• Aucun résultat trouvé

Un auteur à la recherche des personnages

Avec l’ambiance nous convoquons en même temps les thèmes de la spatialité, de l’intersensorialité, de l’affectivité, de la temporalité, de la sociabilité et de la corporéité (Thibaud, 2004). C’est ainsi que, pour capter la manifestation des ambiances urbaines d’un espace public, le chercheur narrateur-auteur considère important d’adopter, en tant que chercheur sur le terrain, les propositions de Canevacci (1997) consistant à vouloir s’égarer, admettre de trouver son plaisir, accepter d’être étranger, déraciné et isolé.

Pour Canevacci (1997, p. 15), le déracinement et l’étrangement sont des moments fondamentaux “...plutôt soufferts que prédéterminés...” qui permettent d’atteindre de nouvelles possibilités cognitives par des mélanges imprévisibles et occasionnels entre

des niveaux rationnels, perceptifs et émotionnels pour que le regard humain devienne plus fin. Le chercheur narrateur-auteur a considéré nécessaire d’adopter justement cette perspective, que l’auteur appelle oblique et polyphonique : trouver étrange toute familiarité possible et, en même temps, se familiariser avec ses multiples différences.

C’est l’observation observatrice. Celle qui ne participe plus à l’action, mais qui observe soi-même comme un sujet qui observe le contexte. C’est de la méta-observation. (Canevacci, 1997, p. 31).

Un chercheur n’est jamais neutre et ne sort jamais sain et sauf d’un processus de recherche. Il porte avec lui son histoire de vie qui, en présence de l’histoire sociale du lieu et de l’histoire de vie des éléments composant la communauté de recherche, transforme et se transforme. Car le chercheur est un être humain et, par conséquent, emporte l’humanité avec soi. Il n’est pas une machine à ordonner et à transformer les données. En tant qu’être humain, il est constitué d’expériences vécues.

Le chercheur sent, pressent, observe et est observé, trouve étrange et devient l’objet d’étrangement, reconnaît et se fait reconnaître, partageant avec le terrain et avec la communauté au sein de laquelle il fait ses recherches tout un univers infini d’expériences. Nous reprenons donc la discussion sur la question du chercheur et de son objet d’étude. Nous ne croyons pas à un écart entre les deux, mais au processus dialectique de la rencontre, cette rencontre qui favorise la formation d’un tiers à partir de deux différents. Ce tiers n’est plus ni seulement le premier, ni seulement le second, mais un tiers qui a un peu ou qui n’a rien des deux et c’est pour cela qu’un chercheur se transforme durant la recherche.

C’est en qualité de narrateur, auteur, acteur et surtout, en être humain, parmi les plusieurs autres possibilités que permet ma subjectivité, que je vais me conduire dans les pages qui suivent car, tout en écrivant cet ouvrage, je me transforme en écrivain et, comme tel, je me vois créer un narrateur. Et le narrateur, selon Todorov (1973), est celui qui assume son discours, c’est le sujet de l’énoncé, c’est l’agent de tout le travail de construction :

C’est le narrateur qui incarne les principes selon lesquels se font les jugements de valeur, c’est lui qui masque ou qui dévoile les pensées des personnages, nous faisant ainsi partager sa conception de “psychologie”, il choisit entre le discours direct et le discours rapporté, entre l’ordre chronologique et les transformations temporelles. Il n’y a pas de narration sans le narrateur (p. 56).

Le chercheur se permet maintenant de parler à la première personne lorsqu’il assume le rôle de narrateur-auteur : un narrateur de moi-même, un narrateur des ambiances, un narrateur des événements, car, comme dit Todorov (1973), les événements ne peuvent jamais “se raconter eux-mêmes”, et un narrateur d’autres personnages (Blanchot, 1984). Je deviens, donc, aussi un personnage de mon propre ouvrage:

(...) il y a une limite insurmontable entre la narration où le narrateur voit tout ce que voit son personnage mais n’apparaît pas en scène, et la narration où un personnage – narrateur dit “je”. Les confondre serait réduire le langage à zéro. Voir une maison et dire: “je vois une maison” sont deux actions non seulement distinctes mais opposées. Les

événements ne peuvent jamais “se raconter eux-mêmes” ; l’action de verbaliser est irréductible, sinon l’on confondrait le “je” avec le vrai sujet de l’énoncé raconté par le livre. À partir du moment où le sujet de l’énonciation devient le sujet de l’énoncé, ce n’est plus le même sujet qui énonce. Parler de soi-même signifie ne plus être le même “soi-même”. (Todorov, p. 57).

Tout au long de cet article surgiront des personnages et, dans le rôle de narratrice de ceux-là, qui parleront parfois pour eux-mêmes, parfois pour le groupe auquel ils appartiennent, j’ai l’intention de n’être qu’un instrument en donnant voix aux personnages que j’ai créés “... revient Pirandello, par d’autres moyens, au principe de l’autonomie du personnage et de l’oeuvre d’art, qui vivent indépendamment de celui qui les a créés” (Magaldi, 1999, p. 26). Si l’on cherche à comprendre cette création non pas dans le cadre de la fiction,

Pourquoi fiction? Non. C’est de la vie en nous. Vie qui se révèle à nous-mêmes. Vie qui a trouvé son expression. Nous ne feignons plus quand nous nous approprions cette expression jusqu’à ce qu’elle devienne la fièvre de nos pouls (...) la larme de nos yeux, ou le rire de notre bouche (...). Comparez ces plusieurs vies que peut avoir une actrice à celle que vit tout le monde quotidiennement : une insipidité qui fréquemment nous opprime (...) Nous ne nous en apercevons pas, mais nous gaspillons chaque jour (...) ou nous étouffons dans nous la sève dont on ne sait combien de germes de vie (...) des possibilités existant en nous (...) obligés comme nous sommes aux continuels renoncements, aux mensonges, aux hypocrisies... (Pirandello cité par Magaldi, 1999, p. 29).

mais en soulignant que le personnage est né de l’essence de la subjectivité, personae, qui se révélait en une identité sociale, si l’on considère ce que dit Guattari (1992), que la subjectivité est plurielle, polyphonique, et qu’elle ne connaît pas d’instance dominatrice de détermination qui guide les autres instances selon une causalité univoque, ou encore, comme affirme Mendes (2002) que chaque sujet est porteur de plusieurs subjectivités “...co-créées dans des contextes distincts et qui présentent des versions différentes et également valables de ce sujet” (p. 520), nous considérons ces personnages comme des auteurs de leur propre ouvrage (vie) et de l’histoire partagée par le groupe d’identité auquel ils appartiennent (Ciampa, 1987). Le personnage dans sa plus large signification, le personnage des rôles qui lui ont été attribués,

La vie impose à l’individu une forme fixe, devenue masque. Le flux de l’existence a besoin de cette fixation pour ne pas se dissoudre dans le chaos, mais en même temps le rôle imposé ou adopté étrangle et étouffe le mouvement de la vie. Cette contradiction est pour Pirandello un problème angoissant non seulement en tant qu’individu humain, mais aussi en tant que société dans le flux historique (Rosenfeld, 1973, p. 12).

mais aussi des personnages qui trouvent en leur rôle l’instant de la poétique, ici comprise selon la définition de Tassara & Rabinovich (2001) comme une dimension humaine commune à tous les hommes, où la personne transcende sa propre histoire. Ces auteurs, ayant comme base Heidegger (1958) et Paz (1973), affirment que la poétique serait l’instant consacré, le fait de devenir homme en devenant poète en récupérant ainsi, à cet instant-là, l’humanité de tous les hommes. L’expérience poétique serait donc la révélation de la condition humaine, la liberté contenue dans la condition humaine, qui serait présente lorsqu’on se fait poète, ce qui mène à une

transformation. L’expérience poétique serait un instant unique et qui ne se répète pas, et qui donne origine à l’histoire. Si la poétique est une dimension humaine commune à tous les hommes, même si elle peut être le sentiment d’un seul, elle partage, d’une façon ou d’une autre, quelque chose qui a son origine à la longue chaîne des êtres humains d’avant et d’après, elle se nourrit de l’histoire qui la transcende.2

Tels propos semblent ambigus ou contradictoires, mais, citant de nouveau Pirandello, nous ne sommes pas un seul, mais plusieurs

... le personnage incorpore les contradictions apparemment inconciliables de l’homme et les fixe en une forme immuable. D’où, dans les paroles de Pirandello, la plus grande consistance du personnage par rapport à l’homme. (Magaldi, 1999, p. 17).

Et comme narratrice, quoi que j’aie dit que je ne voulais être qu’un instrument donnant voix à mes personnages

... lorsque les personnages sont vivants, devant leur auteur, celui-ci ne fait que les suivre, en mots, en gestes que précisément ceux-ci lui proposent. (Pirandello, cité par Magaldi, 1999, p. 18).

je sais aussi que j’exerce le rôle de narratrice-auteur, car, nécessairement, j’aurai des choix, comme dit précédemment par Todorov (1973), puisque c’est le narrateur qui masque ou qui dévoile les pensées des personnages, qui choisit entre le discours direct ou le discours rapporté, entre l’ordre chronologique et les transformations temporelles. Reprenant la question de la rencontre entre le chercheur et son objet d’étude, c’est ainsi qu’ils seront, mes personnages : la synthèse de cette rencontre.