• Aucun résultat trouvé

une entrée possible pour saisir le mouvement

Nous choisissons d’aborder la Place de la Convention en utilisant trois notions pour guider l’analyse des mobilités comme clef de lecture des ambiances :

- un premier parti pris est de mettre sur le devant de la scène des observations, non pas le lieu directement mais les personnes qui le fréquentent ;

- il découle de ce premier engagement, la volonté de décrire les individus observés au travers des qualités de leurs pratiques spatiales ;

- enfin l’orientation méthodologique de la démarche nous amène à proposer une formalisation des régimes de présence, de mouvement et d’activités des individus en passant par la notion de trajectoire.

Les « individus ». Poser le regard sur l’individu ne « va pas de soi » dans la discipline géographique. Pourtant, déjà plusieurs approches ou écoles géographiques ont milité pour favoriser cette entrée proposant des cadres plus ou moins formels (les courants comme celui lié à la notion d’espace vécu, à la phénoménologie, ainsi qu’à la « time-geography » etc.) et puisant dans les « boîtes à outils » des disciplines voisines (sociologie interactionniste, démographie – analyses des biographies- par exemple). Pour le géographe c’est un retournement de position car il ne s’agit plus de voir comment le lieu est investi et d’en observer des formes et structures récurrentes, (modélisation spatiale) mais plutôt de capturer la manière dont l’individu appréhende le lieu et d’en observer les qualités (adaptation, appropriation…) et les régulations (accessibilité, contraintes…).

Les « pratiques ». Elles nous intéressent dans la mesure où elles permettent d’interroger le concept d’espace au travers de l’expérience triviale et quotidienne des lieux. Si l’on admet que les dimensions physiques, structurelles et identitaires de l’espace (voire du territoire) sont toutes convoquées dans et par la réalisation des actions quotidiennes des individus, il fait sens de centrer l’observation sur ces actions en prenant soin de conserver leur caractère localisé dans l’espace et situé dans le temps. Le lieu n’est pas un support neutre ; il se définit par des qualités changeantes en fonction du temps, du contexte social. Etudier les pratiques spatiales des passants, c’est mettre en évidence des activités qui découlent d’une adéquation entre les intentionalités des personnes (portées par leurs besoins et leurs désirs) et les possibilités offertes par leur environnement. Les pratiques sont donc la réalité de processus de choix d’actions en fonction de ressources disponibles : les décrire et les comprendre, c’est s’attacher à reconstituer les situations dans lesquelles elles sont ancrées et c’est aussi suivre dans le temps leur mise en œuvre.

Les « trajectoires ». Elles sont l’expression matérialisée dans l’espace et dans le temps des actions (pratiques) des individus. Cette notion permet d’abord de poser un terme formel pour désigner la trace invisible que laisse un individu dans ses cheminements quotidiens sur les lieux qu’il traverse ; cependant, nous l’utiliserons ici comme outil d’analyse capable de transformer les récits des parcours individuels en une description graphique normée. Ces trajectoires spatio-temporelles auront ainsi force de comparaison.

Le choix d’aborder la réalité du mouvement quotidien sur une place publique à travers l’individu et ses activités dans l’espace et le temps s’inscrit explicitement dans le cadre théorique de la time-geography (Hägerstrand 1970), formalisée et développée par Torsten Hägerstrand. C’est en effet une tentative originale et formelle d’intégrer explicitement l’espace et le temps comme éléments d’analyse pour décrire les activités humaines dans un espace géographique.

Un cadre de pensée : la time-geography

The temporality of everyday life is marked by the irony which is its own creation, for this temporality is held to be ongoing and non-reversible and, at the same time characterized by repetition and predictability (Stewart 1984, cité par Mike Crang in “timespace geographies of temporality”, Routledge, 2001.)

La time-geography propose un appareil conceptuel assorti de représentations graphiques pour décrire et comprendre avec précision l’ordonnancement et la coordination spatio-temporels des comportements humains, ainsi que le fonctionnement des lieux géographiques à partir du couple individu/environnement. L’originalité de la proposition tient à la vision du monde dite « physicaliste » (Thrift, 1983) qu’elle sous-tend : elle propose d’appréhender la réalité physique des comportements humains dans leur dimension spatiale et temporelle, c’est-à-dire de saisir leur position physique dans leur environnement (« location in space ») et de suivre en continu leur déroulement (« duration in time ») et leur portée spatiale (« areal extension ») (Hägerstrand, 1970). Elle montre ainsi en quoi et comment l’espace et le temps fonctionnent comme des ressources et des contraintes indissociables et indispensables à la réalisation des activités humaines.

Plus précisément, la time-geography cherche à travailler sur le problème de la coordination spatio-temporelle des activités humaines : ainsi les individus sont définis par leur capacité à élaborer des activités pour servir leurs projets, et l’environnement est décrit comme un ensemble d’entités et de ressources accessibles dans l’espace et dans le temps selon des règles physiques ou sociales. A partir de là, c’est un appareil conceptuel et graphique qui est décliné, permettant de visualiser graphiquement les trajectoires individuelles dans un « aquarium » symbolisant dans ses dimensions x et y l’espace et dans sa dimension z le temps (figure 1).

d d Temps Espace S 2 S 1

Figure 1 : L’aquarium spatio-temporel : trajectoires et lieux. L'espace représente un territoire, grand ou petit, et sur l'axe des ordonnées est représenté le temps. Un individu décrit une trajectoire qui est constituée de séjours en différentes stations « S1 », « S2» et de déplacements « d» entre les stations.

L’étude des trajectoires s’attache à trouver des logiques de choix qui poussent les individus à allouer le temps et l’espace d’une certaine manière. La perspective adoptée est celle d’une vision du monde où les individus développent des stratégies d’adaptation face à un environnement qui leur offre des possibilités et leur oppose des contraintes. Des propriétés universelles, déclinées sous forme de contraintes - contrainte de capacité, contrainte de coordination, contrainte de pouvoir (Chardonnel 2001) - qui régulent et/ou déterminent la portée d’action des individus.

Cette tentative d’objectiver et de formaliser les logiques sous-jacentes à la construction des trajectoires dans l’espace et dans le temps se confronte à la critique qui voit dans cette approche une amnésie des dimensions phénoménales et sensibles de l’environnement d’une part et une réduction de l’individu à sa stricte dimension physique (l’unité du corps) (Buttimer…, Stock 2005). Rien ne semble pouvoir prendre en considération les ressorts de l’expérience sociale et/ou personnelle qui guident les choix individuels et collectifs dans les situations de rencontre (interaction), ainsi que sur la constitution sociale et culturelle différenciée de l’espace.

D’une mathématique de l’espace-temps à une pragmatique de l’espace-temps ?

Partant de cette ontologie de l’espace-temps, nous ouvrons le débat à travers la démarche empirique adoptée sur la Place de la Convention d’une possibilité de dépasser les limites évoquées par la critique d’une time-geography se réduisant à une « mathématique de l’espace-temps »

En effet, nous postulons que la time-geography a aussi vocation de proposer un cadre conceptuel pour le développement d’une géographie des co-présences. Celle-ci doit tendre à expliquer des pratiques spatiales non seulement par la rencontre d’un contexte matériel et « organisationnel » de l’environnement avec l’action d’un individu, mais aussi par l’émergence d’éléments sensibles dans la trajectoire d’une personne.

Cette géographie des co-présences peut se décliner selon deux niveaux : l’individu et le lieu.

- Le niveau individuel permet de mettre en évidence l’ordonnancement et la coordination spatio-temporels des activités, la différenciation des itinéraires spatio- temporels entre différents individus et les contraintes qui affectent chaque individu de façon différente, en fonction de ses capacités de déplacements par exemple. En outre, le regard porté sur l’individu peut aussi éclairer les intentionnalités grâce à la description qualitative des activités qui s’insèrent dans des projets relevant des histoires individuelles.

- Le niveau du lieu insiste plutôt sur les agencements spatiaux et temporels qui permettent la réalisation des projets des individus. À l’échelle du quartier ou d’une ville, l’ensemble des individus (ou système de population) circule à travers le réseau d’offres de services disposées dans l’environnement et élabore de manière ordonnée un programme d’activités qui permet de réaliser les projets (travailler, s’occuper de sa

famille, etc.). Les lieux traversés prennent alors une épaisseur intéressante puisqu’ils matérialisent dans le temps et dans l’espace l’effet des coordinations entre ressources et activités. Ils sont désignés par le terme de « pockets of local order » défini par Hägerstrand, et Lenntorp (Lenntorp 2004), soient des poches d’espace-temps assez structurées et ordonnées pour être accessibles à un certain nombre d’individus dont les projets nécessitent qu’ils se rencontrent (matériellement ou virtuellement) et/ou qu’ils partagent une ressource localisée sans être inquiétés ou dérangés par quelques évènements extérieurs.

Encore peu d’études empiriques ont été conduites pour montrer en quoi le concept de « pockets » permet de bien identifier et caractériser les co-présences à l’œuvre dans une situation donnée. Dans une étude sur les mobilités quotidiennes des Suédois, Ellegård et Vilhelmson montrent comment la maison (home) est un exemple significatif d’une « pocket of local order » (Ellegård and Vilhelmson 2004). Ils décrivent, en se basant sur l’analyse de données descriptives sur les activités quotidiennes que la maison est l’endroit où les membres d’une famille se réunissent afin de réaliser le projet de vie familial, c’est-à-dire de co-construire et vivre une vie ensemble. Bien plus qu’un simple lieu, la maison sert ce projet en accueillant toutes sortes d’activités à la fois fonctionnelles et symboliques qui s’organisent de manière coordonnée entre les besoins et les contraintes des différents membres. La maison constitue par exemple le « lieu de repli » quotidien nécessaire à la vie, voire survie, biologique des individus (restauration, sommeil, etc.) ; elle est aussi le lieu privilégié de la prise en charge des enfants (activités de soins, éducation parentale, etc.), projet mobilisant à la fois des registres pratiques et symboliques (valeurs éducatives, sociales, culturelles…), et nécessitant des moments de co-présence et de dialogue entre les parents et les enfants. Enfin, elle permet la coordination des activités professionnelles et de loisirs, qui se déroulent certes le plus souvent à l’extérieur de l’habitation mais qui y sont pourtant programmées matériellement (organisation des transports…). L’ensemble de ces activités nécessite donc bien que la maison fonctionne telle une plate forme permettant la communication et la coordination entre individus de manière ordonnée dans le temps et dans l’espace.