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Vincent Brulhart *

D. Conclusion provisoire

IV. Compétences du juge et du législateur

Le principe de la séparation des pouvoirs n’est sans doute pas un dogme intangible. Jean-François Aubert lui-même constatait que la délimitation est parfois difficile, notamment entre l’administration et la juridiction. Il serait illusoire selon lui de penser que la justice appartient au seul juge et la législa-tion au Parlement exclusivement. Il y aurait lieu bien plutôt de rechercher une forme d’équilibre entre des fonctions certes distinctes à titre principal, mais appelée à coopérer dans l’intérêt du bon fonctionnement de l’Etat.

Cette idée se retrouve dans les principes relatifs aux sources du droit : le législateur et le juge coopèrent, bien que l’un et l’autre aient a priori des champs d’activité distincts. Les conceptions jacobines de la Révolution fran-çaise ont vécu. Elles faisaient du juge un exécutant servile et conférait un pouvoir sans partage au législateur31. Cette attitude a conduit vers une juris-prudence frappée du sceau d’un rationalisme rigoureux (Begriffsjurisprudenz).

La situation a évolué ; on a peu à peu reconnu que la loi ne peut tout ré-gler, qu’elle comprend par conséquent des lacunes que la jurisprudence doit tendre à compléter en prenant en compte les intérêts en présence ; ainsi s’est développée la jurisprudence dite « des intérêts » dès les années 192032.

28 Cf. par ex. les tribunaux de commerce (Handelsgerichte) dans les cantons de BE, AG, SG et ZH ; art. 6 CPC fédéral.

29 R. Brehm, Einige herausfordernde Gedanken zu den Grenzen des Schadenersatzrechts, ZBJV 4/2006, p. 325 ss ; G. Chappuis, Les tables de capitalisation. Le calcul des dommages corporels en évolution, in P. Tercier, Capitalisation – Nouvelles voies, Fribourg, 1998, p. 121 ss.

30 S.Weber / M. Schaetzle, Personenschaden im Rück- und Ausblick : eine kritische Standortbe-stimmung, Personen-Schaden-Forum 2010, Zurich, p. 281 ss.

31 « Mais les juges de la nation (…) ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur » (C.-L. de Montesquieu, L’es-prit des lois, Livre XI, chap. 6, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, Paris, 1951, p. 404).

32 Cf. H. Schoppmeyer, Juristische Methode als Lebensaufgabe, Tübingen, 2001, p. 179 ss.

Pour autant, le juge reste tenu par la loi. S’il peut certes créer des règles de droit, reste à fixer l’étendue de son domaine de compétence. La question rappelle celle des frontières d’interprétation ; car là où cette dernière atteint ses limites, peut débuter la création de droit par le juge33.

Si l’interprétation doit être regardée comme un moyen de retrouver le sens d’un écrit, il faut alors nécessairement considérer sa provenance ; le texte est en effet la représentation d’un message dont la communication initiale est intervenue oralement. On sait les difficultés que comporte la traduction d’une idée ainsi exprimée dans une forme textuelle. Le législateur n’y échappe pas.

Marc Amstutz le remarque, en même temps qu’il analyse les conséquences qui découlent de la forme codifiée que prend le droit dans les sociétés mo-dernes. Difficultés d’une tradition écrite où il s’agit de retrouver la part du message originel perdue au cours des tentatives de formalisation. D’où cette conception selon laquelle le libellé de l’art. 1 al. 1 CC conduirait à des am-biguïtés : la loi régit toutes les matières auxquelles se rapportent la lettre et l’esprit de l’une de ses dispositions, plutôt que la lettre ou l’esprit34.

Il est une autre difficulté dans ce contexte qui tient au caractère incomplet de notre code. Le législateur consacre certes le primat de la loi, mais il recon-naît aussi « que son œuvre peut n’être pas complète et il autorise le juge à en combler les lacunes »35. Ariane Morin rappelle que la genèse du Code civil suisse repose sur la volonté d’en faire une « loi populaire » ; elle montre que de cette intention découle, parmi d’autres conséquences, l’adoption d’un texte volontairement lacunaire visant pour l’essentiel à traiter les situations jugées les plus importantes de la vie quotidienne. Par ailleurs, les normes sont for-mulées en termes généraux ; il a été renoncé à régler tous les détails des états de fait susceptibles de tomber sous le coup de la loi ; nombre de dispositions restent intentionnellement imprécises36.

Dans une approche plus sociologique, d’aucuns se sont demandés si le droit répond aujourd’hui encore aux fonctions qui étaient les siennes autre-fois. Le sociologue Giovanni Busino rappelle qu’il est devenu difficile de fournir des critères juridiques appropriés à la solution de conflits sociaux, à maîtriser les crises selon les méthodes juridiques. En tous les cas, la fonc-tion du juriste change : « Il n’est plus le (…) conservateur des modèles norma-tifs. Désormais il transforme, intègre, donne des significations précises aux

33 Art. 1 II CC ; H. Deschenaux, Le Titre préliminaire du Code civil, Fribourg, 1969, p. 45.

34 M. Amstutz, Der Text des Gesetzes, Genealogie und Evolution von Art. 2 ZGB, RDS 2007 II, pp. 237 ss, 244 et 248.

35 H. Deschenaux, op. cit. (n. 34), p. 65.

36 A. Morin, Les articles 2 et 4 CC : deux règles dans l’esprit du Code civil suisse, RDS, 2007, II, pp. 203 ss, 219-220.

règles et cela grâce aussi aux variables institutionnelles, sociales, culturelles, idéologiques »37.

De toutes les manières, lorsqu’il entreprend de créer une règle de droit, le juge doit tenir compte d’un principe fondamental indispensable à la sécu-rité juridique : nous faisons référence à la prévisibilité. Le juge doit à cet égard dérouler son raisonnement à partir de critères simples ; le recours à l’analo-gie se révèle à cet égard un des moyens les plus appropriés38. Certains au-teurs ont d’ailleurs craint la généralisation de méthodes fondées sur la pure casuistique39.

Ces remarques résonnent spécialement en droit de la responsabilité ci-vile. La codification en cette matière est en effet particulièrement « légère » (« besonders lockerer Kodifikationstil »). Ce résultat tient pour partie non né-gligeable au fait que le législateur marquait assez peu d’intérêt pour le droit de la responsabilité civile au début du siècle passé, son attention ayant été plutôt retenue par l’unification et la modification du droit civil qui relevait jusque-là des compétences cantonales40.

On comprend de ce point de vue par exemple que la notion de dommage se soit développée ; on conçoit également la justification des principes relatifs à la prédisposition constitutionnelle en tant qu’ils se rapportent à la compré-hension du rapport de causalité ou à la notion du dommage réparable.

Est plus discutable à cet égard la reconnaissance d’une RC fondée sur la confiance ou encore la reconnaissance d’un tableau clinique caractéristique.

La responsabilité fondée sur la confiance a beaucoup fait parler d’elle au mo-ment où le Tribunal fédéral publiait deux arrêts très remarqués : Swissair et Grossen, des jugements qui datent aujourd’hui déjà de plus de quinze ans41. La question a été posée de savoir si le pouvoir judiciaire disposait de la légi-timité nécessaire pour ouvrir cette nouvelle voie. « Les types de responsabili-tés doivent être du ressort du législateur » a-t-on proclamé42. Rien n’indique, poursuivait-on, que « notre législateur ait rédigé le Code des obligations en

37 G. Busino, Le droit et la jurisprudence, science storicosociale ?, Mélanges Pierre Moor, Berne, 2005, p. 36.

38 A. Morin, op. cit. (n. 37), p. 224 s. ; A. Meier-Hayoz, Berner Kommentar Artikel 1-10 ZGB, Berne, 1962, N 346 ss ad art. 1 CC.

39 Cf. p. ex. A. Meier-Hayoz, op. cit. (n. 39), N 340 ss ad art. 1 CC.

40 P. Widmer / P. Wessner, Revision und Vereinheitlichung des Haftpflichtrechts, Erläuternder Be-richt, Berne, 2000, p. 1 ss ; cf. p. ex. M. Bors, Zur « Volkstümlichkeit » des ZGB, in P. Gauch / F. Werro / P. Pichonnaz, Mélanges en l’honneur de Pierre Tercier, Genève/Zurich/Bâle, 2008, p. 135.

41 ATF 120 II 331/JdT 1995 I 359 ; ATF 121 III 350 ; cf. p. ex. R. Brehm, La responsabilité fondée sur la confiance dans le domaine des assurances, Journée de la responsabilité civile, 2000, C. Chappuis et B. Winiger (éds), Genève, Zurich, Bâle, 2001, p. 95.

42 R. Brehm, op. cit. (n. 42), p. 95 ; ATF 74 II 106.

‹ oubliant › un type de responsabilité, oubli qui ne serait apparu qu’après plus de quatre-vingts ans ». Ou encore : « Il s’agit là (…) d’une question trop essen-tielle pour être décidée par l’autorité judiciaire – si bien inspirée soit-elle »43.

Par ailleurs, regarder le concept comme constituant une responsabilité d’un troisième type, sise entre contrat et délit, échappant à l’art. 97 CO, a pu conduire certains à se demander si le Tribunal fédéral, dans son activité créa-trice de droit, a tenu un juste compte du critère de l’insertion, à savoir le prin-cipe selon lequel la solution doit s’insérer logiquement et harmonieusement dans l’ordre juridique44.

De fait, on trouve dans la doctrine récente une réflexion intéressante sur le fondement et la source de la responsabilité fondée sur la confiance. Selon l’ancien Juge fédéral Hans-Peter Walter, toute la discussion sur la « nouvelle voie » découlerait en réalité d’un malentendu. Son raisonnement repose sur la distinction entre le fondement de l’obligation et les conséquences de sa vio-lation. Le dommage doit être réparé en raison d’une mauvaise exécution d’un devoir de comportement, ce dernier étant qualifié d’« obligation primaire ».

Celle-ci peut trouver son origine dans un contrat ou dans l’existence d’une relation particulière en application du principe de la confiance. Dans cette se-conde hypothèse, l’injonction d’agir découle des règles de la bonne foi. L’art. 2 CC n’engendre alors que la naissance de la prétention ; ainsi considérée, cette disposition est une « norme de protection », pas une « norme de responsabi-lité ». L’art. 97 I CO régit quant à lui les conséquences de la violation en tant qu’il doit se comprendre, non comme une règle du droit des contrats, mais bien comme une disposition visant les conséquences de l’inexécution d’obli-gations. La disposition s’appliquerait aussi bien à toute obligation, quel qu’en soit le fondement, pas seulement aux obligations contractuelles45.

Le problème du tableau clinique caractéristique s’est spécialement posé dans le contexte des lésions bénignes du rachis cervical. En raison de l’ab-sence de tout déficit organique objectivement constatable, il est médicalement et juridiquement très hasardeux de tenter d’établir si tel accident (bénin) est à l’origine des plaintes durables de la victime. Le Tribunal fédéral des as-surances a cependant cru reconnaître l’existence d’un « tableau clinique ca-ractéristique » (qui inclut des troubles tels que vertiges, céphalées, malaises, problème de vision et de mémoire, etc.), lequel tableau affecterait précisément

43 Cf. R. Brehm, loc. cit.

44 Cf. A. Morin, op. cit. (n. 37), p. 230.

45 Cf. H.-P. Walter, Responsabilité fondée sur la confiance et devoir d’information, in La responsa-bilité pour l’information fournie à titre professionnel, Journée de la responsaresponsa-bilité civile, 2008, C. Chappuis et B. Winiger (éds), Genève, Zurich, Bâle, 2009, pp. 158-159 ; également sur la ques-tion du champ d’applicaques-tion de l’art. 97 CO, P. Tercier, Abus de confiance ?, La responsabilité fondée sur la confiance, Journée de la responsabilité civile, 2000, C. Chappuis et B. Winiger (éds), Genève, Zurich, Bâle, 2001, pp. 72-73.

les victimes de lésions non objectivables46. Le concept a déjà été critiqué, notamment en raison de son imprécision et d’une spécificité médicalement douteuse47. Là n’est pas l’objet de notre discours. La question, dans le présent contexte, est plutôt de savoir si le juge est autorisé à normer ainsi l’expérience générale de la vie. Le législateur, en imposant l’exigence d’un rapport de cau-salité, entend bien que l’appréciation de chaque cas intervienne de façon in-dividualisée. Lorsqu’il pose une telle condition, il ne vise pas le résultat en tant que tel, mais entend bien que l’analyse porte sur le point de savoir si tels effets peuvent être attribués à telle cause. Passer outre les caractéristiques du cas d’espèce, en imputant d’emblée sur la base d’une appréciation a priori, tels symptômes à telle cause, revient à inclure d’autorité certaines situations dans le champ de protection d’une institution juridique. Telle n’était pas l’intention du législateur en matière d’assurance accident selon la LAA, laquelle est bien qualifiée d’assurance « causale »48. Au surplus, les expertises biomécaniques permettent aujourd’hui des analyses fiables qui tiennent un juste compte des contraintes mécaniques sur la physiologie des êtres humains. Pour n’être pas une science exacte, la biomécanique n’en contribue pas moins de façon dé-terminante à statuer sur l’existence d’un rapport de causalité naturelle49. La tendance actuelle du Tribunal fédéral est bien désormais de faire primer les circonstances concrètes sur les données purement médicales, et de considérer à cet égard les apports de la biomécanique en tant qu’instrument reconnu au service du juge et du médecin50.

V. Conclusion

Notre exposé aurait pu, aurait dû même peut-être, s’intituler « le juge ou l’ex-pert ». Il aurait ainsi mis en évidence que le champ de l’un est distinct de celui de l’autre. Le premier décide en application du droit, tandis que le se-cond apporte les éléments de fait nécessaires à la subsomption. Pour sédui-sante qu’elle soit en théorie, cette conception ne rend pourtant pas un juste compte de la réalité : en dépit de toutes ses qualités, le juge n’est pas

om-46 Cf. ATF 117 V 359 c. 4, p. 360 ; 119 V 335 c. 2, p. 338 ss ; 134 V 110.

47 Cf. p. ex. P. Jäger, Darstellung und Kritik der neueren Rechtsprechung des Eidgenössischen Versicherungsgerichts zum adäquaten Kausalzusammenhang beim Schleudertrauma der Hals-wirbelsäule, HAVE/REAS 4/2003, p. 291 ss et les références ; cf. également R. P. Steinegger, Verschärfte « Schleudertrauma »-Praxis – Steife Bise von vorne oder von hinten ?, HAVE/REAS 4/2010, p. 402 s.

48 Cf. A. Rumo-Jungo, Haftpflicht und Sozialversicherung, Fribourg, 1998, p. 87 ss.

49 Cf. Biomechanik und Unfallanalyse als Grundlage der Haftungsbeurteilung, Forum HAVE/

REAS 4/2010, p. 374 ss avec des contributions de M. Voisard / A. Florin / M. Muser / F. Walz, M. Weber, A. Beeler, G. Chappuis et B. Studhalter.

50 Cf. ATF 4A.540/2010 du 8 février 2011.

niscient. L’expert, compte tenu de son expérience, peut apporter quant à lui les éléments indispensables à l’appréciation finale. La tendance se renforce en même temps que progressent la technologie et la spécialisation. Dès lors, l’alternative est la suivante : soit les juges sont confinés à certains domaines particuliers et deviennent hautement spécialisés, soit ils doivent collaborer étroitement avec l’expert, tout en gardant une vue générale sur l’impact des décisions de justice à l’endroit des évolutions sociales. La seconde voie nous paraît préférable ; d’où le titre de notre contribution (« le juge et l’expert ») et notre conclusion : il faut admettre le principe d’une étroite et indispensable collaboration dont les modalités, loin de reposer sur de seules distinctions théoriques, doivent tenir également compte des spécificités concrètes liées à certaines matières d’appréhension difficile.

Responsabilité de l’expert