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La difficulté de prouver le dommage en matière contractuelle

B. La portée d’une expertise

IV. La difficulté de prouver le dommage en matière contractuelle

Deux affaires tirées de la jurisprudence récente du Tribunal fédéral66 laissent le lecteur perplexe, du moins au premier abord. Le client d’un transporteur et celui d’un entrepreneur ont fait valoir une violation contractuelle établie, du contrat de transport, respectivement d’entreprise, ainsi qu’un dommage cer-tain, mais dont le montant n’est pas établi. Tous deux ont été déboutés malgré l’allègement du fardeau de la preuve qu’autorise l’art. 42 al. 2 CO.

Y. SA a été chargée de transporter six tableaux d’une galerie de New-York à Genève. L’une de ces œuvres était le Pèlerin de l’absolu du peintre belge Marc Eemans. Les tableaux ont été enlevés de la galerie new-yorkaise en août 1999 et placés dans une caisse réalisée spécialement pour leur trans-port. Le Pèlerin de l’absolu ne s’y trouvait pas lorsque la caisse a été ouverte au début de novembre 1999 à Genève. Les recherches faites pour le retrouver sont restées infructueuses. La valeur du tableau indiquée au transporteur était de 50 000 fr. Le tableau avait été précédemment mis en vente au prix de 250 000 dollars sans trouver preneur. Le client a réclamé 375 000 fr. à titre d’indemnisation pour la perte du tableau et obtenu 50 000 fr. en première instance. Sur appel du propriétaire du tableau et appel incident de la société de transport, l’autorité cantonale a confirmé le principe de la responsabilité.

Considérant que le propriétaire du tableau n’avait pas apporté les éléments nécessaires à l’évaluation du dommage correspondant à la valeur du tableau disparu, que les pièces produites en appel étaient insuffisantes et que l’offre de preuve portant sur l’audition de témoins et sur une expertise était tardive,

65 Sur ces questions, voir les contributions de Brulhart V., Bovey B., Jeanneret V., Guyaz A. et Fauchère P.-A. au présent ouvrage.

66 TF, arrêt 4A_154/2009 du 9 septembre 2009 ; TF, arrêts 4A_294/2009 et 4A_296/2009 du 25 août 2009.

la Cour a annulé le jugement et rejeté l’action. Le Tribunal fédéral a confirmé cette décision avec pour résultat que le transporteur répondait de la perte du tableau, mais, le dommage n’étant pas établi, ne devait aucune indemnisation au client.

Le demandeur invoquait une violation de l’art. 42 al. 2 CO. Il était en effet dans l’incapacité de prouver son dommage – qui était on ne peut plus certain – du fait que le tableau avait disparu, ce en quoi consistait précisé-ment la violation des obligations du transporteur. Le Tribunal fédéral ne s’est pas laissé arrêter ici par l’idée qu’il serait contraire aux principes fondamen-taux de la responsabilité civile de nier un dommage lorsque l’impossibilité de prouver celui-ci est une conséquence de la violation par le débiteur de ses obligations67. Peut-être l’instruction avait-elle été insuffisamment menée en première instance. Le jugement de première instance paraissait cependant raisonnable lorsqu’il considérait que le prix de vente demandé à New-York ne prouvait pas que l’œuvre perdue valût effectivement ce montant, et que les dommages-intérêts devaient être limités à la valeur (50 000 fr.) annoncée dans les documents de transport68.

Dans un contrat portant sur la construction d’une halle industrielle, le client a fait valoir un dommage consécutif à un défaut avéré : un manque de planéité du radier avait nécessité des réparations qui, à leur tour, avait entraîné retard et inconvénients pour le client. Le défaut n’étant plus contesté devant le Tribunal fédéral, il appartenait au maître d’ouvrage qui réclamait des dommages-intérêts sur la base de l’art. 368 CO de prouver l’existence et l’étendue de son dommage ainsi que le rapport de causalité avec le défaut, conformément aux art. 42 al. 1 CO et 8 CC69. A l’appui de son préjudice, le maître de l’ouvrage avait produit deux rapports établis par la fiduciaire en charge de la comptabilité de l’entreprise. Ces rapports considérés comme des expertises privées valant simple allégué d’une partie, contenaient des postes posant problème. Le maître d’ouvrage, après avoir proposé l’administration d’une expertise judiciaire, y a renoncé sans fournir d’explications ; une telle expertise aurait pu confirmer ou infirmer les évaluations faites par la fidu-ciaire dans les rapports versés au dossier cantonal70. Le Tribunal fédéral a écarté l’application de l’art. 42 al. 2 CO en retenant que la preuve du préju-dice allégué aurait été possible par l’administration de preuves appropriées (pièces ou témoignages)71. Le maître d’ouvrage a été débouté de son action en dommages-intérêts malgré le défaut avéré de l’ouvrage.

67 Cf. supra, n. 55.

68 Arrêt commenté, B.

69 Arrêt commenté, consid. 3.2.

70 Arrêt commenté, consid. 5.2.

71 Arrêt commenté, consid. 5.3.

Il paraît bien difficile de prouver un dommage patrimonial dont l’exis-tence est pourtant certaine. Faute de tables Stauffer & Schaetzle ou de Cote Argus pour évaluer celui-ci, le propriétaire du tableau perdu ou le maître de l’ouvrage doivent se garder de se reposer sur le pouvoir du juge de déter-miner équitablement le dommage en considération du cours ordinaire des choses selon l’art. 42 al. 2 CO – dont chacun sait qu’il n’est pas un « oreiller de paresse » pour le plaideur72. On se souviendra aussi que l’estimation du dommage selon l’art. 42 al. 2 CO repose sur le pouvoir d’apprécier les faits.

Relevant de la constatation des faits, elle est soustraite au contrôle du Tribu-nal fédéral73.

V. Conclusions

Au terme de notre analyse, nous retenons les conclusions suivantes :

1.

Pour faire aboutir une demande d’indemnisation, la victime doit convaincre le tribunal de l’existence de certains faits – ceux sur lesquels elle fonde sa de-mande. En matière de responsabilité civile, il convient d’observer trois règles notamment, qui s’adressent tant aux tribunaux (de première instance) qu’aux plaideurs. La première est une règle générale de procédure, les deux autres sont spécifiques à la responsabilité civile :

a. On ne saurait s’écarter d’une expertise judiciaire sans justification ; quant à l’expertise privée, elle ne suffit pas, à elle seule, à emporter la conviction.

b. La victime doit établir le montant exact de son dommage et ne se fonder sur le pouvoir d’appréciation du juge qu’en dernière extrémité.

c. La vraisemblance prépondérante ne suffit que pour prouver la causalité naturelle (hypothétique) ou remédier à un état de nécessité en matière de preuve.

Les règles paraissent claires. Leur application dans un cas particulier l’est moins. La justification nécessaire pour s’écarter d’une expertise judiciaire est-elle donnée en l’espèce ? L’expertise privée est-elle convaincante même si elle n’émane pas d’un expert judiciaire ? Le juge acceptera-t-il de considérer que les conditions de l’exercice de son pouvoir d’apprécier le dommage selon

72 Chaix F., La fixation du dommage par le juge (art. 42 al. 2 CO), in Chappuis C. / Winiger B. (édit.), Le préjudice, Une notion en devenir, Genève/Zurich/Bâle 2005, p. 39 ss, n. 22.

73 ATF 131 III 360, consid. 5.1 ; ATF 126 III 388, consid. 8a ; ATF 122 III 219, consid. 3b.

l’art. 42 al. 2 CO sont réunies ? La thèse de la victime sur le déroulement cau-sal est-elle plus vraisemblable que celle de la partie qui nie sa responsabilité ? Dans l’affaire de l’hépatite B, on peut comprendre que la cour cantonale n’ait pas pu simplement substituer sa propre appréciation à celle de l’expert sur le risque de contamination ensuite d’une gastroscopie74. Tout comme il est compréhensible que, dans l’affaire de la prothèse totale de hanche, face à deux expertises extrajudiciaires parvenant à des conclusions opposées, le tribunal s’en soit remis à une troisième expertise, judiciaire celle-ci, pour conclure que la lésion du nerf crural droit survenue au cours de l’opération ne pouvait pas être évitée, donc ne constituait pas une erreur médicale75.

2.

La pratique a trouvé un remède de droit matériel aux difficultés de prouver l’erreur technique du médecin en passant par la voie du défaut de consente-ment du patient76, qui modifie à la fois le thème et le fardeau de la preuve77. Lorsque le patient ne parvient pas à prouver l’erreur technique, il pourra tenter d’invoquer le défaut de consentement résultant d’une information in-suffisante fournie par son médecin sur les risques de l’opération, à charge pour le médecin de tenter de prouver, à son tour, qu’il a correctement informé son patient.

Malgré les progrès réalisés dans ce domaine, il n’est pas certain que la culture médicale ait toujours bien intégré la nécessité pour le médecin de se placer au niveau du patient afin de donner à celui-ci une information lui per-mettant de prendre une décision éclairée relative à sa propre santé. La botte du médecin, qui vient corriger les excès possibles de la violation du devoir d’informer78, consiste à invoquer le consentement hypothétique du patient, une contre-objection de droit matériel dont la preuve reste à la charge du médecin79.

Quoi qu’il en soit, la sanction du défaut d’information n’est toutefois pas réglée de manière convaincante. Selon nous, le défaut d’information devrait entraîner le droit à une indemnité pour tort moral, indépendamment de

74 Cf. supra, n. 64.

75 Cf. supra, n. 20.

76 Cf. supra, III.A.1, p. 19 ss.

77 Voir supra, III.A.4-5, p. 23 ss, pour la critique de cette construction concernant les sanctions de la violation du devoir d’informer du médecin.

78 Exigence qui tient, parfois, du prétexte : Chappuis C., La responsabilité pour l’information fournie à titre professionnel : vers un droit subjectif absolu à être informé ?, in Chappuis C. / Winiger B. (édit.), La responsabilité pour l’information fournie à titre professionnel, Genève/

Zurich/Bâle 2009, p. 11 ss, 21 s.

79 L’objection a été admise dans l’affaire commentée ici : ATF 133 III 132, consid. 3. Cf. supra III.A.3, p.22 s.

l’issue de l’intervention médicale et du consentement hypothétique du pa-tient. Quant au dommage corporel en l’absence d’une information adéquate, il devrait en principe aussi faire l’objet d’une indemnisation lorsque le mé-decin ne parvient pas à prouver le consentement hypothétique du patient ; à notre avis, le médecin devrait cependant pouvoir opposer au patient le dom-mage que celui-ci aurait subi en refusant l’intervention et le faire déduire du dommage réparable.

3.

Par ailleurs, une autre difficulté fréquente de preuve est celle du dommage lorsque le résultat visé par l’activité dommageable était aléatoire. Cette diffi-culté devrait conduire à faire admettre selon nous la doctrine de la perte d’une chance80. Là où un fait générateur de responsabilité est acquis, cette doctrine apporterait une solution qui tient compte des intérêts des deux parties. En effet, elle permettrait au demandeur de faire admettre qu’en présence d’un fait générateur de responsabilité prouvé, celui-ci lui a fait perdre une chance d’obtenir le résultat espéré. Il appartiendrait au demandeur de démontrer que cette chance était sérieuse et réelle et donc d’en fournir l’évaluation. Mal-gré le refus du Tribunal fédéral dans l’affaire de la méningite d’accepter cette doctrine, nous pensons que le dernier mot n’a pas été dit à ce sujet81.

4.

L’examen de la jurisprudence par le prisme de la preuve révèle une dernière règle dont l’énonciation reste plus hasardeuse que les trois mentionnées plus haut, lesquelles sont fondées sur la loi ou sur une jurisprudence bien établie : dans les affaires où le demandeur est un consommateur ou une partie faible, il convient en principe de protéger le demandeur contre les rigueurs exces-sives du droit de la preuve.

Cette dernière règle trouve sa place dans la zone grise des éléments dé-terminants pour emporter la conviction du juge. Il n’est ainsi pas étonnant que la cristallisation des exceptions à l’exigence d’une preuve stricte se soit faite dans l’affaire de la cafetière explosive82, ni que la jurisprudence admette certains aménagements en faveur du patient83. Dans d’autres affaires en re-vanche, contractuelles en l’occurrence, les rigueurs de la preuve du dommage sont restées entières, que ce soit pour le client du transporteur ou celui de

80 Cf. supra, I, p. 14 ss.

81 Cf. supra, I.A. et n. 2 et 3, p. 14.

82 Cf. supra, II, p. 17 s.

83 Cf. supra, III, p. 18 ss.

l’entrepreneur ; peut-être ceux-là ne méritaient-il pas en l’espèce d’être assi-milés à des parties faibles84.

5.

Notre panorama de la jurisprudence récente sur la preuve en droit de la res-ponsabilité civile confirme que la preuve est un art. Un art difficile !

84 Cf. supra, IV, p. 31 ss.

Le juge et l’expert – Que vaut