-up bluffants du monde267 ». Notons egalement que les articles « saisonniers », a savoir les thèmes qui re-apparaissent chaque annee en fonction du calendrier, comme les fêtes de Noël ou la rentree des classes, sont absents de notre periodique. Lesbia Magazine fait ainsi entièrement l’impasse sur les methodes de regimes a l’approche de l’ete, au contraire de la majorite des revues pour femmes : Glamour « Bien dans mon poids ! 60 idees pour être sexy, tonique, voluptueuse… et jamais de fringales !268 », Marie-Claire « Vite, avant l’ete, mincir où ça me plaît (et seulement la)269 » ou encore Prima avec « Trop bon ! Le programme minceur -3 kg270 ». Pour finir les rubriques « shopping » et « psycho-test » sont egalement absentes de notre sommaire.

Mode, maquillage, beaute, sexualite… Les redactrices de Lesbia Magazine n’accordent aucune attention ces sujets sur les cinq annees de publication que nous avons etudiees. Ce faisant, nous pouvons nous interroger sur les raisons d’un tel positionnement contraire aux caracteristiques de la presse feminine. La ligne editoriale s’inscrit-elle dans une reelle demande sociale, comme le presente le toute premier edito de Lesbia ? Ou n’est-ce-pas, de la part des redactrices, un positionnement ideologique sur ce que doit être l’identite lesbienne ? En effet, en repoussant les sujets de mode ou de seduction, Lesbia Magazine presente la lesbienne comme liberee de tous les diktats lies a la feminite dite traditionnelle. Par ce biais, les redactrices realisent une critique de la presse generaliste feminine, a qui elles dedient notamment quelques diatribes aussi bien en 1984 qu’en 2009 :

(Dans les magazines feminins) On n’y trouvera jamais d’articles de fond sur un plan artistique, psychologique, voire politique. On ne s’adresse pas à la femme en ces termes, parce qu’elle n’est pas concernée. En fait, on retrouve toujours l’image de la femme qui valorise l’homme, la femme que l’on montre, qui pense, mais un tout petit peu seulement. La

265 Glamour, n°96, mars 2012. 266 Glamour, n°102, septembre 2012. 267 Glamour, Ibid. 268 Cosmopolitan, n°461, avril 2012. 269 Marie-Claire, n°89, juin 2012. 270 Prima, n°354, janvier 2012.

femme que l’on sort, quoi !271

Hier, j’étais gentiment rangée au fond d’un avion, avec une bonne heure à tuer et rien à me mettre sous les yeux. Alors j’attrape une revue et entreprends un feuilletage désinvolte. Malgré le peu d’intérêt que je porte à ma « lecture », je ne peux échapper à la légitime révolte de mon esprit contestataire… Comment imaginer vivre dans un monde censé lorsqu’on réalise que des hectares de forêts sont anéantis chaque jour, que des machines de haute technologie et que des centaines de personnes à l’intelligence supérieure sont employées à seul fin de créer de tels torchons en papier glacé…272

Ce faisant, les redactrices adhèrent egalement a la doctrine que Monique Wittig, presente dans La Pensée Straight :

Dans la cadre des femmes l’idéologie va loin puisque nos corps aussi bien que notre pensée sont le produit de cette manipulation. Nous avons été forcées dans nos corps et dans notre pensée de correspondre, trait pour trait avec l’idée de nature qui a été établie pour nous. Contrefaites à un tel point que notre corps déformé est-ce qu’ils appellent « naturel », est-ce qui est supposé exister comme tel avant l’oppression273 .

En refusant d’adherer au discours commun de la presse feminine, les redactrices se positionnent dans une courant qui separe la construction sociale de la femme et la figure de la lesbienne.

(Une lesbienne) N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. En effet ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, relation que nous avons autrefois appelée de servage, relation qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques (« assignation à résidence », corvée domestique, devoir conjugal, production d’enfants illimitée, etc.), relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles274.

271 Christine dans Dominique BENEDETTI, « Les lesbiennes jugent la presse feminine », Lesbia, octobre 1985, n°32, p21

272 Fanny MERTZ, « Raz le bol de la pub », Lesbia magazine, avril 2009, n°289, p.26 273 Monique WITTIG, La pensée straight, Paris, Balland, 2001, p.63.

La revue s’insère ainsi dans une lutte envers le mythe de « la femme », que denonce Monique Wittig, mais elle s’insère egalement dans une tradition de luttes feministes. En prenant en compte l’ensemble de la presse feminine presente en France, le seul magazine dont les codes se rapprochent de ceux de Lesbia Magazine est Causette dont la devise est « plus feminine du cerveau que du capiton ». Causette est un magazine feministe dont le Times275 juge qu’il « transgresse toutes

les règles de la presse feminine ». Les portraits en couverture sont des portraits de femmes dans la même ligne editoriale que notre periodique : des femmes seules, de toutes âges, dont l’image n’est sexualisee que dans la derision. On ne retrouve pas d’articles « modes et beautes » dans le contenu, tout comme il n’y pas d’edito shopping ou de conseils pour reussir un regime. Enfin les tests proposes sont realises afin de parodier les « psycho-tests » de la presse feminine et la majorite des articles est realisee avec un angle d’approche militant, dans un souci de denonciation de l’oppression de la femme et des inegalites entre les sexes. Il existe donc de nombreux points communs entre Causette et Lesbia Magazine, ce qui confirme que la ligne editoriale de ce dernier est avant tout une ligne editoriale heritière de l’histoire feministe de 1970.

275 Adam SAGE, « Magazine Hailed as a Symbol of France's Feminist Renaissance », The Times [archives en ligne], 2 decembre 2010, URL : http://www.causette.fr/interface/presse/images/thetimes.jpg. Consulte le 10 mai 2012.