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La place se présente comme une immense scène de théâtre. Le rideau se lève dès 5h du matin avec le passage des travailleurs matinaux, entre 7h et 8h du matin les pas se multiplient et se pressent, les employés, les étudiants, les élèves, etc. se précipitent et se croisent sur place. Les serveurs commencent à installer les sièges, les parasols et les tables sur les terrasses des cafés, quelques habitués s’arrêtent le temps de siroter un café ou un jus d’orange. Pendant toute la matinée les spectateurs et les acteurs-spectateurs se suivent : les

Présentation de l’espace de spectacle de la place Beb Bhar

chariots des transporteurs, les travailleurs, les commerçants qui préparent l’ouverture des magasins, les passants pressés, les agents de sécurité, les taxis des algériens, tous circulent, stationnent et préparent la première scène de la journée. Dès 9h la mise en place s’achève et le spectacle commence. Une scénette attire notre attention, nous l’avons nommée « Le ménage matinal » : un commerçant, les jours où la fontaine est en marche, vers 9 h du matin se dirige avec un sceau vers la fontaine, le rempli et retourne dans sa boutique, il utilise l’eau pour laver le parterre, une fois la mission accomplie, il se dirige avec son sceau vers un bac à palmier situé à proximité de sa boutique et y verse l’eau usée. Cette action semble aussi curieuse qu’elle a tout l’air d’être une habitude.

Toujours est-il que cette fontaine à même le sol de la place Beb Bhar, lorsqu’elle est en marche, crée une dynamique autour d’elle, c’est donc un générateur principal d’ambiance sur cette place. Elle incite à l’arrêt et à la contemplation. Elle a aussi le mérite d’offrir un objet de jeu pour les enfants du quartier et elle incite aussi les touristes à la prendre en photo. Lorsqu’elle n’est pas en marche, la fontaine est piétinée par les passants, certains ne savent même pas qu’ils marchent sur une présumée fontaine et ignorent son existence. Un fait attire l’attention de l’une de nos intervenante : un touriste traversant la place tient à la main une bouteille en plastique vide, arrive au niveau de la fontaine, jette un coup d’œil

dedans et sans hésitation, il jette la bouteille à l’intérieur, elle se coince entre les grilles, il l’enfonce avec son pied, la bouteille rejoint la saleté rassemblée au fond de la fontaine. « Cette fontaine on dirait une poubelle la pauvre... Un touriste a jeté une bouteille à l’intérieur de la fontaine, il a vu qu’il y en a beaucoup… il a pensé que c’est une poubelle… mais regarde la… cette fontaine… je n’ai pas l’impression que c’est une fontaine… elle est très sale… pleine d’ordure… un trou à ordure… ». Une autre personne précise : « …mais là la fontaine ne marche pas et les gens marchent dessus et y jettent les ordures… dommage… même en été elle ne marche pas cette fontaine… j’ai vu quand ça marchait les gens jouaient dessus et se mouillaient à l’eau… elle est bien surtout en été…». Par contre lorsqu’elle est en marche, cette fontaine transforme complètement les habitudes des passants, elle crée autour de ses grilles un espace d’arrêt, de pause, de photographie, de rendez-vous…

Pendant toute la journée les trajectoires des usagers se croisent et se multiplient sur la place. Certains parcourant semblent avoir un objectif précis et s’y dirigent directement avec une démarche décidée, comme les passants qui se dirigent vers leurs lieux de travail. Ces personnes traversent au bon milieu de la place. S’ils arrivent du côté des arcades de l’avenue de France, ils traversent la rue El Jazira, ensuite tracent la diagonale de la place pour aller à la rue El Kasba. Si au contraire, ils arrivent du côté opposé de l’avenue de France, ils continuent tout droit en direction du souk. Les variations se font selon l’empressement ou pas du parcourant et le choix du côté préféré de l’avenue de France : si le parcourant souhaite s’abriter du soleil, du vent, ou de la pluie il va préférer le côté des arcades qui offre un passage très fréquenté mais abrité, si par contre, la personne est pressée et qu’elle souhaite éviter la foule et les personnes qui s’attardent devant les vitrines, elle va privilégier le trottoir opposé, plus large et moins encombré, non abrité mais ombragé par les arbres. Par ailleurs les personnes pressées et habituées aux lieux, maintiennent les trajectoires initiales malgré les éventuels obstacles rencontrés. Les endroits dégagés ou "vides" sont traversés rapidement et sont ainsi privilégiés par les habitués pressés.

Un passage très fréquenté par les clients qui s’intéressent aux commerces de la place, est celui qui se situe entre les blocs en béton et les boutiques d’accessoires de cérémonies, un couloir de passage très en évidence. Ce tronçon de la place se situe en continuité avec les arcades et permet au client de rester près des vitrines et des articles exposés devant la boutique. Un autre passage fréquenté linéairement est celui qui longe la façade de l’ancien consulat britannique. Sur ce tronçon de la place, le pas est déterminé et se fait sans arrêt jusqu’à l’entrée de la Grana ou en direction de l’avenue de France.

La multiplicité des trajectoires figure aussi comme un générateur d’ambiance : les passants sont observés par les personnes arrêtées sur la place et représentent une des sources d’intérêt des spectateurs.

Vers 10 h les klaxons des voitures commencent à s’intensifier, les conversations se multiplient et les cris publicitaires des commerçants attirent les touristes et les premiers clients. Juste au moment de traverser la rue El Jazira une scénette m’interpelle :

Le voyage : une station de taxi algériens

- « Ennéba, Ennéba… » Crie un chauffeur.

Les gens rassemblés au coin de la rue El Jazira attendent l’heure du départ, ils se saluent, s’embrassent et se dictent les dernières recommandations avant le voyage…

Une jeune femme voilée glisse sur le siège arrière du taxi et commence à sécher ses larmes. Elle vient de quitter des amis chers pour partir en solitaire dans un long voyage jusqu’en Algérie…

- T’as besoin d’euros ? - Comment ? Pardon ?

- J’ai de la devise, est ce que ça vous intéresse ? - Ah ! Non merci.

Et le jeune homme accélère le pas et disparaît sous les arcades… - Hé ! 50 euros ? Tu pars à Ennéba ?

- Oui ! Oui, tu as deux places dans ton taxi ? - Oui, bien sûr, tu veux aussi de la devise ? - oui !

- Combien ? …

- Vous partez à Enneba ? - Oui, mais j’attends quelqu’un…

Et l’homme reste longtemps assis sur son siège, entouré de bagage, à attendre… Et les cris, les adieux, les échanges de bises et de salutations se suivent…

Une gare routière se situe au coin d’une rue, à proximité de la porte de France. Rien n’indique la présence d’une gare ou d’une station de taxi5, ni salle d’attente, ni affichage d’horaire de départ et d’arrivée des véhicules de transport. Mais la gare existe bel et bien. Des chauffeurs appellent les voyageurs et les voyageurs en attente des départs, se posent dans la salle d’attente qui n’est autre que l’ensemble des plots alignés dans un coin de la place. Les trafiquants de devise et les chauffeurs font du change comme dans une banque, tous les jours et tout au long de la journée, maisc’est avec les gestes et très discrètement que cette opération se déroule (souvent en cachette). Ce système clandestin de transport public est bien organisé, et le côté de la rue El Jazira à proximité des plots et des arcades de l’avenue de France est exclusivement réservé au stationnement des véhicules des transporteurs. Le public n’a pas le

5 Les taxis en Tunisie sont tous jaunes et comportent des écritures : numéro du taxi et le mot TAXI. Par contre les taxis qui vont jusqu’en Algérie ne comportent aucune indication et sont des voitures ordinaires souvent avec des immatriculations étrangères.

"droit" d’y stationner, c’est implicitement réservé aux chauffeurs voyageant vers l’Algérie. Sans que ce soit affiché, tout le monde le sait.

Les moments d’agitation et d’accalmie se suivent jusqu’à midi avec l’arrivée des premières vagues de jeunes lycéens et étudiants provenant des universités, des lycées et des écoles du quartier. Peu après, les employés et les commerçants envahissent la place au moment du déjeuner. Sur la place Beb Bhar, on est installé moins confortablement qu’ailleurs, mais les gens y sont nombreux, ils se permettent une pause sur la place même debout, adossés à l’arche du côté ombragé pour s’alimenter chacun à sa manière, un casse-croûte tunisien, un kebab, un fricassé, un kaftaji ou un pâté, des fast-foods caractéristiques pour le déjeuner rapide du midi. Les terrasses des cafés de la place Beb Bhar sont en place toute l’année et même en hiver, ils permettent aux usagers de s’y installer et de profiter du soleil. La population qui fréquente les terrasses des cafés de la place Beb Bhar est majoritairement masculine et touristique.

A tout moment de la journée et surtout au moment du déjeuner nous avons observé la compensation de l’absence des bancs publics par le détournement des bacs à plantes, des plots et des bornes. Ce mobilier urbain prévu pour empêcher le passage des voitures, autorise la pause aux piétons flâneurs. On ne s’étonne pas non plus en voyant les jeunes hommes et les groupes de jeunes adossés ou assis sur les bords des grands bacs à palmiers. Les autres bacs à fleurs, plein de terre mais sans aucune plante sont plus appropriés et utilisés comme bancs publics que bacs à fleurs.

Les personnes qui se posent sur les plots, sont de tous les âges, sexes et niveau social. Certains lieux sont plus fréquentés que d’autres, les plots qui délimitent le lieu de spectacle, sont constamment fréquentés et suscitent même la concurrence, dès qu’un plot se libère il est vite occupé par quelqu’un d’autre. Les plots qui se situent le long de la rue El Jazira sont plus fréquentés par des personnes âgées qui s’y posent pour se reposer en retrait de l’activité. Les bacs à palmier plus

grands et plus hauts que tous les autres, sont plus difficiles d’accès aux jeunes femmes et personnes âgées, donc la population qui s’y pose est toujours la même : des jeunes hommes qui sirotent leurs cafés et fument leurs cigarettes autour du palmier, un lieu de rencontre exotique, ombragé et gratuit qui offre une vue sur toute la place6. Les jeunes filles, étudiantes et lycéennes ou femmes accompagnées d’enfants se posent le long des plots de part et d’autre de l’arche. Les bacs offrent 4 côtés et souvent cinq (des masses en forme de cube et de pentagone), permettent aux gens de tout âge et milieu de se côtoyer même sans se connaître, le temps d’une pause. On s’y pose pour manger, fumer, discuter ou attendre. Le côté droit de l’arche est un lieu d’attente, deux blocs de béton de 1 mètre de côté, sont souvent utilisés par les jeunes hommes habitués à la place et par les transporteurs de marchandise qui attendent les camions de livraison. Les blocs ou plots situés plus loin vers la rue Mongi Slim, sont peu utilisés. Ce mobilier urbain favorise donc un nombre infini d’activités et permet les rassemblements qui selon nous génèrent des ambiances.

Vers 13 h les lieux de restaurations, fast-food et cafés regorgent de monde, les plots, les marches et les bornes, ainsi que les grands bacs à fleurs deviennent des lieux de pause pour déguster les denrées achetées aux nombreuses sandwicheries et gargotes du coin. Toute la place est animée.

6 Pour nos observations nous nous sommes souvent adossé aux bacs à palmiers : l’un des points stratégiques pour l’observation.

L’attente et la pause sur les bornes de la place Beb Bhar

La position et l’installation du cireur titulaire

L’installation du vendeur de tabac et chewing gum

Pendant ce temps deux acteurs principaux profitent de cette animation pour gagner leurs vies :

Le vendeur ambulant et le cireur qui se croisent…

- Des lunettes, des cigarettes, chewing gum, allume cigare, batteries, pinces pour cheveux… J’ai tout ce qu’il faut

- Non merci.

- C’est pas cher, regardez, essayez… ça vous ira bien ! c’est une grande marque, ce sont des lunettes de Chanel… allez, je vais vous faire un bon prix

L’homme détourne le regard et dit : non merci.

Le vendeur insiste : allez, regardez, je vais vous faire un bon prix ! - J’ai dit non merci.

- Achetez au moins des chewing gum ! - Oh ! vous ne comprenez pas ?

- Bon ! lunette de marque, chwing gum. Crie le vendeur en s’éloignant du client posé sur la terrasse du café El Madina.

5 minutes après, au moment où le même client s’apprête à payer et partir, un jeune homme, une brosse à la main, se pose devant lui à quatre pattes et commence à lui placer le pied sur un pose pied…

L’homme surpris fait un sursaut en disant : - Qu’est ce qui se passe ? qu’est ce qui t’arrive ?

- Je vais cirer vos chaussures monsieur, à très bon prix monsieur ! - Je ne veux pas me faire cirer les chaussures. Merci.

- Allez monsieur, 2 dinars seulement ! - J’ai dit non !

Le jeune homme déçu poursuit sa course et aborde le client d’à côté !

Souvent des scènes de ce genre se déroulent sur la place et vous devez savoir tenir bon pour vous en sortir, surtout si vous êtes touriste. Un vendeur ambulant fera tout pour vous faire acheter sa marchandise et un cireur ira jusqu’à vous "agresser" pour cirer vos chaussures. Les gens souvent posés sur place, acceptent volontiers de se faire cirer les chaussures s’ils n’ont pas eu le temps de la faire le matin. C’est ce qui a fait la popularité de ce métier. Il y a quelques années les cireurs étaient tous installés tout au long des arcades à longueur de journée et ils ne fournissent pas l’effort d’aller faire le tour des cafés pour convaincre les clients de se faire cirer les chaussures. Au contraire, il y avait les clients habituels de chaque cireur. Certains enquêtés ont évoqué cette habitude et d’autres pensent que les cireurs existent encore le long des arcades : « A Porte de France la première chose qui attire l’attention c’est les cireurs de chaussure (en réalité ils n’y sont plus à Beb Bhar, il en reste quelques uns à l’avenue de Paris et la rue de Rome, mais dans l’imaginaire de l’enquêté ils y sont encore, autrefois ils y étaient et même très nombreux le long des

arcades mais à présent il y en a plus aucun, plusieurs enquêtés en parlent et dans leur imaginaire ils continuent à les voir), et … ceux qui pèsent les personnes, ils se mettent sur un trottoir avec un pèse personne et en passant tu peux t’arrêter pour te faire peser à 100 millimes… ».

Le cireur "titulaire" dispose d’une installation "exotique", pour accueillir ses clients. Assis sur un tabouret, un bout de tissu sur les genoux et une tablette inclinée entre ses gambes, il attend ses clients habituels. Au coin de la rue El Jazira, au bon milieu de "la gare routière", sur le trottoir, le cireur titulaire dispose de tout son

L’arrêt du groupe de touriste à proximité de l’arche

Les micros activités et les catégories d’usagers

Dès le début de l’après-midi, le trafic des piétons augmente progressivement, le spectacle bat son plein, ce sont les commerces qui accueillent le plus de monde. Les boutiques deviennent les lieux d’animation principaux. D’autres groupes de touristes arrivent, font des arrêts sur la place, puis évoluent doucement vers les rues du vieux centre. Les flâneurs multiplient les arrêts et les motifs sont divers : les couples qui se baladent dans l’après-midi vont s’arrêter pour déguster une boisson sur les terrasses de cafés, les jeunes étudiants et lycéens se posent en groupe sur les bacs à fleurs et les plots ou bien autour de la fontaine (seulement lorsqu’elle est en marche, lorsqu’elle ne fonctionne pas elle est piétinée par les passants), les femmes accompagnées d’enfants s’arrêtent et se posent sur les plots pour se reposer et laisser les enfants jouer sur la place et s’amuser autour de la fontaine ; les commerçants alignés devant leurs boutiques fument, sirotent un thé ou un café et appellent les clients et les touristes pour visiter leurs boutiques, les jeunes hommes profitent de l’arrêt sur la place pour traquer et draguer les jeunes filles et étudiantes de passage sur la place…

Dans l’après-midi le facteur dégustation de plats populaires et de snack est un générateur d’ambiance. Les glaciers, les gargotes (fricassé, citronnade, thé, brick, pâté, casse-croûte, kafteji7…) sont des motifs d’arrêt au même titre que les vitrines attirantes, les événements exceptionnels, la présence d’une caméra et des journalistes, la rencontre d’une connaissance…

La trajectoire des groupes de touristes est souvent la même, ils arrivent depuis l’avenue de France et se dirigent vers l’arche, s’attardent toujours devant "la porte de France" et la fontaine si elle est en marche se prennent en photos et discutent de l’histoire de la place, ensuite ils se dirigent vers la rue "Jemâa Ezzitouna" appelée aussi "souk ettouriste8". Les touristes font des arrêts sur l’histoire et sur certains commerces d’artisanat. Sur la place Beb Bhar le passage des touristes est lui-même un spectacle. Les couples et les groupes de touristes n’attirent pas uniquement les "baznessa", mais aussi les personnes posées sur les plots, qui s’étonnent souvent de l’aspect vestimentaire des européens, « même lorsqu’il fait froid ils portent un short et un tee-shirt, c’est

incroyable… ils ne sentent pas le froid… », selon les paroles d’un intervenant. J’étais adossé à l’arche lorsque j’ai entendu cette conversation entre un couple de touristes et un bazness.

Les baznessa des touristes

Monsieur, madame, voulez vous visiter une exposition de tapis traditionnels tunisiens à très bon prix ? Non, merci. Répond le touriste.

Allez, venez, je vais vous promener dans la Médina Non merci. Répond le touriste embarrassé

Ça vous intéresse des plats en argent et des housses en cuir ? C’est très beau et j’ai un copain qui vous fera un bon prix.

Non, non. Et ils commencent à accélérer le pas.

7 Plat traditionnel tunisien. 8 Le marché des touristes.

Allez monsieur, je vais vous trouver des objets de collection, je vais vous offrir un thé à la menthe et aux pignons, accompagné de délicieux makroudh ! vous connaissez ? vous avez déjà essayé ? allez venez avec moi. Madame j’ai des colliers très à la mode à très bon prix, venez voir monsieur. Offrez à votre belle et ravissante femme un bijou traditionnel, je vais vous faire une remise !

Les "beznessa" des touristes parlent toutes les langues, enchaînent les Hello, Ciao, Bonjour,