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Une expertise valablement écartée sur un point

B. La portée d’une expertise

1. Une expertise valablement écartée sur un point

Un arrêt non publié de 201048 a pour objet une pénible affaire de césarienne pratiquée tardivement. Entrée à l’hôpital à 1h50 du matin, une femme a donné naissance un peu moins de cinq heures plus tard à un bébé (fille), atteinte d’un dommage irréversible au cerveau en raison d’un manque d’oxy-gène et d’alimentation sanguine. Dans la procédure limitée au principe de la responsabilité, l’instance cantonale a retenu tant la faute médicale, consistant

48 TF, arrêt 4A_48/2010 du 9 juillet 2010.

notamment en une omission de procéder à une césarienne en temps utile, que la causalité entre l’omission et le handicap du nouveau-né sur la base de plusieurs expertises : une expertise extrajudiciaire d’accord entre les parties, une expertise judiciaire accompagnée d’un complément d’expertise et, enfin, une expertise privée. L’établissement hospitalier défendeur s’est plaint d’arbi-traire dans l’admission par l’instance cantonale d’une faute médicale et d’un lien de causalité.

Un rappel de la jurisprudence constante sur la valeur probante d’une expertise s’impose. Le Tribunal fédéral distingue l’expertise privée (extra-judiciaire) de l’expertise ordonnée par le juge dans le cadre d’une procé-dure. Alors que les tribunaux ne peuvent pas accorder à une expertise pri-vée plus de force probante qu’à de simples allégations d’une partie49, ils ne doivent pas s’écarter d’une expertise judiciaire sans motifs pertinents et en-courent le reproche d’arbitraire s’ils ne motivent suffisamment leur opinion divergente50. Au contraire, la seule invocation d’une expertise privée à titre de preuve ne procède pas déjà d’une application arbitraire du droit de pro-cédure, en particulier lorsque l’expertise n’est pas contestée, qu’elle se révèle convaincante – comme peut l’être une déclaration de partie – ou encore que l’expert privé est entendu comme témoin et confirme des éléments de fait précis de son rapport51.

Pour en revenir à l’affaire de la césarienne tardive, il était reproché à l’ins-tance cantonale de s’être écartée de l’expertise judiciaire sans justification en faisant reproche au médecin assistant de n’avoir pas recherché un second avis à 3h du matin. En effet, l’expertise n’avait pas considéré cette omission comme constitutive d’une violation des règles de l’art. Le Tribunal fédéral a admis que la cour cantonale s’était écartée de l’expertise d’une manière complète et convaincante (eingehend und nachvollziehbar), raison pour laquelle sa décision ne pouvait pas être attaquée sur ce point52. L’instance cantonale s’était fondée par ailleurs sur les déclarations concordantes de l’expert judi-ciaire et de l’expert privé pour retenir un suivi médical et infirmier insuffi-sant, donc l’existence d’une faute médicale ; sur ce point, l’instance cantonale avait repris sans arbitraire l’avis des experts53.

49 ATF 135 III 670, consid. 3.3.1 ; ATF 132 III 83, consid. 3.4, SJ 2006 I 233, JdT 2006 I 334 ; TF, SJ 1997 58 ; ATF 95 II 364, consid. 2. Dans le même sens, Message relatif au code de procédure civile suisse (CPC) du 28 juin 2006, FF 2006 p. 6841, 6933.

50 ATF 130 I 337, consid. 5.4.2, JdT 2005 I 95, 103 s. ; ATF 128 I 81, consid. 2, JdT 2004 IV 55, 58 ss ; TF, arrêt 4A_48/2010 du 9 juillet 2010, consid. 6.3.2.

51 TF, arrêt 4A_58/2008 du 28 avril 2008, consid. 5.3.

52 Décision commentée, consid. 6.3.2.

53 Décision commentée, consid. 6.4.

Sur la condition de la causalité, examinée au considérant 7 de la décision, le Tribunal fédéral a commencé par rappeler le critère de la vraisemblance prépondérante régissant l’examen de la causalité naturelle lorsque l’acte re-proché consiste en une omission (ici, une césarienne entreprise en temps utile), un raisonnement qui fait intervenir un jugement de valeur au stade de la causalité naturelle déjà. L’établissement hospitalier avait cherché à tirer argument du fait que le fœtus était peut-être déjà atteint au moment où la mère était arrivée à l’hôpital du fait d’un manque d’oxygène préexistant54. On se trouvait ici dans une situation typique d’état de nécessité en matière de preuve (Beweisnot)55, les demandeurs n’étant pas en mesure de prouver quel était l’état préexistant du fœtus. Or, comme l’impossibilité d’apporter cette preuve résultait précisément du fait que le personnel hospitalier n’avait pas fait les examens nécessaires lors de l’entrée de la mère à l’hôpital, les juges ont admis, sous l’angle de la vraisemblance prépondérante, que si le nécessaire avait été fait à temps l’enfant n’aurait pas été atteinte dans sa santé ou du moins pas aussi gravement. Il serait contraire aux principes fondamentaux de la responsabilité civile, ajoutent les juges, de nier l’existence d’un lien de causalité lorsque l’impossibilité de prouver le fait générateur de responsabi-lité résulte précisément d’une omission de faire les recherches médicalement indiquées qui auraient permis d’établir l’état du patient, autrement dit, de la faute médicale56.

L’établissement hospitalier reprochait à la cour cantonale de s’être conten-tée de la simple possibilité que le fœtus fût en bonne santé à son entrée à l’hôpital. La certitude quant à l’état du fœtus ne pouvait effectivement pas être acquise sur la base du dossier. Le Tribunal fédéral remédie à la causa-lité incertaine en recourant au critère de la vraisemblance prépondérante. La question de la perte de chance aurait pu se poser en l’espèce, la faute médi-cale ayant fait perdre au fœtus une chance de naître sans handicap suite à une césarienne pratiquée à temps. En l’espèce cependant, une omission étant reprochée à l’établissement hospitalier, les juges pouvaient se contenter de la vraisemblance prépondérante pour admettre le lien de causalité naturelle, ce qu’ils font d’autant plus volontiers que la faute médicale était grave et avé-rée (« äusserst mangelhaft[e] Geburtsüberwachung und -betreuung »57). En conclu-sion, nonobstant les difficultés de preuve, le principe de la responsabilité a pu être admis.

54 Décision commentée, consid. 7.4.

55 Cf. supra, II, p. 17 s.

56 Décision commentée, consid. 7.4.

57 Décision commentée, consid. 7.5.6 (mise en évidence ajoutée).