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La plongée dans le terrain d’étude

Le terrain d’étude est composé de la Praça da República et du Largo do Arouche, reliés par l’Avenida Vieira de Carvalho et la Praça Júlio Mesquita. Cet espace public fait partie du centre historique de la ville de São Paulo qui, dans les années 1950, s’appelait “nouveau centre”. Le lieu a abrité la bourgeoisie de São Paulo et était occupé par des villas, des commerces élégants, des immeubles, des hôtels et des restaurants. Aujourd’hui il se confond avec le vieux centre et s’inscrit avec lui dans un processus de “détérioration” et/ou de “décadence”.

Le choix de cet espace public est d’une importance fondamentale puisqu’il représente le noyau symbolique de la ville, l’espace où la vie urbaine est

2 Pour ces auteures, la poétique serait le processus consistant à rendre subjectif, où il y a la transformation de l’être contraire à l’identité, où l’identification se maintient au prix de la liberté et de son corollaire, la mort. Elles affirment que la question serait dans la manière par laquelle la condition humaine de la poétique devient opérationnelle en tant que connaissance scientifique, et soutiennent que le domaine d’une telle production se trouverait dans la subjectivité en tant qu’expression poétique, c’est-à- dire, la subjectivité s’exprime poétiquement. Et pour expliciter l’expression poétique, elles se servent de Croce (apud Bosi, 1991), selon lequel l’expression poétique est la synthèse entre pathos – du grec souffrance – et la figuration. On cherche donc la subjectivité d’expression poétique en ce qui, dans la locution, surgit du pathos du parleur, selon ce qu’il exprime dans son langage. Ce que l’on connaît du sujet, argumentent-elles, est ce qu’il sera capable d’exprimer à propos des images qui composent son bagage d’expériences, mesuré au langage qui ne le définit pas mais qui le véhicule. Si le rapport entre l’expérience, le langage, la pensée et l’image est celui-là, on pourra avoir accès à la poétique qui s’exprime en cette subjectivité, par le moyen d’une reconnaissance linguistique du pathos présent dans les figures de langage.

particulièrement intense, réunissant différents segments de société qui l’occupent de façon différenciée dans le temps et dans l’espace.

C’était le début de l’année 2000. Avec les activités de NEA (Núcleo de Educação Ambiental, le Centre d’Education pour l’Environnement) commençait aussi mon pèlerinage dans le centre ville. Je me rappelle le malaise que j’ai éprouvé le premier jour lorsque je me préparais pour aller au Centre. À ce moment-là, il me paraissait lointain, mais présent dans mes souvenirs d’enfance. J’ai préparé mon matériel ; je n’emporterais rien d’autre que du papier et un stylo, car je ferais mon premier contact avec une personne de la rue Barão de Itapetininga. J’ai pris le guide des rues. J’ai décidé d’y aller en voiture, bien que connaissant les difficultés pour me garer. J’ai repéré la rue Barão de Itapetininga et, en face, la Praça da República. C’est là que j’irais. J’ai pris la voiture et pendant que je conduisais me venaient à la tête les images de mon enfance, tandis qu’une chaleur envahissait mon corps, comme l’anxiété de rencontrer quelqu’un qu’on n’avait pas vu depuis longtemps. Je savais que ce serait une rencontre avec un passé qui, je le pressentais, s’était modifié. Je ne savais donc pas ce que je trouverais. Le passé faisait partie de la constitution de mon identité et le perdre serait comme ne plus sentir sous mes pieds le sol illusoirement sûr. Parmi ces images d’enfance, je me suis rappelée de quand je marchais à côté de ma mère par les rues Direita et José Bonifácio, en passant par praça da Sé et par Largo São Francisco. Je me rappelle du trajet que nous faisions pour arriver à Mappin, le grand magasin le plus prestigieux de l’époque ; nous passions par Viaduto do Chá et nous arrivions à Rua Xavier de Toledo. Là-bas, nous explorions quelque fois les rues 24 de Maio et Barão de Itapetininga, jusqu’à Praça da República. Mappin constituait la limite entre ce côté- ci – de Viaduto do Chá jusqu’à Praça da Sé – et l’autre côté là-bas, constitué par les rues 24 de Maio et Barão de Itapetininga, jusqu’à Praça da República. Pendant nos promenades nous parcourions parfois rua 7 de Abril, mais en réalité c’est Mappin qui constituait alors la grande attraction. Dans ce magasin, c’était amusant de prendre l’ascenseur et de s’arrêter à chaque étage. Le rayon des jouets était notre préféré, mais j’aimais aussi me promener avec ma mère dans les autres rayons, comme celui des ustensiles pour la maison et celui des vêtements. Je peux encore sentir l’arôme du pain grillé, avec du fromage, du jambon et de la tomate, le sandwich appelé Bauru, qui faisait partie de notre goûter lors de nos promenades et nos courses. L’image de mon sac déchiré aperçu seulement en cherchant le porte-monnaie que j’avais eu en cadeau de mon oncle, et que j’avais perdu, reste encore aujourd’hui bien forte parmi mes souvenirs. Je crois que j’étais distraite à Mappin, en train de choisir des chocolats quand tout est arrivé : mon sac en tissu avait une déchirure probablement faite avec un canif. Enfin, je ne me rappelle plus de quand nous avons arrêté de visiter le Centre, mais après cela, j’ai des souvenirs de mon adolescence, quand j’étudiais à l’école Escola Técnica Federal de São Paulo et que je passais par le centre-ville pour acheter du matériel de dessin : du papier à dessin et de l’encre de Chine. Ou alors, plus récemment, quand je finissais mon cours universitaire, je suis passée par là une ou deux fois pour un meeting d’étudiants ou pour participer à une manifestation. Le centre ville est devenu plus lointain au fur et à mesure que dans mon imagination prenaient place les scènes de dégradation et de violence diffusées par les médias. Et je réfléchis: un événement devient réel non parce qu’il correspond à des critères objectifs, rigoureux et vérifiés aux sources, mais parce que les médias répètent les mêmes affirmations et d’autres les confirment (Ramonet, 1998). Ces histoires donc m’intriguaient, je voulais m’approcher davantage du centre-ville: regarder de près et pouvoir vérifier si ce qu’on disait était vraiment ce qui se passait. Cependant, par les circonstances de la vie, ce projet est resté pour plus tard et plus tard... Je crois que nos moyens de communication pourraient permettre que nos images deviennent compatibles avec nos expériences, mais ce n’est pas ce qu’il arrive car la révolution des communications a créé une dimension cachée qui influence la durée, le temps vécu de nos sociétés. Tout à coup, mes souvenirs s’arrêtent, lorsque je me rends compte que je suis arrivée. La voilà, Praça da República. Je fais le tour, je trouve un parking, je me gare, je laisse la clé et je prends mes affaires. En ce moment, je me découvre angoissée, peut-être sous l’influence de tout ce que j’avais entendu dire sur le centre de la ville, le danger, les pickpockets, la violence urbaine. J’ai tenu fort mon sac et courageusement j’ai traversé la place. En un moment de lucidité où j’ai laissé de côté ma peur, il m’est venu en tête que nous étions vraiment enveloppés dans une trame tissée par les moyens de communication. Je me suis rappelée des appels à l’alerte lancés par les écrivains Georges Orwell (1903-1950) et Aldous Huxley (1894-1963) contre le faux progrès d’un monde administré par une police de la pensée. Cela m’est venu car en ce moment-là, je sentais le conditionnement subtil de ma pensée. Je me détends, donc, et tout à coup un monde nouveau se dévoile à mes yeux, comme un don. Je regardais ébahie la foule qui se dépêchait, les vendeurs ambulants, le bruit entremêlé des voix des divers personnages qui s’y trouvaient. Je me suis sentie complètement immergée dans l’urbain, dans la “paulicéia” insensée et par elle je me suis laissé enivrer...

Petit à petit, j’ai redécouvert le centre ville : les rues, les places, les buildings, les commerces et les loisirs, les locaux de travail et les personnes qui l’occupaient de

différentes façons. J’ai suivi les propositions de Lynch (1997) : à chaque instant il y a plus que ce que l’œil peut voir, plus que ce que l’ouïe peut entendre, il y a un paysage ou un décor qui attendent d’être explorés et la perception ou non de ce paysage dépendra du pouvoir créateur de chacun. Ainsi je cherchais à regarder au-delà de la matérialité, je cherchais d’autres dimensions et d’autres significations.

Mon regard devenait plus libre, résultat d’une attitude plus insouciante, car je pratiquais chaque jour un exercice de dénaturalisation de la réalité. Je déconstruisais ainsi la forte image de danger et de dégradation. Commençait alors ce que j’ai appelé la première étape du travail, c’est-à-dire, la reconnaissance du terrain, ou mieux, la “plongée” dans le champ, ce qui a donné origine à des journaux contenant des descriptions les plus détaillées possibles, des occurrences vécues dans le milieu. En parallèle, au fur et à mesure que je pénétrais plus profondément dans le champ, me laissant envahir par là même, je récoltais des données socio-historiques et démographiques concernant le terrain d’étude. Ces informations étaient extraites de sources indirectes à l’aide de l’analyse des travaux de recherche et d’investigations scientifiques, ainsi que des travaux et des études développés sur le terrain par les institutions gouvernementales et non gouvernementales.

Avec ces données et l´expérience vécue issue de la plongée dans le champ, je sentais que le moment viendrait où j´entrerais dans une deuxième étape de la recherche. Je concluais qu’il fallait délimiter un lieu d´étude, car le Centre devenait un univers trop ample, sous-divisé en districts, quartiers et morceaux, où il y avait une population de différentes origines socioculturelles, comme aussi de différents segments sociaux, inscrits dans des espaces ou morceaux dont je ne connaissais pas encore les limites physiques ou symboliques. Un espace ou un segment de celui-ci est appelé « morceau » par Magnani (2000), quand, ainsi délimité, celui-ci devient un point de référence pour en distinguer les habitués appartenant à un réseau de relations.

Et ce choix s´est réellement fait de façon inhabituelle, qui ne peut être que le résultat d´une symbiose entre le champ et le chercheur. Mais, je me demande encore si ce ne serait le chercheur qui est en fait choisi par son terrain ?

Un an s´était passé après mon premier retour dans le Centre. C´était en janvier 2001. Le personnel de NEA (Nucleo de Educação Ambiental) et moi, nous étions réunis Place de la République diffusant un travail. Nous abordions plusieurs personnes qui passaient par là, de simples passants ou travailleurs locaux, en vue d’une activité d´éducation. Il était environ midi, quand une femme s´est approchée spontanément, elle portait une bouteille d´eau minérale et quelques gobelets jetables. Elle est aussitôt venue vers nous et nous a gentiment offert l´eau. C´était un jour typique d´été à São Paulo. Le soleil de midi tapait, nous brûlant, et cette eau fraîche venait comme une fontaine dans le désert nous rafraîchir la gorge et le corps transpirant. Son regard curieux nous a suivi et aussitôt elle a demandé ce que nous faisions là. Je lui ai parlé du NEA et des activités que nous y développions au centre-ville. Elle a trouvé cela intéressant. Elle m´a dit qu´elle était leader d´une association communautaire et m´a emmenée faire un tour dans son quartier. A ce moment-là, j´ai découvert qu´elle habitait cet endroit. Alors je me suis aperçue que je ne connaissais pas les habitants du Centre, en entrant dans l´Avenue Vieira de Carvalho où elle m´a montré des immeubles résidentiels, les magasins, les restaurants, les bistrots et l´endroit où elle habitait. Elle m´a présenté le Largo do Arouche, les activités exercées par ses habitants et ses commerçants, nous avons parcouru la Rue do Arouche et ses traversescomme la Rue Aurora et Vitoria, arrivant Avenue São João et Place Julio Mesquita. Je voyais qu´à ce moment-là elle délimitait son territoire qui deviendrait mon territoire de

recherche. A mesure qu´elle me conduisait, avec une rapidité impressionnante, je découvrais un nouvel univers. Son regard me révélait des choses jusque-là inaperçues. Dans le regard de cette habitante, je trouvais d´autres activités et d´autres signifiés, outre la simple circulation des personnes et des véhicules. Je pouvais voir en ce moment, sur les escaliers de l´immeuble ou sur la porte d´un bistrot, rond-points. Je voyais maintenant des enfants jamais vus avant, qui jouaient dans la rue et sur les places. Les commerçants, avant cachés, m´apparaissaient, dans leur établissement. Les SDF, des camelots et d´autres personnages que je n´avais jamais vus apparaissaient ou se présentaient différemment de ce que notre regard pressé voit d´habitude. Des groupes identitaires se configuraient devant moi et s´appropriaient l´espace. Dans cette expérience, j´ai vu que les rôles se confondaient car de chercheur je me transformais en « recherché » ; d´observateur du regard de l´autre je devenais l´observée ; et le regard de l´observateur se confondait, souvent, avec celui de l´observée. C´était le processus dialectique de la rencontre entre le chercheur et son "objet" d´étude...

Après cette expérience, j´ai commencé à observer de plus près le quadrilatère tracé par cette interlocutrice spontanée. J´ai approfondi mon regard et après quelques immersions dans ce lieu, je n´avais plus de doutes, réellement le champ m´avait capturée et c´est ainsi que j´ai délimité le territoire de ma recherche.