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La lesbienne à Lesbos ou le communautarisme valorisé

Chapitre III – Le modèle lesbien entre les lignes

1.3. La lesbienne à Lesbos ou le communautarisme valorisé

Une fois le portrait de la lesbienne-type apprehende, nous souhaitons nous interroger sur l’image du mode de vie lesbien depeinte par le magazine : les activites, loisirs, professions, place au sein de la famille, etc. En effet, si nous avons defini la communaute lesbienne par, entre autres, le sentiment d’appartenance a un groupe d’individus partageant des traits communs, nous souhaitons a present etudier ses possibles manifestations concrètes. Le contenu de Lesbia Magazine tend ainsi a presenter les femmes homosexuelles comme des personnes socialement engagees au sein de la communaute tout en prônant la convergence des lesbiennes. Dans ce chapitre, nous etudions donc les rassemblements de la communaute lesbienne : existe-t-il un ou des grands secteurs « de fixation communautaire 298» ? Quelles sont les « emanations concrètes299 » de la communaute ? Ces lieux communautaires ont-ils evolues ?

Ce qui ressort en premier lieu de la lecture de Lesbia Magazine, c’est la tendance a la convergence des individus homosexuels. Toutes les activites et sorties proposees par le mensuel se deroulent au sein de la communaute : sport, activites artistiques, cine-club, clubs de lectures, clubs d’ecriture, randonnees, stages de massage, etc. Si toutes les propositions ne concernent pas exclusivement les lesbiennes, elles sont dans leur grande majorite non-mixtes, assurant donc aux lectrices de se retrouver entre femmes. Et ces propositions sont nombreuses : les pages infos, agenda, mais egalement les petites annonces, les publicites, ainsi que les articles divers en regorgent. À tel point que l’on peut croire a une capacite d’auto-suffisance des femmes. Une femme pourrait ainsi socialement exclure les hommes de son quotidien si elle le souhaitait. Elle a même l’embarras du choix pour evoluer dans un milieu exclusivement feminin :

« Les Bénines d’Apie, association non-mixte de randonnée, vous proposent pour l’été 1990 : du 4 juillet (au soir) au 10 juillet inclus : randonnée pédestre Crête des Vosges-niveau moyen (bonne marcheuse). (…)300 »

« Le groupe santé lesbienne propose le 29 septembre à 19 h 30 une réunion avec les

298 Anne et Marine RAMBACH, La culture gaie et lesbienne . Paris, Fayard, 2000, p.35.

299 Anne et Marine RAMBACH, Ibid p.33.

lectrices de la feuille de consult. (…) 301»,

« Ciné-club, la prochaine séance aura lieu le 4 octobre à 18h à l’Entrepot, 7, rue Francis- de-Pressensé (…).302 »

« Les ateliers de self-défense/self-estime, ouverts à toutes les femmes, reprennent dès le mois d’octobre avec un stage complet de quatre week-ends sur quatre mois, dans une nouvelle salle (…).303 »

Le grand secteur de convergences des individus est celui des vacances (commerces, activites, lieux de residences, etc). De toutes les propositions faites aux lectrices, les annonces concernant des lieux de tourisme sont en effet majoritaires. Les tenants d’etablissements peuvent faire leurs propositions par le biais des petites annonces, les pages « Infos » transmettent les appels d’organisateurs ou d’associations afin de constituer des groupes touristiques et des articles mettent en valeur tel ou tel lieu gay-friendly comme Mytilène, Londres ou encore des structures permettant de voyager entre lesbiennes. On retrouve ainsi des articles en double-pages vantant les merites « d’un week-end 100 % lesbien304 » ou invitant a participer a un projet de croisière reserve exclusivement a une clientèle L.G.B.T. :

Grâce à l’aimable invitation de Stéphane, directeur de l’Agence de voyages Attitude travels, nous avons pu vivre durant une semaine, uniquement entre lesbiennes (pas assez nombreuses) et gays.(…) Évidemment en tant que lesbiennes nous espérons que l’année prochaine ce projet attirera plus de femmes et que des évènements plus nombreux leur seront consacrés.305

Cette propension a frequenter les lieux uniquement lesbiens est telle que la possibilite d’avoir des liens en dehors de la communaute n’est absolument pas illustree. Si l’on suit les propos des redactrices, une lesbienne n’a de rapports en dehors du groupe que par obligation : dans le cadre salarial par exemple ou encore familial. Ces deux cellules sont, a ce propos, quasiment absentes du traitement du journal. Ainsi, sur les cinq annees que nous avons etudiees, il y a très peu d’articles ou

301 Infos, « Groupe sante lesbiennes », Lesbia Magazine, n°86, septembre 1990, p.2. 302 Infos, « Cine-Club », Lesbia Magazine, n°86, septembre 1990, p.3.

303 Infos, « Self-defense », Lesbia Magazine, n°87, octobre 1990, p.3.

304 Bagdam Cafee, « Un week-end 100 % lesbien », Lesbia Magazine, n°193, mai 2000, p.21.

de dossiers abordant le domaine professionnel en dehors d’un point de vue militant (les droits des salariees lesbiennes ou la lutte contre l’homophobie) ou dans le cadre d’un portrait (une femme homosexuelle reussissant dans un metier considere comme masculin par exemple). La cellule familiale apparaît surtout dans les articles concernant la maternite, sujet particulièrement present en 1983 (l’enfant au sein du couple lesbien fait l’objet de plusieurs articles cette annee-la) ou encore dans la lutte contre l’homophobie (des articles abordant le rejet des parents face a l’homosexualite de leur fille). Très peu d’annonces proposent un emploi remunere, ou font etat d’une recherche d’emploi au sein de la communaute. En revanche les offres de benevolat sont multiples, y compris pour rejoindre les plumes de Lesbia Magazine.

L’utopie d’une societe composee uniquement de femmes, et entretenant les liens de la sororite que nous evoquions dans la reecriture de mythes, se retrouve egalement dans les propositions du journal. Un certain nombre d’annonces font ainsi mention de la possibilite de creer un lieu, un village ou encore une structure qui permettrait aux lesbiennes de vivre, voire de vieillir ensemble.

Chercher à plusieurs femmes un pavillon à louer en banlieue proche de Paris. Aménager chacune son espace personnel et concevoir des espaces ou des services communs (machine à laver, ateliers ou autres …) (NDC : hé, tu m’fais un café ?!). Imaginer une organisation collective qui permette une gestion du quotidien (financière et matérielle) intelligente, une cohabitation respectueuse de l’autonomie de chacune. J’adresse cette proposition à des femmes indépendantes financièrement et dans leur tête, capables de vivre solitaires et prêtes à assumer les contraintes inévitables que suppose la gestion collective d’un lieu. (NDC : bonne idée !! racontez-nous la suite).306

De ce fait, il existe au sein de Lesbia Magazine un discours valorisant le rassemblement communautaire comme seul moyen de se realiser pleinement en tant qu’individu, ce qui peut-être perçu comme une strategie de repli, d’autant plus lisible qu’elle est a son apogee dans la première decennie de la publication. Anne et Marie Rambach en parlent comme « le resultat de strategies de protection de soi, d’evitement de l’homophobie et de recherche de soutien307 ». C’est donc un premier indice du climat homophobe en France dans les annees 1980-1990. Selon les travaux de

306 Petites annonces, « Y14-Habiter autrement », Lesbia Magazine, n°85, juillet-aout 1990, p.39. 307 Anne et Marine RAMBACH, La culture gaie et lesbienne, Paris, Fayard, 2003, p.62.

Goffman308 et Becker309, il s’agit de reactions logiques dues aux tensions entre individus et collectivites. Face aux difficultes nees de la perception stigmatisante de l’homosexualite, une lesbienne peut developper des methodes de repli visant a echapper ou a diminuer le risque d’être victime de discriminations. Anne et Marine Rambach310 y voient un moyen d’echapper a la pression sociale et de jouir d’un sentiment de liberte uniquement possible au sein de la communaute.

Être avec d’autres homosexuels permets de se voir soi-même en eux. Cela permet de partager et d’interpréter sa propre expérience… Les réseaux d’amis sont, avec les associations ou les pubs et les bars, l’une des institutions les plus importantes de la vie homosexuelle. C’est seulement dans ce cadre qu’il est possible de développer une identité plus concrète et plus positive.311

Par la suite nous notons une diminution drastique au sein des petites annonces et des pages « Infos », des appels au rassemblement entre lesbiennes. Plusieurs facteurs jouent un rôle dans cette evolution : tout d’abord il y a une tendance a une plus grande acceptation de l’homosexualite en societe, ainsi qu’une legislation plus favorable envers les lesbiennes et les gays, ce qui tend a diminuer le repli communautaire comme reflexe de protection. Ensuite, les pages « Petites annonces » ainsi que les « Infos » sont bien moins alimentees a partir des annees 2000, du fait de l’apparition d’internet qui bouleverse les modes de communication. Enfin, selon une enquête du M.I.E.L. les attitudes de la jeune generation face a la vie associative, notamment, ont evolue : a partir des annees 2000 nous remarquons une propension a rejeter l’idee de non-mixite, de même que beaucoup denigrent la frequentation d’un milieu exclusivement lesbien comme un risque d’enfermement dans le « ghetto ».

Outre les lieux specifiques et les activites entre membres, la communaute est egalement valorisee par ses productions. Comme nous l’avons notamment souleve dans le chapitre sur le patrimoine et la formation d’un reseau, Lesbia Magazine sert egalement de plateforme publicitaire pour les artistes lesbiennes. De ce fait, les redactrices mettent en avant les œuvres traitant de

308 Erving GOFFMAN, Les usages sociaux des handicaps, Paris, Editions de Minuit, 1975, 175 p. 309 Howard BECKER, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, Metailie, 1985, 247 p. 310 Anne et Marine RAMBACH, La culture gaie et lesbienne, Paris, Fayard, 2003, p.62.

311 Henning BECH, When Men Meet cite par Didier ERIBON, Réflexions sur la question gay, Fayard, 2002, p.147.

l’homosexualite ou produites par une homosexuelle revendiquant (ou pas) son appartenance a une minorite. Pourtant, si nous considerons que les differentes productions d’artistes, d’auteures ou de figures historiques, sont avant tout valorisees parce que produites par des membres de la communaute, alors la demarche relève d’une dimension propagandiste. Ce qui est plebiscite n’est pas tant l’œuvre en soi, mais la capacite de la femme homosexuelle a creer et a revendiquer sa creation en tant que lesbienne. Il y aurait ainsi une tendance a faire primer la sexualite de l’agente productrice et/ou creatrice, sur le contenu de ladite production. De ce fait, le jugement sur la qualite de ce qui est produit est biaise.

De plus, il arrive que la production soit revendiquee sous le prisme du patrimoine lesbien par la communaute, quand son auteure ne revendiquait absolument pas son homosexualite, voire la maintenait dans la sphère privee. « (…) l’homosexualite d’un auteur ne garantit par son attachement a la culture gaie et lesbienne […] Yourcenar, qui refusait deja d’être consideree comme une femme ecrivain, se serait sans doute elevee contre une telle appellation.312 » Pourtant le cas de Marguerite

Yourcenar, enonce par Anne et Marine Rambach, est un parfait exemple des limites d’une telle valorisation de la communaute. L’auteure fait l’objet de nombreux articles et dossiers au sein du magazine313, tous abordant notamment son homosexualite, quand elle ne l’avait jamais elle-même fait de son vivant.

Les avis negatifs sur la qualite des œuvres sont reserves aux pages de critiques culturelles, donc aux presentations de livres, musiques et films du mois. Toutefois ces differents elements sont choisis, en partie, car produits par des membres de la communaute homosexuelle, mais en majorite car traitant de personnages homosexuelle, sans pour autant être la creation de lesbiennes. Les redactrices se font plus volontiers critiques face aux œuvres qui sont produites sur les lesbiennes et non pas par des lesbiennes. Du fait de la revendication d’autonomie et de legitimite, la communaute prend garde a la manière dont on parle d’elle, et plus specifiquement, a la manière dont les heterosexuels parlent d’elle.

Ce type de contenu participe a la construction de lien entre les individus, mais aussi d'une certaine propagande. Le lectorat est ainsi encourage a soutenir et a mettre en avant les realisations produites par les lesbiennes. Le discours au sein de la revue valorise donc le communautarisme, parfois au point de creer l'image utopique d'une communaute entièrement detachee de la presence

masculine. Il offre ainsi aux lectrices des lieux pour se rencontrer (adresses d'associations, structures, lieux de vacances, etc), mais aussi les moyens d'entrer en contact entre elles, notamment par le biais des petites annonces.