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C. Le texte shakespearien : un laboratoire théâtral

3. Faire de Hamlet et Richard III un diptyque

On a pu constater précédemment qu’une évolution dans la réflexion proposée sur le langage était visible entre Hamlet et Richard III. La comparaison des deux pièces peut également nous amener à penser que les deux pièces sont à considérer ensemble comme un

151 R. W

EIMANN et D. BRUSTER, Shakespeare and the Power of Performance Stage and Page in the

Elizabethan Theatre, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, chap. « Performance, Game and Representation in Richard III », p. 47, “an open stage on which to bring home to spectators a duplicity

diptyque. Ostermeier ne nous proposerait-il pas de faire l’aller-retour entre les deux pièces, et de voir dans l’une la réponse aux questions de l’autre ?

Il s’agirait d’un lien nouveau établi entre les deux pièces par Ostermeier. Ce dernier explique qu’il a toujours, à tout moment, cinq ou six pièces en tête qu’il a le projet de monter. On peut donc imaginer qu’au moment de monter Hamlet, il avait déjà en tête l’idée d’adapter Richard III un jour. Les deux mises en scène présentent à la fois des liens de rupture et de continuité qui donnent une nouvelle vision de l’œuvre shakespearienne. L’idée de présenter les pièces de Shakespeare sous forme de diptyque n’est pas nouvelle en soi : Jules César et Hamlet avaient ainsi été représentés successivement au Globe en 1599/1600152. En 2018, le Globe fait également le choix de présenter As You Like it et Hamlet comme des pièces jumelles. Cependant le tandem Hamlet/Richard est inédit. Le lien entre les deux pièces est évidemment lié à la figure de Lars Eidinger. Si tous les acteurs jouent plusieurs rôles dans chaque pièce, Eidinger est le seul à incarner uniquement un personnage. Les rôles des autres acteurs sont ainsi beaucoup plus flous, produisant une pluralité d’identités (Ophélie/Gertrude par exemple sont incarnées par la même actrice et le passage de l’une à l’autre est de moins en moins marqué au cours de la pièce). Au contraire la figure d’Eidinger est fixée à ses rôles. Il incarne ainsi une continuité très forte entre les deux pièces. Thomas Ostermeier explique « J’ai eu de nombreuses discussions avec Eidinger sur la manière de continuer notre travail, en particulier après Hamlet, et il avait développé depuis un certain temps un enthousiasme très fort pour Richard. »153. Il s’agit ainsi de continuer, d’aller plus loin dans ce qui a été commencé avec Hamlet, mais ce désir est aussi lié à un état de fait : les deux productions se succèdent (Hamlet en 2008, Richard III en 2015) et Eidinger incarne à chaque fois le rôle principal. Les deux pièces allaient forcément être associées. « Même si j’ai dirigé d’autres pièces de Shakespeare depuis, cette production sera perçue comme la suite de Hamlet, de fait les attentes seront très élevées, ce qui peut être intimidant et stressant. Il va falloir que je tienne ces pensées à distance afin qu’elles ne prennent pas le dessus et n’empiètent pas sur

152 W. S

HAKESPEARE, A. THOMPSON et N. TAYLOR, Hamlet, op. cit., p. 334, Polonius “I did enact

Julius Caesar.” (Act III, scene 2). Notes: “This may allude to Shakespeare’s recent JC in which John Heminges (now Polonius) probably played Caesar.”.

153

T. OSTERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit., p. 198, “I had

numerous discussions with Lars Eidinger about how to continue our work in particular after Hamlet, and he had been developing his own enthusiasm for playing Richard for some time.”.

les décisions créatives. »154. Le rapport entre les deux mises en scène n’est pas un rapport simple qui fait que l’une dérive logiquement de l’autre. Au contraire, les deux pièces sont dans un rapport problématique l’une par rapport à l’autre, s’interrogent et se répondent, non pas dans un sens mais dans un aller-retour. Ce double mouvement est lié à la longue tournée de Hamlet (de 2008 à 2018, avec la trois-centième représentation au Theater Treffen en mai 2018), qui a permis de changer des éléments de la pièce, d’y apporter de petites modifications et qui fait que la production de Richard III (2015) a également pu avoir un impact sur la version première du Hamlet. On peut constater la différence entre deux articles du Monde signés par la même journaliste, l’un après la représentation de Hamlet à Avignon155, en juillet 2008, l’autre après sa représentation aux Gémeaux à Sceaux (Hauts-de-Seine) en janvier 2009. La journaliste souligne que « le spectacle, dont les partis pris sont plus clairs, plus concentrés, a gagné au fil des mois une force de percussion largement salué par le public »156. Cette évolution a certes lieu avant la production de Richard III mais on peut y voir la preuve que la mise en scène s’est modifiée (et améliorée aux dires de Fabienne Darge) au fil de ses représentations, ce qui permettrait de valider la thèse d’un échange à deux sens entre les Hamlet et Richard III.

Pour comprendre les modalités de cet échange, plusieurs lignes de réflexion peuvent être suggérées. Un premier aspect est la représentation du politique, de l’engagement et de l’action dans les deux pièces. On trouve dans la critique culturelle journalistique le terme de « bouffon » utilisé tant pour décrire la mise en scène d’Hamlet que celle de Richard III. Toutefois le même terme renvoie à deux personnages bien différents : chez Hamlet, la bouffonnerie correspond à l’excessivité de son comportement, son aspect ridicule et boursouflé, cet enfant gâté en plein « ego trip » qu’Ostermeier et Eidinger ont voulu montrer sur scène. Chez Richard en revanche, le bouffon est celui qui amuse le public, le farceur qui maîtrise son art, quand Hamlet au contraire ne maîtrise rien : ni sa parole, ni ses actes, ni sa folie. Les scènes de meurtre sont particulièrement révélatrices : Hamlet utilise une mitraillette lorsqu’il assassine Polonius, et tous les meurtres ont lieu sur scène. Même la mort d’Ophélie,

154 Ibid., p. 199, “And even though I have directed other Shakespeare plays since, this production will be perceived as a follow-up to Hamlet; expectations are very high, which can be intimidating and stressful. I will have to keep those thoughts at bay so that they won’t gain the upper hand and infringe on creative decisions.”.

155 F. D

ARGE, « Théâtre », op. cit..

156

F. DARGE, « Thomas Ostermeier signe un “Hamlet” à la beauté cinglante et radicale », Le

racontée par Gertrude, est représentée simultanément par vidéo, ce qui donne d’ailleurs une certaine ambiguïté à la scène, puisqu’on la voit se débattre sous une bâche en plastique maintenue par deux autres acteurs. En revanche, dans Richard III, le seul meurtre ayant lieu sur scène est celui de Clarence. Tous les autres ont lieu hors scène. Chez Ostermeier, la scène finale de combat est remplacée par la solitude d’Eidinger sur scène, pendu par le pied, entre la mort et la vie. Cette différence de représentation de la mort est également caractéristique : Hamlet n’agit pas, il réfléchit, il médite, et au moment d’agir perd toute rationalité. La représentation de la mort sur scène renforce l’impression d’excès qui se dégage de la mise en scène. Avec Richard, au contraire, l’ascension au pouvoir semble contrôlé : le pouvoir du langage lui permet de manipuler et d’ordonner. Si tous les meurtres (ou presque) ont lieu hors scène, c’est justement pour illustrer ce pouvoir du langage. Richard n’a qu’à demander : il n’a pas besoin de se salir les mains, d’autres vont accomplir le travail à sa place. Lorsque Richard perd le contrôle et qu’un meurtre en entraîne un autre, jusqu’à ce qu’il frappe ses amis, on constate que la paranoïa et la peur ont remplacé la confiance dans le pouvoir des mots et le lien avec le public se fait plus distant (moins d’interventions, et le micro devient une sorte de miroir devant lequel Richard s’exprime, plus qu’une ouverture vers les spectateurs). Le rapport à l’action et au langage est ainsi très différent, tout comme le rapport au politique : Hamlet est écarté du pouvoir, et l’action est pour lui une question d’éthique. Richard, lui, se saisit du pouvoir et se soucie peu de sa légitimité politique. Ainsi, les actes de Hamlet sont vains car il s’agit d’actes essentiellement solitaires. Sa folie, renforcée par ses tics (Eidinger dit s’être inspiré des malades atteints du syndrome Gilles de la Tourette) l’empêche de communiquer et son langage tourne en rond. Il ne s’adresse à personne. Au contraire, les propos de Richard sont toujours orientés vers quelqu’un. Pour Richard, ce ne sont pas les actes en soi qui comptent mais la capacité à manipuler les autres pour qu’ils effectuent ses actes à sa place. Le changement politique, quel qu’il soit, n’est donc possible que s’il produit une réaction en chaîne, dans laquelle il s’agit de convaincre et de faire faire. C’est parce qu’il s’isole de tous ses alliés que Richard cause sa perte : d’où le combat d’épée seul à la fin de la mise en scène. Son seul véritable ennemi est en fait lui-même. En ayant fait le vide autour de lui, Richard signe son arrêt de mort. Hamlet et Richard III interrogent l’action politique et ses modalités et en explorent différentes pistes. Ce rapport au langage structure également l’approche de la pièce. Hamlet semble être une approche plus timide du géant shakespearien, dont le texte est fragmenté par un usage volontairement excessif des différents dispositifs scéniques à disposition. En revanche, l’adaptation de Richard III est beaucoup plus sûre d’elle-même, plus resserrée sur son personnage. La mise en scène de Richard III accorde une

confiance beaucoup plus forte au langage et au pouvoir de séduction d’une certaine sobriété, de la construction scénique de Pappelbaum aux costumes en passant par les accessoires, l’usage de la voix des acteurs, de la musique, de la vidéo, des couleurs.

Un autre angle d’approche est la question d’un laboratoire théâtral, que nous avons déjà évoquée précédemment. Si les deux pièces se regardent et se répondent, comment interrogent-elle le théâtre ? A propos de Richard III, Fabienne Pascaud écrit dans Télérama : « La puissance de ce spectacle teigneux, pas une seconde ennuyeux, vif comme le feu (…) est en effet comme toujours chez Ostermeier de déplacer les frontières. Entre le bien et le mal, la séduction et l'épouvante, la réalité et le théâtre. »157. Ce déplacement des frontières est un travail en deux temps, de Hamlet à Richard III : les espaces scéniques construits sont deux manières de réfléchir à la représentation théâtrale. Avec Hamlet, Pappelbaum propose un espace carré et ouvert, qui fonctionne avec un public nombreux, en plein air comme à Avignon ou à Venise158. Le rideau de perles symbolise le rideau théâtral, et sépare assez clairement le public des acteurs. Avec Richard III, cette distance public/acteur est abolie grâce à la construction scénique. De plus, dans les deux pièces on trouve l’usage de la vidéo et de la musique, mais leurs usages sont à chaque fois différents. Dans Hamlet, la caméra est clairement visible par le public, dirigé par Hamlet comme une arme ou un outil de reportage télévisé, et la musique est contrôlée par l’équipe technique hors scène. Dans Richard III, la caméra minuscule est intégrée au micro et ne peut pas être distinguée, et le batteur est sur scène. Ces différents tests ne visent pas à décider de la supériorité de l’un par rapport à l’autre mais interrogent au contraire toutes les possibilités de la mise en scène pour faire de Shakespeare un texte laboratoire, à partir duquel il est possible d’expérimenter et de « déplacer les frontières », non seulement d’un point de vue thématique mais aussi d’un point de vue scénique. Les deux productions mises en regard en un diptyque proposent ainsi un dialogue sur les différentes techniques théâtrales disponibles et leur efficacité.

157

F. PASCAUD, « Avignon : Thomas Ostermeier transcende “Richard III” jusqu’à la folie - Scènes », sur Télérama.fr, http://www.telerama.fr/scenes/richard-iii,128599.php, 5 juillet 2015.

II. Ambiguïtés et tensions : le travail international