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La Schaubühne : de la scène berlinoise à un théâtre international

A. Succès international et revers critiques

2. La Schaubühne : de la scène berlinoise à un théâtre international

Après avoir proposé un panorama du succès de Thomas Ostermeier et de ses acteurs à l’international, il semble intéressant de revenir au « lieu source », pour comprendre comment la Schaubühne a évolué d’un lieu typiquement berlinois à un théâtre plus ouvert sur le monde. Un premier point essentiel est la nomination en 1999 d’Ostermeier comme codirecteur artistique de la Schaubühne. L’événement est symbolique, puisqu’il représente le passage de Peter Stein, considéré comme un pilier théâtral du monde allemand, à une nouvelle génération, incarnée par Ostermeier et son travail à la Baracke. Cette nomination fait écho à celle de Castorf à la Volksbühne en 1992 : le travail des deux metteurs en scène est souvent comparé, car ils incarnent tous deux l’arrivée de jeunes metteurs en scène à la tête de grandes institutions théâtrales dans la période qui suit la réunification. Stephen Daldry, alors directeur artistique du Royal Court Theatre déclare à propos d’Ostermeier: « Je pense que sa nomination à la Schaubühne, qui a défié l’histoire, est à la fois aventureuse et inévitable – il est jeune et arrive à un moment où l’Allemagne a de réelles difficultés pour trouver des remplaçants à l’ancienne garde des directeurs, comme Peter Stein, qui sont à l’image de séquoias, refusant aux jeunes arbustes de voir le soleil. »173. Thomas Ostermeier incarnait la

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P. CRAVEN, « Lars Eidinger on Richard III, Hitler and Trump », sur The Saturday Paper, https://www.thesaturdaypaper.com.au/2017/02/04/lars-eidinger-richard-iii-hitler-and-

trump/14861268004180, 4 février 2017, “Because the Nazis misused the whole idea of rhetoric and

discredited it, we Germans are a bit ashamed of our language. We never celebrate it the way the English and the French do. ”.

173

D. A. HUGHES, « Notes on the German Theatre Crisis », TDR (1988-), vol. 51, no 4, 2007, p. 144, Stephen Daldry tel que cité : “I think his appointment at the Schaubühne, which has troubled history,

possibilité d’un renouveau, et participait à l’arrivée de jeunes directeurs dans des institutions majeures du paysage théâtral berlinois. Ce renouveau s’illustre d’abord par un changement de répertoire : le jeune metteur en scène s’attaque aux nouvelles pièces britanniques et développe une relation forte avec Sarah Kane. Il produit plusieurs de ses pièces, notamment la contestée Blasted 174. Ce choix de répertoire souligne non seulement un intérêt pour des textes récents, mais aussi la volonté de sortir du répertoire allemand. Ce changement dans la direction et le répertoire a également provoqué un renouveau du public. Ostermeier demande ainsi: « Pourquoi les critiques ne décrivent-ils jamais notre public ? 80% du public a moins de 45 ans, 50% appartient au groupe des 15-35 ans – où peut-on voir cela parmi les grandes compagnies théâtrales germanophones? »175. Le théâtre berlinois est donc caractérisé par la fréquentation d’une population jeune, ce qui n’est pas nécessairement le cas des lieux fréquentés à l’international. Si on s’intéresse par exemple au profil-type du public abonné au Off du Festival d’Avignon, on constate que 60% ont plus de cinquante ans, 30% entre 25 et 50 ans, et seulement 6% moins de 25 ans176. En comparaison, le public de la Schaubühne est un public particulièrement jeune, et cela de manière peu habituelle. Ce nombre record de jeunes spectateurs s’accompagne aussi de la fréquentation importante d’un public international. Pour toutes les pièces représentées (dont Richard III et Hamlet) un sur-titrage en français ou en anglais (en alternance selon les jours) est proposé. Certaines pièces sont jouées exclusivement en anglais (Returning to Reims en 2017). La Schaubühne semble être passée d’un théâtre berlinois à un lieu porteur d’une identité plus internationale. C’est ce qu’explique également Thomas Ostermeier : « Si vous êtes dans le foyer de la Schaubühne, vous entendrez de l’anglais, de l’espagnol, du français, des langues scandinaves. Lors de cette dernière année nous avons eu 120 000 visiteurs à Berlin, 80 000 à l’international. »177. Ainsi, sous difficulty in finding replacements for the old guard of directors, such as Peter Stein, who are like redwood trees, refusing to let the sun shine in on young shoots.”.

174 Ibid.

175

T. OSTERMEIER et G. JÖRDER, Ostermeier Backstage; traduit de l’allemand par Laurent

Muhleisen et Frank Weigand, op. cit., p. 272, “80% of the audience is under 45, 50% are in the 15 to 35 age group – where else do you see that among the big companies in German language theatre?”. 176 « Enquêtes : profil-type du public abonné du festival OFF d’Avignon », sur Festival OFF d’Avignon, http://blog.avignonleoff.com/enquetes-public-festival-off-avignon-2013/, 29 janvier 2014. 177

T. OSTERMEIER et G. JÖRDER, Ostermeier Backstage [Livre] / Gerhard Jörder; traduit de

l’allemand par Laurent Muhleisen et Frank Weigand, op. cit., p. 275, “Stand in the foyer at the Schaubühne, and you’ll hear English, Spanish, French, Scandinavian languages. In the last calendar year we had 120,000 visitors in Berlin, 80,000 internationally.”.

l’étiquette de succès international, deux phénomènes différents sont à prendre en compte : d’une part le très grand nombre de « guest performances » mais d’autre part la force d’attraction de la Schaubühne, capable de faire venir des spectateurs de différents pays d’Europe.

Cet attrait particulier de la Schaubühne est lié à une forme d’ouverture, à une conception différente de l’espace théâtral. Pour Ostermeier, le théâtre n’est pas tant un lieu d’éducation ou d’instruction qu’un lieu de tous les possibles, où tout est permis. Cette vision particulière de la Schaubühne est à prendre en considération car elle sous-tend des choix de mise en scène et la constitution d’un certain public. Ostermeier évoque d’abord une certaine incompréhension face à ses contemporains allemands : « Je suis profondément perturbé par la génération ramollie des gens de mon âge et leur vision ramollie du monde. Ils pensent sérieusement qu’une pièce bien pensante et engagée sera capable de changer le système dans lequel nous vivons (…). Partout, artistes et publics se rassurent simplement dans la croyance qu’ils sont ensemble du bon côté.»178. Selon lui, le rôle du théâtre n’est donc pas de s’engager et de lutter pour ce qui semble être « juste » ou « bien ». Il souhaite, en revanche, proposer l’espace théâtral comme un espace de tous les possibles, un lieu où tout est autorisé. « Le théâtre n’est pas une « institution morale » comme le suggérait Schiller mais davantage un espace carnavalesque où nous avons la liberté du bouffon, celle de nous en tirer à tous les coups. »179. La conception de cet espace de liberté accompagne les réflexions faites lors de l’élaboration de Richard III. Pour Ostermeier, Richard est ce bouffon qui s’en tire à tous les coups, à qui tout est permis, sans qu’aucune limite ne soit posée. Il y a une certaine jubilation à voir Richard réussir, et cette jubilation est « autorisée » dans l’espace théâtral qui a été créé. L’intérêt de la Schaubühne est d’être ce lieu carnavalesque, dont l’architecture permet un changement permanent, comme autant de costumes différents. En effet depuis 1981, il n’y a plus de séparation entre le public et la scène : l’espace peut être librement réarrangé et reconstruit. On peut ainsi lire sur le site de la Schaubühne : « l’espace théâtral est entièrement 178 T. O

STERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, Londres, Routledge,

2016, p. 198, “I am deeply disturbed by this mushy generation of people of my age with their mushy

world-view. They seriously think that some well-meant, engaged play will be able to change the system we live in (…). All around, artists and audiences merely reaffirm each other in their belief that we all stand on the right and safe side together.”.

179

Ibid. “Theater is not a ‘moral institution’, as Schiller suggested, but precisely a carnivalesque

flexible et peut fonctionner partout soit comme scène soit comme espace pour le public. »180. Cet espace flexible peut être découpé en trois ou quatre (ce qui permet à trois représentations ou plus d’avoir lieu en même temps). D’un point de vue technique, toutes les fonctions d’un théâtre classique peuvent être reproduites (une scène avec proscenium, une scène d’opéra avec une fosse d’orchestre, un amphithéâtre). De même, toutes les expérimentations théâtrales sont permises. Cette flexibilité fait de la Schaubühne un lieu en mouvement, prêt à se déguiser pour accueillir au mieux les différentes mises en scène. L’espace est libéré des contraintes imposées à un théâtre plus classique, comme le Berliner Ensemble par exemple. On peut affirmer que cette architecture ouverte aux transformations fait de la Schaubühne un lieu particulièrement approprié aux expérimentations. L’adjectif carnavalesque est donc à mettre en relation avec cet espace : ce n’est pas seulement Richard qui satisfait tous ses désirs et qui joue le rôle du bouffon. L’espace théâtral peut prendre toutes les formes imaginables, et ainsi faire partie d’une dynamique du déguisement et de la transformation. Cette capacité d’adaptation de la Schaubühne en fait un lieu en mouvement, qualité renforcée par un public jeune et international. On peut ainsi postuler que la Schaubühne n’est pas simplement un théâtre berlinois, mais qu’elle a été transformée en un lieu aux frontières floues, à la fois allemand et international, à la fois intéressé par des pièces « classiques » (Shakespeare, Ibsen) et modernes (Sarah Kane, David Harrower), et polymorphe grâce à son espace de jeu flexible. A cette pluralité de répertoire répond également une grande variété des techniques utilisées (vidéo, musique, marionnettes). C’est peut-être d’ailleurs cette capacité de changement et ce jeu avec différents répertoires qui participent au succès d’Ostermeier à l’étranger et qui attirent ensuite à la Schaubühne un public de plus en plus international.