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B. Un succès mondial aux causes plurielles

2. Une approche inductive : de la page à la scène

Pour tenter d’expliquer le succès mondial d’Ostermeier, nous allons essayer de combiner plusieurs pistes. L’une d’entre elle consiste à analyser la méthode particulière du metteur en scène, qu’il nomme « méthode inductive », terme qu’il empreinte à Brecht : « cela signifie que la forme de la production est entièrement développée sur la base du texte. La pièce fournit la matière (Stoff). »207. Tous les choix de mise en scène sont donc justifiés par le texte, qui donne au metteur en scène différentes directions de travail. Ostermeier insiste sur l’importance du terme allemand « Stoff » qui regroupe les sens de substance, de texture, de tissu et de sujet. Le texte est à considérer à travers ces différents sens, il est une approche thématique mais aussi une matière à travailler, qui fait appel aux sens du metteur en scène : il ne s’agit pas simplement de mots sur une page. Un metteur en scène avec une approche inductive partira donc de cette matière, « Stoff », pour avancer dans son travail : à l’inverse, l’approche déductive consiste pour le metteur en scène à proposer une adaptation du texte à partir de ses propres formes et de sa propre esthétique. Pour Ostermeier, son travail consiste à entrer en communication avec la matière et à confronter le texte au temps présent de la mise en scène : « Notre production est notre production : elle confronte la réalité du texte à la réalité de notre expérience de vie et à la personnalité des acteurs et des artistes qui se sont

207

Ibid., p. 133. “This means that the production’s form is entirely developed on the basis of the

rassemblés pour mettre en scène la pièce à ce moment particulier dans le temps. »208. C’est de cette communication avec la matière et la réalité que naît la mise en scène. Ce rapport à la réalité et au temps présent est essentiel, car il nous indique que l’approche inductive ne consiste pas simplement à prendre le texte et l’incarner tel quel sur scène. Au contraire il s’agit de le questionner à la lumière d’un ensemble d’expériences (celle non seulement du metteur en scène, mais de toutes les personnes qui participent à la production) afin de proposer une pièce qui entre en résonance avec les spectateurs contemporains. Selon Ostermeier, le texte écrit ne représente que 20% de la matière (« Stoff ») avec laquelle il tente d’entrer en communication : « En tant que metteur en scène, je suis engagé dans les 100% de l’imagination [des auteurs] et je considère que ma tâche est de m’impliquer dans toute la complexité et la profondeur des situations dramatiques qu’ils ont créées. »209. Cette implication dans la profondeur du texte n’empêche pas le metteur en scène de changer le texte source, de le traduire, de le modifier, de le retravailler, mais elle lui permet de faire découler ses idées d’une lecture très précise et très attentive du texte, qui est pris au sérieux et non pas mis à distance. La modernité de la mise en scène viendrait alors de ce dialogue avec le texte, dont les thématiques sont interrogées à la lumière de l’expérience du monde tel qu’il est à présent. « Que se passe-t-il dans la pièce ? Quels éléments nous intéressent, aujourd’hui ? Comment ce qu’Ibsen, Shakespeare ou tout autre auteur ont écrit il y a des années, des siècles, peut-il résonner dans nos vies contemporaines ? »210. Ce double intérêt du metteur en scène, pour son texte et pour le monde dans lequel son public évolue, caractérise ainsi son approche des pièces de Shakespeare. Cette approche est partagée par d’autres membres de l’équipe artistique. Jan Pappelbaum explique ainsi : « Nous nous sentons fortement obligés envers le texte. Nous travaillons à partir des nécessités du matériau et cherchons une solution unique pour chaque production. »211. Cela implique en effet que chaque texte donne son

208

Ibid. “Our production is our production: it confronts the reality of the playtext with the reality of

life experience and the personality of the actors and the other artists who have come together to stage the play at this particular moment in time.”.

209 Ibid., p. 136, “As a director I am committed to the full one-hundred per cent of his or her [the author] imagination, and I view my task as engaging with the full complexity and the profound depths of the dramatic situations they have created.”.

210 Ibid., p. 139, “What happens in the play? What is interesting to us, today? How does what Ibsen, Shakespeare, or another playwright wrote many years, many centuries ago, strike a chord in our own contemporary lives?”.

211

J. PELECHOVA, Le théâtre de Thomas Ostermeier, op. cit., chap. La scénographie, p. 168, Pappelbaum comme cité par Pelechovà, extrait de « Bei Ibsen sollte man sitzen können », „Wir fühlen

esthétique à la pièce, contrairement aux productions de Frank Castorf, par exemple, qui portent davantage une « marque de fabrique », qui fait que le texte est reconnaissable. Le fait que la scénographie soit envisagée à partir de cette méthode inductive est à l’origine de la grande cohérence à l’œuvre dans les productions d’Ostermeier.

Cette méthode inductive et cette communication avec la matière de la pièce sont mises en œuvre de manière visible dans Richard III. Un cas intéressant est la figure du Vice : Weimann s’intéresse particulièrement à ce personnage médiéval et à son influence sur le texte shakespearien et la caractérisation de Richard III : « En adaptant un héritage horrible, risible, grotesque du Moyen-Âge, le dramaturge a ainsi incorporé des origines culturelles mêlées dans les contours représentatifs d’un personnage principal au théâtre. »212. Deux éléments essentiels sont à retenir dans l’adaptation de cet héritage : d’abord, le fait que le Vice, opposé aux Vertus, incarne la noirceur de l’âme humaine : alors que les Vertus entrent par l’arrière- scène, le Vice arrive par le public. Ensuite, le Vice est caractérisé par son lien avec les spectateurs : il n’incarne pas uniquement son rôle de personnage mais au contraire communique avec le public et parle une langue plus vulgaire. Weimann le décrit comme « constamment en train de marquer et de franchir la ligne entre la mimesis et le spectaculaire (…). »213. Ostermeier s’empare de ces deux aspects : son Richard incarne nos plus sombres désirs, comme il l’explique, et dialogue avec le public214. Ces différentes possibilités de communication permettent à Eidinger d’utiliser le personnage de Richard comme un masque qu’il pourrait mettre et enlever à sa guise selon qu’il choisisse de s’adresser aux autres personnages ou au spectateur. C’est bien l’une des particularités du Vice selon Weimann : l’acteur se montre en train de faire du théâtre et fait ainsi appel à la mimesis (il joue son rôle) et à la représentation (« performance ») dans une relation avec le public d’acteur (et non de uns stark den Text verpflichtet, arbeiten aus der Notwendigkeiten des Materials heraus und leiten daraus eine eigene Lösung für die jeweilige Inszenierung ab.“.

212 R. W

EIMANN et D. BRUSTER, Shakespeare and the Power of Performance Stage and Page in the

Elizabethan Theatre, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 47. “Adapting a horrible – laughable, grotesque legacy from late medieval drama, the playwright thereby incorporated mixed cultural origins within the representational contours of a leading dramatic character.”.

213

Ibid., p. 48. “Constantly drawing and crossing the line between representation and showmanship

this entertainer must have displayed his consummate grasp of the arts of performance as a great game, blending even in the symbolism of his dispossession of selfish ambition and good fellowship turning sour.”.

214

personnage) à spectateur215. Le fait qu’Ostermeier ait décidé de conserver cette figure du Vice illustre bien son rapport inductif vis à vis du texte : celui-ci dicte sa logique et permet la construction du personnage de Richard. C’est par le personnage du Vice, son dynamisme, son statut particulier, partagé entre la scène et le public, que son Richard III peut interroger nos désirs cachés, notre envie de ressembler à Richard. Le succès de la pièce, largement lié à la performance de Lars Eidinger vient aussi du Vice. Cet héritage médiéval apporte une énergie particulière à la pièce et dicte sa construction. Tout tourne autour de Lars Eidinger et de ses interruptions pour communiquer avec le public. La lecture attentive de la pièce permet à Ostermeier d’opérer des choix à la fois de mise en scène et de traduction : les passages conservés sont ceux qui mettent Richard en valeur dans son lien avec le public, avec comme point central la scène de séduction de Lady Anne. Un autre exemple serait la scène 7 de l’acte III, durant laquelle le maire et Buckingham tentent de convaincre Richard de devenir roi, ce qui permet à Eidinger d’exposer la duplicité de Richard dans un jeu simultané avec les autres acteurs et le public. Peut-être que le succès du metteur en scène est lié en partie à cette approche inductive. Le texte et son contexte sous-tendent la dynamique de la mise en scène : cela donne une cohérence au travail d’Ostermeier, qui propose une structure autour de motifs particuliers. Pour Hamlet par exemple la question du passage à l’action et de l’identité dynamise la pièce, tout en étant observé par le filtre d’un Hamlet bedonnant et égocentrique. Le « Who’s there ? », qui ouvre la pièce dans le texte, a orienté la lecture d’Ostermeier, qui voit dans Hamlet une réflexion fondamentale sur les masques portés par un individu jusqu’à la folie : cette réflexion fait écho à une vision de l’individu moderne, perdu et égoïste. La rencontre entre ces deux images, celle de la pièce et celle de notre époque, illustre la méthode de travail du metteur en scène et fait de son Hamlet une version originale, qui, si elle s’appuie sur les piliers de la pièce (la question de la folie, de l’action en politique et du monde comme théâtre), les réinterroge de façon neuve à partir d’une vision personnelle de l’individu au XXIème siècle. L’engouement du public international serait alors lié à cette collision entre le texte shakespearien et une réflexion plus contemporaine. Ostermeier semble arriver à un équilibre qui séduit les spectateurs puisqu’il satisfait leurs attentes (le texte shakespearien est « reconnaissable », il suscite donc le plaisir de reconnaître des passages connus, d’incarner une certaine image du classique et canonique Shakespeare), et leur propose en même temps

215

R. WEIMANN et D. BRUSTER, Shakespeare and the Power of Performance Stage and Page in the

Elizabethan Theatre, op. cit., chap. « Personation and Playing: Secretly Open Role Playing », p. 143, “Heywood’s distinction between “personated” and “personator” reminds us that we are dealing with a perceived double bind conjoining signification and being, representation and vital, material practice.”.

de s’interroger en tant qu’individus du XXIème siècle. Cet équilibre trouvé entre l’héritage shakespearien et les problématiques du monde contemporain ferait ainsi partie des raisons de l’engouement du public dans sa diversité, basé à la fois sur un plaisir de la reconnaissance et sur la pertinence de la réflexion proposée. La démarche inductive donne en tout cas l’impression – qu’elle soit erronée ou non – que le metteur en scène a su saisir l’essence du texte shakespearien – que cette essence soit réelle ou non – et la mettre en lumière face aux enjeux auxquels est confronté son public.