• Aucun résultat trouvé

C. Un théâtre truffé de références populaires, mais qui vise avant tout la bourgeoisie

2. Différentes formes d’autorité à l’œuvre

Nous l’avons vu, le théâtre d’Ostermeier n’est pas sans ambiguïté : la volonté de s’adresser à un public international nous amène à réfléchir à la notion même d’un public unifié, quand en vérité le spectateur visé par Ostermeier semble être davantage un spectateur lettré, sensible à certaines références. Cela nous amène à considérer le texte de Shakespeare non seulement comme un héritage culturel, mais aussi comme une forme d’autorité culturelle qui exerce un attrait particulier sur un public lettré et se traduit dans des lieux de représentations eux-mêmes porteurs d’une forme d’autorité. Notre but ici est de voir en quoi l’œuvre de Shakespeare constitue une forme d’autorité qui s’associe ensuite à des institutions et des lieux de représentations. Le succès international esquissé précédemment n’est-il pas lié justement à cette autorité du texte shakespearien ?

Le texte de Shakespeare est la première forme d’autorité que nous pouvons considérer. Robert Weimann aborde la question de l’autorité à travers la dynamique entre « page » et « stage », entre l’œuvre écrite et sa mise en scène, entre les mots et le plateau230. Il indique que texte et plateau entretiennent une relation ambiguë, et que la seule voie pour en rendre compte serait de les considérer ensemble, comme deux instances interdépendantes, qui ne peuvent pas être séparées. L’objectif, selon Weimann, est de « reconstruire, dans le théâtre de Shakespeare, une dramaturgie de l’autorité à deux faces (“bifold authority”), qui comble et exploite le fossé entre langage et représentation et ne permet pas un ordre hiérarchique entre eux. »231. Tout l’intérêt serait donc de ne pas isoler l’écrit et l’oral mais de percevoir ces deux

229

A. DICKSON, « Thomas Ostermeier: “Hamlet? The Play’s a Mess” », The Guardian, 13 novembre 2011, le critique anglais déclare : « vous passez la soirée à attendre que Hamlet ramasse le crâne de

Yorick. Ce moment ne vient jamais ». (“You spend the evening waiting for him to pick up Yorick’s skull . That moment never comes.”).

230 R. W

EIMANN et D. BRUSTER, Shakespeare and the Power of Performance Stage and Page in the

Elizabethan Theatre, op. cit.. 231

Ibid., p. 14, “reconstruct, in Shakespeare’s theatre, a dramaturgy of ‘bifold authority’ which,

bridging and exploiting the gap between language and performance, does not permit an order of ‘hierarchy’ between them.”.

dimensions ensemble pour comprendre le double mouvement d’autorité qui caractérise le texte shakespearien. Le travail d’Ostermeier nous permet d’interroger cette double dimension : on ne peut pas séparer sa mise en scène du texte shakespearien originel, même traduit et réécrit. Les deux dynamiques de la page et du plateau interagissent et ainsi, nous pouvons interroger non seulement le processus de mise en scène mais aussi ce que le texte en lui-même implique. Notre metteur en scène semble conscient de ces enjeux dans son intérêt particulier pour le texte et son histoire avant tout passage à la scène. Il avait notamment le projet d’introduire son Richard III par une courte vidéo qui aurait expliqué au public les enjeux de la Guerre des Deux Roses (avant de changer d’avis par manque de temps)232. Le livret du spectacle comporte d’ailleurs un arbre généalogique des maisons York et Lancaster pour aider les membres du public. La vidéo avait justement pour but de faciliter le passage du texte à la scène, puisque la complexité du texte et de son contexte historique pouvait représenter une difficulté pour les spectateurs. Le texte de Shakespeare incarne ainsi une forme d’autorité tout aussi importante que celle de la représentation. Le choix de s’attaquer à deux grands classiques est, on l’a vu, responsable d’un certain nombre d’attentes de la part du public, mais il est aussi un élément de qualité et un facteur déterminant pour les spectateurs, qui placent une forme de confiance dans les grands classiques. Le texte shakespearien, peu importe son metteur en scène ou ses interprètes, est une forme d’autorité en soi : il attire un vaste public, qui considère qu’aller voir une pièce de Shakespeare n’est pas une prise de risque mais plutôt une « valeur sûre ».

Toutefois, si l’on considère que l’autorité de la représentation est issue uniquement du texte, l’on tombe dans une impasse. Dans le cas d’Ostermeier, il est intéressant de voir que la troupe de la Schaubühne représente également un gage de qualité et donc une forme d’autorité. Le public à l’international est fasciné par la qualité du jeu des acteurs et Lars Eidinger suscite particulièrement l’enthousiasme. Le metteur en scène en a parfaitement conscience. Il déclare ainsi lors de la préparation de Richard III : « La mise en scène va exploiter complètement le charme d’Eidinger et sa grande popularité, en particulier auprès du public jeune. »233. Le succès acquis avec les productions de Ibsen (Un Ennemi du peuple, Nora, et Hedda Gabler) permet à Ostermeier de s’imposer et d’attirer un public familier de 232 T. O

STERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit..

233

Ibid., p. 198, “The production is going to fully exploit Eidinger’s charm and his huge popularity, in

son travail. «“Ovationné” en Avignon, à partir de 2004 Ostermeier s’impose donc, aux yeux de la critique et du public, comme l’un des metteurs en scène étrangers les plus intéressants, les plus prometteurs, un artiste novateur mais aussi populaire et médiatique. »234. Cet aspect médiatique participe pleinement de l’autorité d’Ostermeier: la présence d’Eidinger, lui aussi très médiatisé, dans une grande partie de ses mises en scène, fait que le spectateur est attiré par le duo créatif formé par le metteur en scène et son acteur fétiche. La question de l’autorité ne se limite pas cependant à la figure du metteur en scène et de ses acteurs. Ainsi Weimann explique : « Je pense que la représentation dramatique est conditionnée non seulement de l’intérieur par le théâtre, ce qui demande une compréhension des pratiques conventionnelles de la représentation dans une culture donnée, mais aussi de l’extérieur : les institutions de la représentation s’établissent en relation avec des facteurs sociaux et culturels, avec d’autres institutions, qui définissent les catégories et les significations de la représentation. »235. La représentation (« performance ») serait donc elle aussi « bifold », à deux faces, déterminée par les règles théâtrales mais aussi par un ensemble de données extérieures. Quels sont alors les « facteurs sociaux et culturels » qui ont influencé le travail de Thomas Ostermeier ?

Les lieux de représentations sont essentiels : les deux productions de la Schaubühne ont fait leur première au Festival d’Avignon, ce qui n’est pas anodin. Le Festival est une institution qui attire un très grand nombre de spectateurs et rythme la vie culturelle de l’été français. Pendant plusieurs semaines, les critiques se focalisent sur les différentes pièces présentées. La première de Hamlet plaçait la pièce au centre des regards car elle se trouvait dans la Cour du Palais des Papes. Le lien d’Ostermeier avec le Festival d’Avignon est un lien assez unique. En 2004, Hortense Archambault et Vincent Baudriller (les deux directeurs du Festival d’Avignon jusqu’à août 2013) décident d’élargir la programmation étrangère du Festival : Ostermeier devient ainsi le premier artiste associé, et son Woyzeck est la première pièce en allemand représentée dans la Cour du Palais des Papes236. On voit ici très bien la double autorité à laquelle Weimann fait référence : l’autorité du texte (notamment parce qu’il s’agit d’une des pièces les plus connues du répertoire allemand) et l’autorité du lieu (la Cour

234

J. PELECHOVA, Le théâtre de Thomas Ostermeier, op. cit., p. 84.

235

R. WEIMANN, « Representation and Performance: The Uses of Authority in Shakespeare’s Theater », PMLA, vol. 107, no 3, 1992, p. 1, “I argue that dramatic performance is conditioned not

only from within the theatre, requiring an understanding of the conventional performance practice of a given culture, but also from without: the institutions of performance arise in relation to social and cultural factors, other institutions which define the categories and meaning of performance.”

236 J. P

du Palais des Papes est systématiquement mise en valeur comme le point fort du Festival). La présentation des deux pièces de Shakespeare à Athènes illustre également cette dimension. Elles furent jouées lors du Festival Epidaurus, (Hamlet en 2008, Richard III en 2015). L’amphithéâtre grec rappelle la configuration du Palais des Papes avec une grande capacité d’accueil et un lieu en plein air237. L’ancien théâtre d’Epidaure a été construit au IVème siècle après Jésus-Christ et est réputé pour sa structure et son acoustique, et apparaît symboliquement comme le lieu de naissance de la tragédie. En commençant la tournée des deux pièces par Athènes et Avignon, Ostermeier inscrit son travail dans des lieux qui portent une forte charge culturelle et historique. L’autorité de ces lieux de représentation est étroitement liée au statut des deux festivals qui sont de véritables institutions culturelles. Les circonstances qui accompagnent l’acte dramatique font ainsi véritablement partie de la représentation : pendant Hamlet, à Avignon, Lars Eidinger, après avoir imité un DJ avec les assiettes du banquet, interpelle les spectateurs : « party people of the Cour d’Honneur, let me hear you say yeah ». La dénomination « party people » nous fait penser à la première scène de Richard III : il s’agit bien de représenter une société de fête, que l’on peut caractériser socialement et qui fréquente le Festival d’Avignon. La représentation de Hamlet au Festival d’Avignon n’est pas simplement un acte culturel mais aussi un acte social bourgeois, puisqu’en mêlant différents types d’autorités (celle du texte, celle de l’auteur, celle du metteur en scène, celle du lieu de représentation et celle de son contexte festivalier) Ostermeier invite un certain type de public à assister à ses pièces.