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I. Thomas Ostermeier et l’héritage culturel shakespearien A Attentes et histoire vis à vis d’un héritage culturel commun : mettre

3. Le travail dramaturgique de Thomas Ostermeier

Nous avons constaté plus haut que s’attaquer au canon shakespearien, véritable institution théâtrale, n’est pas un mince défi. Face aux attentes du public, le metteur en scène ne peut pas aborder le texte « en innocence » mais doit tenir compte d’un certain nombre d’enjeux, que nous avons évoqués. A cela s’ajoute une histoire particulière de la réception shakespearienne en Allemagne, ayant construit le mythe d’un Shakespeare allemand, par rapport auquel Ostermeier se positionne de manière ambiguë. Face à ces différents enjeux, quel est le travail du metteur en scène ? Quelle réflexion dramaturgique met-il en œuvre pour faire passer Shakespeare du texte à la scène ? Quelle conscience a-t-il de l’héritage shakespearien ? Pour répondre à ces questions, Ostermeier nous livre quelques éléments d’interprétation dans le chapitre « Researching, Knowing and Un-knowing the Play », rédigé au sujet du travail préparatoire effectué pour chaque pièce qu’il souhaite mettre en scène 99. Ce chapitre propose une réflexion générale sur le rôle du metteur en scène et s’adresse sous forme de conseils à de futurs dramaturges, metteurs en scène, ce qui nous permet de réfléchir de façon générale à la « méthode » d’Ostermeier et en particulier à son rapport au texte.

Ce dernier distingue deux phases dans le processus dramaturgique. Une première phase en lien avec le goût du metteur en scène, son rapport personnel à la pièce, puis une seconde phase, celle de la préparation : « Votre première approche de la pièce que vous allez mettre en scène est nécessairement émotionnelle et spontanée : vous ressentez, vous résonnez, vous répondez affectivement. Mais il est indispensable pour le metteur en scène d’être préparé minutieusement avant le début de la production. »100. Quelle est cette préparation minutieuse ? En quoi consiste t-elle ? Ostermeier insiste sur le travail de lecture, attentif à la

99 Ibid., p. 140.

100

Ibid., p. 141, ”Your first approach towards the play you are going to stage was necessarily emotional and spontaneous: you feel, you resonate, you respond affectively. But it is indispensable for a director to be thoroughly prepared before the production begins.”.

structure, à l’architecture de la pièce, qui sous-tendrait le travail de mise en scène à venir. Il y aurait donc à ses yeux, une sorte de motif profond, qui expliquerait le comportement des personnages et l’organisation de la pièce. Certes, l’idée de se fonder sur le texte et d’en déduire les éléments de la mise en scène est loin d’être nouvelle : cependant, on peut observer en Allemagne à partir de 1968 et jusqu’à nos jours, une tendance à aller davantage vers un théâtre post-dramatique, comme décrit par Hans-Thies Lehmann, qui s’oriente vers la déconstruction de la fable et remet en cause la notion de personnage, d’histoire, ou d’action101. Le rapport d’Ostermeier à l’histoire du texte, l’importance qu’il attache à sa structure va donc à contre-courant des tendances majoritaires de son époque. L’importance attachée à la dramaturgie en elle-même, « quand le théâtre est tenté d’expulser le drame de sa sphère », n’est donc pas à négliger102. Il y aurait donc une re-dramatisation proposée par Ostermeier : en comparaison, le travail de Michael Thalheimer, metteur en scène allemand qui propose son travail au Thalia Theater de Hambourg, ainsi qu’au Deutsches Theater de Berlin et à la Schaubühne, incarne davantage le théâtre post-dramatique. Dans son adaptation de Nora la fable est déconstruite, le langage ne véhicule plus de sens mais sert davantage à exploiter la voix et ses variations (jeu sur le volume de la voix et sur la vitesse de la diction par exemple), le décor se compose de grands murs noirs, sans aucun accessoire sur scène. Le résultat est fondamentalement différent de la Nora d’Ostermeier, qui utilise au contraire toute la structure de la fable pour construire un drame extrêmement réaliste, et se sert d’un décor qui reproduit en détail l’intérieur d’un loft berlinois.

L’approche d’Ostermeier ne se concentre pas uniquement sur le texte et la fable. Le travail préparatoire de la pièce doit, à ses yeux, se fonder sur des connaissances historiques : le metteur en scène se fait ainsi chercheur. Il évoque l’importance d’appréhender l’histoire de la pièce, de son auteur, de la société pour laquelle elle a été écrite et des lieux de représentation de l’époque : « Je crois que les réalités architecturales des théâtres, les arrangements spatiaux, définissent la manière d’écrire une pièce pour la scène, la manière de mettre en scène la pièce, la manière de faire le théâtre et de l’expérimenter »103. Ostermeier

101 H.-T. L

EHMANN, Postdramatisches Theater, Frankfurt am Main, Verlag der Autoren, 2015.

102

J. DANAN, Qu’est-ce que la dramaturgie ?, Arles, Actes sud, 2010, Introduction.

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T. OSTERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit., p. 141 “I believe

that the architectural realities of theatre buildings and spatial arrangements, define the way in which the plays are written for the stage and likewise, the ways in which plays are staged, and theatre is made and experienced.”.

souligne ici que ce n’est pas seulement un contexte général (social, économique, religieux, culturel) qui est à prendre en compte pour comprendre une pièce mais la matérialité du théâtre dans lequel elle a émergé. Ce lien intrinsèque entre réalité architecturale et création artistique est essentiel pour comprendre le rapport d’Ostermeier au texte shakespearien. Le dispositif scénique créé pour Richard III en 2015 par exemple visait à reproduire dans la Schaubühne le Globe de Shakespeare. Cette reproduction du Globe est importante à plusieurs niveaux : d’abord elle permet un nouvel aménagement de la Schaubühne, qui rend cet espace plus fonctionnel (la salle étant trop grande, il est utile de construire un théâtre plus petit à l’intérieur pour diviser cet espace). Deuxièmement, le Globe de la Schaubühne crée une proximité plus importante entre le public et les spectateurs. Pour Ostermeier, il s’agit de reproduire les conditions de représentation de l’époque de Shakespeare. Il ne retient pas du Globe de Londres l’idée d’une représentation en extérieur à ciel ouvert mais une forme en demi-cercle avec étages (et rappelle aussi une scène de cirque, nous y reviendrons), qui permet à tous les spectateurs d’être extrêmement proches de la scène, peu importe leur place dans le théâtre. Cette installation scénique est une étape dramaturgique essentielle vers le texte de Shakespeare. Au-delà de la pièce Richard III, Ostermeier prend en compte l’origine de la représentation du texte. Dans la structure même de celui-ci se trouverait la structure du théâtre dans lequel la pièce doit être produite, comme si page et plateau coïncidaient déjà.

Le premier pas du travail dramaturgique serait donc de porter une attention précise à l’architecture du texte, dont on pourra déduire l’architecture de la scène. On peut penser que le lien particulier entre Lars Eidinger et le public, établi au moyen de nombreuses improvisations et adresses au public est la suite logique de cette architecture104. Il apparaît en tout cas que le travail dramaturgique du metteur en scène est un travail documenté, minutieux, ne s’appuyant pas seulement sur le texte ou sur une intuition personnelle mais sur des recherches précises. Il pose ainsi les ouvrages de Robert Weimann, Jan Kott ou Stephen Greenblatt comme nécessaires à la mise en scène de Shakespeare105. Pour Ostermeier, il ne s’agit pas de lire des interprétations de la pièce qu’il va mettre en scène, mais de comprendre l’époque à laquelle l’auteur a vécu, la société dans laquelle il a vécu, les expériences qu’il y a faites. Les auteurs cités précédemment lui permettent ainsi de mieux comprendre les enjeux

104 La question du Globe d’Ostermeier sera abordée en détail en troisième partie.

105

du texte shakespearien, « sa forme dramatique et ses situations dramatiques. »106. Une fois ces recherches effectuées et le texte lu et relu commence cependant un travail de communication avec la matière (Stoff) de la pièce, un jeu de questions-réponses et d’impulsions qui prennent place lors des répétitions. Les recherches du metteur en scène se mettent donc au service du plateau. « Une fois que le travail scénique commence en répétitions, vous arrivez souvent à une perspective complètement différente du matériau, si vous restez ouvert et perméable aux impulsions qui pourraient soudainement arriver. Le plus souvent, vous découvrirez les questions les plus vitales et centrales seulement pendant les répétitions presque comme (mais jamais vraiment) par hasard. »107. Le terme « impulsion » suggère un mouvement vital produit par la rencontre du texte et de la scène lors des répétitions, presque indépendant des acteurs et du metteur en scène, comme si le sens de la pièce surgissait tout seul. Pourtant, un processus précis est à l’œuvre dans l’approche d’Ostermeier, qui fait que le terme de hasard peut être remis en question. Le travail dramaturgique serait donc effectué en deux temps : d’une part le travail en amont du metteur en scène, « seul » avec le texte et la littérature secondaire, puis un travail collectif, celui de la répétition durant lequel émergent de nombreuses questions issues d’une dynamique entre la matière et le plateau. Comment cette dynamique fonctionne-t-elle? Le metteur en scène doit-il proposer des directions précises à ses acteurs, resituer un certain contexte ? « Bien sûr, vous serez tenté de transformer le(s) premier(s) jour(s) de répétition en un séminaire universitaire durant lequel vous remplirez la tête de vos acteurs d’informations. Ne le faites pas ! En tant que metteur en scène, vous devez absolument tout savoir mais vous devez l’oublier au moment où vous commencez les répétitions. Ou plutôt, vous devez le rejeter en arrière-plan dans votre esprit afin d’avoir cette connaissance à votre disposition à chaque instant (…). »108. L’image de l’arrière plan est intéressante : cela signifie que les connaissances au sujet de la pièce, de

106

Ibid. “Quality scholarship – for instance, the research on Shakespeare by Stephen Greenblatt, Jan

Kott, Robert Weimann, André Müller and numerous others – certainly helps a director to understand the dramaturgic form of the play and its dramatic situations.”

107 Ibid. “Once the scenic work starts in rehearsal, you often arrive at a completely different perspective on the material, if you remain open and permeable for impulses that may suddenly arise. More often than not, you will discover the most vital and central questions only while rehearsing, almost (but never actually) by accident.”.

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Ibid., p. 143, “Of course, you will be tempted to turn the first day(s) of rehearsal into a university

seminar where you fill your actors’ heads with all this information. Don’t! As the director, you must know absolutely everything, but you must forget it the moment you go into rehearsal. Or rather, you must put it to the back of your mind, so that you have this knowledge at your disposal at any minute (…).”.

son histoire, de son contexte sont toujours présentes, même s’il s’agit d’une présence discrète, qui n’impose rien mais qui guide le travail. Elles ne déterminent pas à la mise en scène mais sont en même temps indissociables de l’œuvre d’Ostermeier.

En somme, le metteur en scène se doit de connaître l’histoire de la pièce, les différentes représentations qui en ont été faites, et les acteurs aborderaient le texte indépendamment de ces différentes connaissances. « Vous connaissez très précisément l’image globale de la cohésion dramaturgique de la pièce. Cependant, les acteurs ne peuvent pas jouer des idées, des réflexions dramaturgiques et des concepts »109. Si les acteurs participent activement à l’élaboration de la mise en scène, c’est donc en suivant leur instinct ou leur technique professionnelle, et non pas en tant que dramaturges. Seuls le metteur en scène et le traducteur auraient à penser la question d’une cohérence globale d’un point de vue dramaturgique ou à réfléchir à l’histoire de la pièce. Cette séparation très claire entre le travail du metteur en scène et de l’acteur caractérise ainsi deux approches différentes du texte, qui dialoguent et se complètent l’une l’autre. « Un des talents les plus importants du metteur en scène est ainsi la capacité à traduire les idées dramaturgiques abstraites venant du texte en des répliques sensuelles et vivantes qui stimulent l’imagination des acteurs et déclenchent leur jeu : ce moment durant lequel le texte de la pièce se transforme en jeu humain des acteurs est crucial. »110. Ostermeier évoque ici une définition traditionnelle du dramaturge en tant que passeur qui permet au texte de prendre vie sur scène. Ce passage est guidé par les connaissances du metteur en scène mais aucunement imposé par lui. Jean-Marie Piemme écrit dans Le Souffleur inquiet : « La dramaturgie procède donc de l’idée que ce qui est montré/ regardé exclut l’immotivé, le hasardeux, l’aléatoire (…) »111. Pourtant, on peut penser que le travail dramaturgique d’Ostermeier établit un équilibre entre des choix scéniques motivés par une connaissance de la pièce et des éléments qui naissent du travail des acteurs, parfois par le hasard des répétitions. A ce sujet, on peut citer différents éléments des répétitions de Richard III et de Hamlet : le moment où Hamlet met sa couronne à l’envers, devenue symbole de la

109 Ibid. “You know precisely the big picture of the play’s dramaturgic cohesion. Yet, actors cannot play ideas, dramaturgies and concepts.”.

110

Ibid., p. 144, “One of the most important skills of a director is therefore the ability to translate the

abstract dramaturgic ideas of the playtext into sensuous and vivid prompts that ignite the actors’ imagination and initiate the actors’ play: this moment when the playtext turns into the actors’ human play (Spiel) is crucial.”.

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pièce, est apparu lorsque Lars Eidinger décida de retourner la couronne, trop grande pour sa tête, pour qu’elle arrête de glisser112.

La scène de combat finale de Richard III devait se dérouler entre Richard, Richmond, Stanley et Buckingham mais en voyant Eidinger s’entraîner seul pendant une pause, Ostermeier décida qu’il combattrait seul, dans le vide, lors de la dernière scène. Le travail dramaturgique du metteur en scène n’est donc pas fermé au hasard, mais au contraire attentif à la rencontre entre ses attentes, sa connaissance du texte et les différentes dynamiques en jeu sur le plateau. Si Dort écrit qu’il ne faut pas aller du texte vers la scène mais de la scène vers le texte113, le travail d’Ostermeier nous indique qu’une grande richesse peut être produite par un aller-retour vivant entre les deux, caractérisant son travail dramaturgique. Le va-et-vient entre page et plateau semble découler naturellement de toute mise en scène. Toutefois, la méthode d’Ostermeier a ses particularités. Jonathan Miller explique par exemple que ses mises en scène de Shakespeare se base sur une vision, un « bref éclair » qui lui inspire une

112 Photographie issue de The Theatre of Thomas Ostermeier, Peter Boenisch.

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image de la pièce114. Pour Le Marchand de Venise, l’image de Portia lui est apparue : l’actrice devait s’appuyer avec son coude sur une table pour dire la réplique « the quality of mercy is not strained ». A partir de cette « vision » il a pu déterminer son décor : la table impliquait que ce moment ne pouvait plus être situé dans une salle de tribunal. Cette vision est devenu le point central des décisions de mise en scène, et a donné sa structure à la pièce. Le travail d’Ostermeier ne semble pas s’organiser de la même manière. Du texte et de son contexte sont tirées des grandes lignes, qui structurent la mise en scène (pour Hamlet la question de l’identité et de l’action politique, pour Richard III la figure du Vice et la place de Richard dans le portrait de famille) et en cas de doute, c’est un retour au texte et aux motivations des personnages qui est privilégié, et non pas la volonté d’illustrer une vision particulière. Toutefois, chez Ostermeier, le texte ne prévaut pas non plus : il est à égalité avec le travail d’improvisation des acteurs pendant le temps des répétitions. C’est ici que la dimension de l’ensemble entre en jeu : le metteur en scène s’efface et n’est plus dans un rôle traditionnel, où il dirige seul sa troupe et assume toutes les décisions. Le dialogue entre attention prêtée au texte et capacité à travailler comme un ensemble, où chacun est libre de faire des propositions est ce qui caractérise le travail d’Ostermeier115.