• Aucun résultat trouvé

3. Questions et hypothèses de recherche

6.3. Analyse et interprétations des résultats

6.3.1. Une couverture homogène dans son manichéisme

Comme l'ont montré nos résultats préliminaires, la couverture des trois premières années du conflit syrien produite par Libération, Le Monde et Le Figaro est majoritairement négative envers Bachar al-Assad ou positive envers les rebelles ou l’opposition, dans 48,86% des cas (récit 3). Elle est ambivalente, positive envers Bachar al-Assad ou négative envers les rebelles ou l'opposition dans 13,07% des cas (récits 1, 2 et 4), et factuelle dans 38,07% des cas.

Le caractère manichéen de cette couverture est encore plus frappant si on exclut les articles factuels. Dans ce cas, on trouve 78,9% d'articles négatifs envers Bachar al-Assad ou positifs envers les rebelles ou l’opposition (récit 3), contre seulement 21,10% d'articles ambivalents, positifs envers Bachar al-Assad ou négatifs envers les rebelles ou l'opposition (récits 1, 2 et 4).

Ces résultats sont encore plus intéressants lorsqu'on observe la répartition des différents récits adoptés entre les différents quotidiens.

Tableau 15 : répartition des types d'articles entre les trois quotidiens n Articles concordants Part d'articles concordants Articles discordants Part d'articles discordants Articles factuels Part d'articles factuels Libération 95 45 47,37% 12 12,63% 38 40,00% Le Monde 12 5 67 53,60% 17 13,60% 41 32,80% Le Figaro 13 2 60 45,45% 17 12,88% 55 41,67% Total 35 2 172 48,86% 46 13,07% 134 38,07%

69 Comme on peut le voir, pour toutes les catégories d'articles analysées (concordants, discordants, factuels), chaque quotidien en a publié une part quasiment égale.

Ainsi, Libération a publié 47,37% d'articles concordants avec le débat officiel (45 articles sur un total de 95), Le Monde en a publié 53,60% (67 articles sur 125) et Le Figaro en a publié 45,45% (60 articles sur 132). Ceci signifie que les trois quotidiens étudiés ont tous produit une couverture aussi négative envers Bachar al- Assad, même si la couverture du Monde est un tout petit peu plus négative que les deux autres.

De la même manière, Libération a publié 12,63% d'articles discordants avec le débat officiel (12 articles sur 95), Le Monde en a publié 13,6% (17 articles sur 125) et Le Figaro en a publié 12,88% (17 sur 132). Cette fois encore, on constate que Le Monde a publié légèrement plus d'articles discordants que les deux autres quotidiens étudiés. Toutefois, cette différence que nous tenterons d’expliquer plus loin reste minime, et la couverture très homogène entre les trois quotidiens.

Enfin, la dynamique est toujours la même lorsqu'il s'agit des articles factuels, mis à part que Le Monde est cette fois le quotidien qui en a le moins publié, avec 41 articles factuels sur 125, soit une part de 32,8% des articles issus du Monde. Libération a publié 40% d'articles factuels (38 articles sur 95) tandis que Le Figaro en a publié 41,67% (55 sur 132).

L'homogénéité de la couverture du conflit syrien produite par Libération, Le Monde et Le Figaro apparaît de manière très frappante sur l'histogramme ci dessous.

Si l'on s'attendait à ce que la couverture du conflit syrien produite par Le Monde, Libération et Le Figaro soit majoritairement construite selon le même récit, on ne s'attendait pas, toutefois, à une répartition des récits utilisés si homogène entre les trois quotidiens. Les raisons potentielles à une telle homogénéité méritent donc que l'on s'y attarde.

Conséquence logique et intrinsèque de l'indexation, l’homogénéité du traitement médiatique du conflit syrien produit par trois quotidiens pourtant situés à différents pôles de l’échiquier politique semble moins évidente en l’absence de celle-ci. En effet, s’il y avait eu indexation des trois quotidiens sur le discours officiel français, cette convergence en aurait été l’une des conséquences logiques, surtout en présence d’un discours officiel parfaitement unanime. Mais compte tenu du fait que, d’après nos résultats, les trois quotidiens étudiés ne se sont pas fondés majoritairement sur le discours officiel français pour couvrir le conflit syrien, l’unanimité de la droite et de la gauche politiques à condamner le régime de Bachar al-Assad et à soutenir les rebelles, transcendant l’alternance et les clivages politiques, n’explique pas la convergence ou l’homogénéité du discours véhiculé par les trois quotidiens étudiés ; cette homogénéité trouve nécessairement son explication dans des facteurs extérieurs à ce discours.

Or, l'homogénéité des nouvelles, déjà évoquée par de nombreux auteurs (Herman et Chomsky, 1988 ; Bennett, 1990; Entman, 2004; Mermin, 1999), fait justement écho à de nombreuses études institutionnalistes (Entman, 2006 ; Ryfe, 2006 ; Cook, 2005).

Selon ces théories, l'homogénéité substantielle qui existe souvent dans les contenus médiatiques produits par les différentes agences de presse s'explique notamment par le fait que ces agences sont soumises à des normes et des pressions similaires (Entman, 2006 : 215). Ainsi, « Over time, accross media and around varying issues, most institutionalists expect that news produced by different national media will look largely the same » (Entman, 2006 : 216).

Plus précisément, « It is axiomatic among scholars that professional routines and procedures—essentially, a set of organizational rules—explain a great deal of why American news media produce the news in the way that they do. » (Ryfe, 2006 : 203). Ainsi, bien que leur mise en pratique puisse varier selon les journalistes (Ryfe, 2006 : 203), certaines routines, règles ou procédures journalistiques communes à la profession contribueraient à expliquer une éventuelle indexation, mais aussi et surtout la forte homogénéité qui se

71 retrouve parfois dans la couverture de certains évènements par des médias différents. Ces règles sont celles que Ryfe (2006 : 204) qualifie de « regulative rules », par opposition aux « constitutive rules »19.

Certaines de ces règles avaient déjà été énoncées par Bennett (1996) : parmi elles, des récits fondés sur les sources officielles ; l'indexation ; suivre les rails du pouvoir ; écrire des récits cohérents avec la culture politique nationale ; l'émergence de quelques icônes dissidentes suffisamment crédibles pour permettre aux journalistes d'outrepasser les limites dictées par les sources officielles dans leur couverture des nouvelles. On peut également penser à d’autres pratiques comme la course au scoop ou l’écriture dans l’urgence (voir section 2.3), phénomène d’ailleurs accentué par l’utilisation journalistique des sites internet de réseaux sociaux, souvent sans modérateur. L'ensemble de ces règles suggèrent que, dans la majorité des cas, les journalistes ont tendance à relayer la version officielle d'un événement, et ce de manière inconsciente et routinière (Bennett, 1996 ; Ryfe, 2006).

En effet, comme on l'a vu en introduction, « La fabrication des nouvelles constitue une entreprise de construction à laquelle participent les journalistes, leur média et leurs sources » (Gingras, 2010 : 55). À l'intérieur de cette entreprise de construction, il existe des routines d'information qui permettent aux organisations médiatiques de systématiser le traitement de l'information afin de manier les nouvelles comme des biens de consommation pouvant être produits et vendus de manière régulière, et de contrôler la diversité de l'information à la source (c'est à dire, l'information brute) (Weispfenning, 1993 : 49). Principalement issu d'un soucis d'efficacité économique (Weispfenning, 1993 : 50), la routinisation de l'information se traduit notamment par une dépendance des journalistes à un réseau de sources restreint auquel ils font appel de manière récurrente, de même que par une structure organisationnelle fondée sur le pouvoir des patrons de presse, ces derniers exerçant un certain contrôle sur les conditions de travail journalistique et l'allocation des ressources aux médias (Gingras, 2010 : 56 et 57).

La dimension sociologique et relationnelle joue également un grand rôle dans l'uniformisation des pratiques journalistiques et, par extension, des nouvelles :

L'apprentissage du métier de journaliste consiste […] à s'ajuster au moule en quelque sorte, ce qu'on fait en fréquentant des professeurs qui ont été eux-mêmes journalistes ou en socialisant avec ses collègues. La socialisation joue un rôle majeur dans l'apprentissage du métier. De plus, comme les nouvelles transitent par le bureau d'un chef de pupitre, d'un directeur de l'information ou d'une autre autorité, le processus assure une certaine uniformité. Les journalistes intériorisent une manière de travailler qui devient une seconde nature (Gingras, 2010 : 56).

19Les « constitutive rules » sont celles qui portent sur le contenu des nouvelles, tandis que les « regulative rules » portent sur les procédures régissant la fabrication des nouvelles : « News rules are assumptions or expectations about the news – about what it is (constitutive rules) or how it ought to be produced (regulative rules) » (Ryfe, 2006 : 211).

C'est sans compter la proximité dans laquelle les journalistes œuvrent souvent lors des processus de fabrication des nouvelles : dans un environnement où chacun se côtoie et où tout le monde se connait, l'échange de sources ou d'informations est fréquent entre les rédactions et contribue également à une certaine homogénéisation des nouvelles. Il en va de même pour la tendance des journalistes à utiliser, sans se les réapproprier et souvent par manque de temps ou par facilité, les rapports gouvernementaux ou les communiqués de presse qui leur sont transmis par les autorités officielles (Gingras, 2010 : 60), ou encore les communiqués des agences de presse telles que l'AFP, Reuters ou AP. Dans notre étude, ces trois agences sont citées 70 fois en tant que sources (soit 6,26% des sources), dont 39 fois en tant qu’auteurs des articles analysés (11,08% des articles analysés). Or, ne disposant pas toujours de correspondants sur place, surtout dans les situations de conflits étrangers, ces agences relaient souvent les informations produites par des sources locales parfois non vérifiées, pouvant engendrer une certaine circularité de l’information.

Ainsi, présent à divers niveaux de l'appareil de production de l'information (sources, rapport au temps, collecte de l'information, etc.), le phénomène de routinisation des pratiques journalistiques contribue à homogénéiser le travail des journalistes20.

Or, le fait que Le Monde, Libération et Le Figaro soient trois journaux de nature similaire nous indiquent qu'ils sont tous les trois soumis à des routines et à des processus de fabrication des nouvelles identiques ou très similaires (Peralva et Macé, 2002 : 37; Éveno, 2008 : 75; Hubé, 2008 : 18; Charon, 2013 : 36). Cette ressemblance pourrait en partie expliquer nos résultats qui démontrent une très forte homogénéité de la couverture du conflit syrien produite par ces trois quotidiens.

En l’absence d’indexation, ces diverses raisons constituent donc autant d'explications potentielles à nos résultats indiquant une forte homogénéité de la couverture du conflit syrien produite par trois quotidiens pourtant différenciés sur le plan de leurs attachements politiques respectifs : Le Monde, Libération et Le Figaro. Donc, à la lumière de nos résultats couplés avec ces explications potentielles de l’homogénéité, on peut s’interroger sur une éventuelle homogénéisation du traitement médiatique de l’information qui existerait même indépendamment du discours politique officiel.

Outre cette convergence, nos résultats nous apprennent que Le Monde a produit une couverture légèrement plus partiale que les deux autres quotidiens. Bien que cette différence reste infime, elle pourrait s'expliquer par la ligne éditoriale du Monde, historiquement réputée pour son caractère intellectuel et son indépendance

73 (Éveno, 2008 ; Éveno, 2001 ; Poulet, 2005 ; Péan, 2003), notamment préservée grâce à un équilibre adéquat entre les profits et les contenus :

Dans une démocratie, il ne peut y avoir de vérité révélée, et le citoyen doit pouvoir choisir entre les différentes opinions qui lui sont présentée. Au-delà de cette condition première, la seule recette qui vaille pour préserver l’indépendance d’un journal, c’est de satisfaire conjointement le lecteur et l’actionnaire. L’équilibre entre la qualité rédactionnelle et la rentabilité économique permet de trouver un public qui finance, par ses achats ou par sa contribution indirecte à travers la publicité, la production de l’information par la communauté des journalistes. Cette recette est appliquée au Monde depuis 1994; les résultats sont concluants (Eveno, 2001 : 284);