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Chapitre IV – La chute de Lesbia Magazine

1.3. Un pouvoir d’achat pas si rose

2012 signe la fin de Lesbia Magazine puis, en 2013, c’est au tour de Muse & Out de disparaître. Il faut ensuite attendre l’arrivee de Well, Well, Well446 en 2014 pour qu’un nouveau

magazine lesbien soit commercialise en France447. La dernière revue est donc recente et, pour le moment, unique dans l’offre de magazines papiers lesbiens. Au contraire, la presse gay avec Têtu en generaliste, mais egalement Gay Must ou encore 2X en presse gratuite et XXX showcase ou Dreamboys en magazines « de charme », parvient a se maintenir de manière diverse et stable dans le paysage de la presse française. Nous souhaitons donc nous interroger sur cette difference d’offres qui existe entre la presse gay et la presse lesbienne. Pourquoi les publications des hommes reussissent a exister la où celles des femmes s’arrêtent au bout de quelques annees ?

Nous avons ainsi analyse les differentes sources de revenus des magazines afin d’etablir une comparaison entre les productions gays et les productions lesbiennes. Une production papier est ainsi dependante de differents moyens de financement : les achats en kiosques, les abonnements, les subventions (Lesbia Magazine reçoit en effet une aide gouvernementale448 ), le mecenat et la vente d’encarts publicitaires. Le dernier point mentionne represente, de nos jours, la première source de revenus d’un magazine, car la presse perdure aujourd’hui davantage grâce a ses annonceurs. C’est pourtant dans ce domaine qu’une revue lesbienne n’est pas favorisee :

Dans le milieu du marketing, elles (les lesbiennes) ont la réputation d’être plutot moches, peu intéressées par le maquillage ou les vêtements. De plus, parce que ce sont des femmes, elles ont un plus petit salaire et le pouvoir d’achat d’un couple d’homosexuelles est deux

445 L’argent rose est la traduction litterale de pink money, expression mediatique qui designe le pouvoir d’achat de la communaute homosexuelle. Selon un article de BBC news disponible en ligne, l’argent rose serait estime a une depense de 550 milliards de dollars par an dans le monde. « The Pink Pound », dans

BBC News,[en ligne] http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/142998.stm, (page consultee le 12 decembre

2013).

446 Cette dernière, tout jeune revue parue en septembre 2014, est un mooc (combinaise entre le livre/ book et le magazine) semestriel dont deux numeros sont parus pour le moment.

447 Mis a part les revues anglaises comme Diva et Curve que l'on peut trouver dans les librairies specialisees. 448 Chrisitiane Jouve parle notamment d'une subvention de 25000 francs en 1986, nous ignorons si cette aide a

ete maintenue jusqu'en 2012. Christiane JOUVE, « Les dessous de Lesbia Magazine », n°35, janvier 1986, p.21.

fois moins fort que celui des autres. Il n’est donc pas aisé de convaincre une marque de cosmétique grand public d’investir dans ces médias spécialisés449.

Les lesbiennes sont donc encore victimes du stereotype de la camionneuse, freinant ainsi la participation economique des industriels de la mode et du maquillage qui representent les plus gros annonceurs de la presse feminine : « Qui va sponsoriser un journal lesbien qui n’est pas pour voyeurs, qui n’a pas d’attache politique directe ou indirecte, pas de mecène, qui n’est pas un journal de c…, qui n’a pas son minitel rose ? Que de diversite, sinon de contradictions, que d’obstacles !450 » De plus, en tant que femme et en tant qu’homosexuelle, une lesbienne a plus de chances d’être victime de l’inegalite des salaires et/ou d’occuper des postes bien moins eleves. Le pouvoir d’achat de la communaute saphique n’est donc pas aussi « rose » que celui de la communaute gay. Pour des magazines comme Lesbia Mag ou La Dixième Muse, la reponse a ete de se tourner vers des entreprises proposant elles-mêmes un service a la communaute L.G.B.T. telles que la librairie Violette and Co451 ou la collection de DVD Entre Elles452. Or, dans un numero de Lesbia Magazine

paru en 2009453, le mensuel ne comprend que deux pages de publicites pleines et quatre encarts inseres aux petites annonces, le tout sur près de cinquante pages. Nous constatons de plus la recurrence de publication d’appels d’offres aux entreprises, ce qui confirme les difficultes de notre mensuel a trouver des annonceurs. La directrice du magazine Muse & Out connait les mêmes difficultes, ce qui pousse l'entreprise a la cessation d’activite en 2013.

Le manque d’investisseurs indique ainsi le peu d’entreprises entièrement dediee aux lesbiennes ou même tenues par des membres de la communaute : 73 % des entreprises lesbiennes deposent le bilan dans les cinq ans suivant leur creation454. EN 2010, Paris comptait près de dix bars lesbiens non mixtes, ils ne sont plus que six desormais dans la capitale. La tendance va donc en

449 Lea LEJEUNE, « Medias, les lesbiennes invisibles », dans Slate, [en ligne]

http://www.slate.fr/story/78262/medias-disparition-tetue-yagg-lesbiennes-invisibles, (page consultee le 12 decembre 2013).

450 Geneviève PASTRE, « Demandez le journal ! », Lesbia Magazine, n°100, decembre 1991, p.14. 451 Violette and Co est une librairie feministe independante et gay friendly, situee dans le 11ème

arrondissement de Paris.

452 Entre Filles est la collection specialisee dans les films lesbiens de la societe Optimale, editeur specialise

dans les films gays et lesbiens. 453 Lesbia Magazine, n°286, janvier 2009.

454 Source : Le Lesbictionnaire : 1000 choses à savoir quand on est lesbienne, Paris : Ed. des Ailes sur un tracteur, 2011 p.17

s’amenuisant au contraire de la communaute gay qui possède encore de nombreux espaces festifs reserves. Le courrier d’une lectrice est edifiant a ce propos :

Bonjour les filles, si je vous écris aujourd’hui c’est pour dénoncer une habitude qui ne devient malheureusement que trop fréquente dans les lieus dits à l’origine pour filles. En effet, après quelques mois passés loin de ma région natale, j’ai décidé de sortir à nouveau pour rompre la monotonie de ma solitude. Et quelle ne fut pas ma déception en constant « l’envahissement » (sic) de nos endroits par de nombreux garçons.455

Selon l’article de Nadine Cattan et Anne Clerval, Un droit à la ville, réseaux virtuels et centralités éphémères des lesbiennes à Paris456, plusieurs facteurs peuvent expliquer cette evolution : tout

d’abord, l’ouverture de lieux strictement reserves aux femmes rencontre plus de problèmes que pour les hommes (lesbophobie, sexisme, etc). De plus, même après être parvenues a obtenir l’ouverture d’un tel lieu, les gerantes se voient souvent confrontees a des difficultes avec les proprietaires, le voisinage ou encore la police, le tout majoritairement du a un comportement lesbophobe457. Enfin, il est difficile pour un etablissement non-mixte de rester viable, car les femmes ont tendance a moins investir les lieux publics que les hommes458.

Nombre de gerantes finissent donc par ouvrir a la mixite afin de rester rentables. Et ce, en depit du fait que leurs clientes puissent être gênees par la presence masculine :

Je n’ai rien contre eux en particulier mais lorsque l’on commence à en laisser entrer quelques-uns, qui sont homos à n’en pas douter, ce sont avec eux quelques hétéros (avec des idées voyeuristes pour la grande majorité) qui se glissent en même temps, et là je dis STOP, où va-t-on ?459

455 Myriam, courrier- Lesbia Magazine, n°192, avril 2000, p.40

456 Nadine CATTAN et Anne CLERVAL, « Un droit a la ville ? Reseaux virtuels et centralites ephemères des lesbiennes a Paris », “A right to the city ? Virtual networks and ephemeral centralities for lesbians in Paris” [trad. Claire Hancock], Justice Spatiale | Spatial Justice, n° 3, mars | Decembre 2013.

457 Voir notamment l’enquête de SOS lesbophobie qui a ete realisee en 2014.

458 Diverses raisons peuvent être avanceeS : education, rôle dans la cellule familiale, inegalite de salaireS qui impacte donc les sorties, peur des comportements lesbophobes, etc.

Muse and Out par exemple, anciennement La Dixième Muse, après avoir change de titre et de formats choisit d’ouvrir son public aux gays. Pourtant, selon Nadine Cattan et Anne Clerval460, de telles evolutions diminuent la visibilite des lesbiennes dans le paysage de la cite. Et cette invisibilite, par effet de retour, joue notamment sur la consideration des aides publiques qui ne sont jamais destinees a des lieux uniquement lesbiens, mais toujours a des lieux mixtes L.G.B.T.. Enfin, dans le cadre de Lesbia Magazine, cela diminue encore plus drastiquement le nombre possible d’annonceurs.

Devant la difficulte de perenniser des lieux non-mixtes, un nouveau type de soirees est organise qui consiste a investir le temps d’une nuit un lieu qui sera reserve a un public lesbien. Ces fêtes, dont le nombre augmente depuis les annees 2000, peuvent être itinerantes ou fixes. Ces nouvelles soirees très populaires pourraient être une source de financement pour nos revues, mais l’emergence d’internet et des reseaux sociaux rends caduque la necessite d’investir dans une communication payante. Dans le cas des soirees Primanotte par exemple, evenement non-mixtes depuis ses debuts, et qui ont lieu environ une soiree par mois depuis 2003, il suffit de s’inscrire sur une liste de diffusion, via le site internet des organisatrices pour recevoir l’invitation a la prochaine soiree (l’inscription se fait uniquement par l’invitation d’une marraine). Les reseaux sociaux et internet sont donc encore une fois manifestement bien plus utilises par la nouvelle generation.

Les difficultes pour des magazines tels que Lesbia Magazine ou encore Muse and Out a rester viables nous permettent d’analyser l’inscription des lesbiennes dans le paysage urbain. Le manque d’annonceurs souligne d’une part les stereotypes encore en vigueur contre la communaute et d’autre part le peu d’entreprises et lieux dedies aux lesbiennes. En comparaison avec la communaute gay, les lesbiennes doivent composer avec les inegalites sociales existantes entre un homme et une femme (ecart des salaires, precarite de l’emploi, plafond de verre, etc), doublement effectives au sein d’un foyer compose par deux femmes. Ces caracteristiques expliquent en partie le peu d’entreprenariat commercial de la part de la communaute, mais aussi les difficultes pour les quelques societes existantes a s’auto-financer avec un public exclusivement feminin. Enfin, la diminution drastique des petites annonces constitue egalement une perte de ressources financières pour Lesbia Magazine tout comme les stereotypes en vigueur sur l'homosexualite feminine qui freinent de possibles investissements d'annonceurs. Tout ceci peut donc expliquer en partie la difference entre la presse gay et la presse lesbienne en France.

460 Nadine Cattan et Anne Clerval, « Un droit a la ville ? Reseaux virtuels et centralites ephemères des lesbiennes a Paris », “A right to the city ? Virtual networks and ephemeral centralities for lesbians in