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A. Succès international et revers critiques

1. Panorama d’un succès international

La dimension internationale des productions de la Schaubühne est essentielle : il s’agit du premier thème abordé par Gerhard Jörder dans son ouvrage Ostermeier Backstage159. La Schaubühne divise en effet son travail entre une importante programmation à Berlin et de très nombreuses « guest performances » dans différents pays du monde. Elle est, selon un article du Welt, « l’institution berlinoise qui voyage le plus »160. Nos deux pièces ne font pas exception. La tournée de Hamlet en est à sa dixième année, la pièce a été représentée un peu

159

T. OSTERMEIER et G. JÖRDER, Ostermeier Backstage; traduit de l’allemand par Laurent

Muhleisen et Frank Weigand, Berlin, Theater der Zeit, 2015, p. 11. Il évoque ainsi « les activités internationales incroyables de la Schaubühne. ».

160 J. P

ELECHOVA, Le théâtre de Thomas Ostermeier : en quête d’un réalisme nouveau à l’appui de

quatre mises en scène de pièces d’Henrik Ibsen, Thèse de doctorat en études théâtrales, Université

Paris Nanterre, 2011, chap. « La Schaubühne », p. 99, comme cité par Pelechová, source : die Welt, « Mit Berliner Bühnenkunst auf Weltreise », 17 juin 2007.

partout en Europe (par ordre chronologique : Athènes, Avignon, Zagreb, Barcelone, Paris, Sarajevo, Amsterdam, Bucarest, Moscou, Reims, Rennes, Venise, Londres, Clermont- Ferrand, Craiova, Istanbul, Helsingor, Lausanne, Dublin), en Australie (Sydney), en Asie (Taïwan, Tianjin, Seoul), au Moyen-Orient (Jérusalem, Téhéran, Ramallah) et en Amérique du Sud (Buenos Aires, Santiago du Chili)161. La tournée de Richard III comporte également de nombreuses destinations internationales : à nouveau on retrouve une certaine prédominance des villes européennes (Avignon, Craiova, Edinbourg, Stockholm, Londres, Clermont-Ferrand, Milan, Paris, Lausanne), mais également l’Australie (Adélaïde), l’Asie (Harbin, Tianjin, et Hong Kong) et contrairement à Hamlet, les Etats-Unis (New-York). Cette activité à l’étranger est particulièrement importante. Elle est accompagnée d’un grand succès : on note en France une certaine adoration pour le metteur en scène, à qui le titre d’Officier des Lettres et des Arts a été remis en 2010. Il est également Président du Haut Conseil culturel franco-allemand. Ces différentes distinctions indiquent un engouement particulier pour le metteur en scène, qui, selon les conditions d’attribution de l’Ordre des Lettres et des Arts, s’est illustré par « [ses] créations dans le domaine artistique ou littéraire ou par [s]a contribution au rayonnement des Arts et des Lettres en France et dans le monde. »162. Cet enthousiasme n’est pas spécifique à la France : Ostermeier explique avoir noté un engouement particulièrement fort en Australie. « Je ne sais pas ce qui s’est passé là-bas [Sydney]. C’était vraiment des représentations extatiques, toutes à guichet fermé, tout le monde voulait une place, même à quatre-vingt dollars, si vous pouvez imaginer ça. Et ce succès fantastique à Sydney nous a emmenés à Londres. »163. Partout dans le monde, la production semble attendue et vivement appréciée par les membres du public. Une certaine appréhension accompagnait les représentations à Londres, du fait du rapport du public anglais à Shakespeare. Gerhard Jörder demande ainsi : « N’y a-t-il pas eu des objections de la part des traditionalistes shakespeariens, les gardiens du Graal ? ». Ce à quoi Ostermeier répond :

161 S

CHAUBÜHNE, « Schaubühne – Hamlet », sur Schaubühne Berlin,

http://www.schaubuehne.de/en/productions/hamlet.html.

162 « Conseil de l’Ordre des Arts et des Lettres - Ministère de la Culture »,

http://www.culture.gouv.fr/Nous-connaitre/Organisation/Services-rattaches-a-la-ministre/Conseil-de-l- Ordre-des-Arts-et-des-Lettres, s. d.

163

T. OSTERMEIER et G. JÖRDER, Ostermeier Backstage; traduit de l’allemand par Laurent

Muhleisen et Frank Weigand, op. cit., p. 231, “I don’t know what was going on there. They were really ecstatic performances, all sold out, everyone wanted a ticket, even at the price of eighty dollars, if you can imagine that. And this fantastic success took us all the way to London.”.

« Au contraire, ils m’ont même demandé de reprendre la Royal Shakespeare Compagny ! L’institution qui, parmi toutes les autres, fut établie pour soutenir le culte du saint national. »164. On aurait pu s’attendre à un accueil moins chaleureux, après qu’Eidinger, durant la première représentation, se fut rué sur la critique du Guardian pour lui arracher son carnet de notes… Pourtant on remarque plusieurs articles très positifs dans le journal britannique: « Le résultat est effronté et bruyant, parfois exaspérant, fréquemment éclairant, parfois vertigineux, et jamais, même pour le plus petit instant, ennuyant. On ne peut pas toujours en dire autant au sujet de Shakespeare dans ce pays.»165. Il est intéressant de voir que, presque partout, la force de la représentation est soulignée : la Schaubühne emporte l’adhésion des critiques et des spectateurs, et leur laisse un souvenir marquant. Richard Hornby évoque ainsi la « vision obsédante » que lui a laissé le Hamlet d’« Ostermeier/Eidinger »166. On observe le même phénomène pour Richard III, joué à guichet fermé au Barbican Centre (Londres) et à travers le monde. Le Guardian titre « Richard rocks the mic in Ostermeier’s thunderous show », et qualifie Eidinger de « rock star séduisante »167. Une autre critique du même journal parle d’un « Game of thrones moderne » et fait ainsi référence tant au jeu intense du pouvoir à l’œuvre dans la pièce qu’à la popularité mondiale de la série de HBO168. Côté américain, le New York Times évoque une

164

Ibid., p. 232, “With no objections from Shakespeare traditionalists, the keepers of the grail? On the

contrary, in fact they asked me to take over the royal Shakespeare Compagny! The institution, of all places, that was established to uphold the cult of the national saint.”.

165 L. G

ARDNER, « Hamlet – Review », sur The Guardian,

http://www.theguardian.com/stage/2011/dec/02/theatre-shakespeare, 2 décembre 2011,

The result is brash and noisy, sometimes infuriating, frequently illuminating, occasionally heart- stopping and never, not even for the tiniest moment, dull. You can't always say that about Shakespeare in this country.”.

166 R. H

ORNBY, « Two Hamlets », The Hudson Review, vol. 65, no 1, 2012, p. 8, “Thus, where the

Rickson/Sheen production of Hamlet produced images that were merely confusing, in the Ostermeier/Eidinger version, they were haunting.”.

167 L. G

ARDNER, « Richard III Review – Monstrous Monarch Rocks the Mic in Ostermeier’s

Thunderous Show », sur The Guardian, http://www.theguardian.com/stage/2016/aug/25/richard-iii- review-lyceum-edinburgh-thomas-ostermeier, 25 août 2016. “Lars Eidinger is a mesmerizing Richard

– played like a seductive rock star gone to seed.”. 168

S. CLAPP, « Richard III Review – a Thoroughly Modern Game of Thrones », sur The Guardian, http://www.theguardian.com/stage/2017/feb/19/richard-third-schaubuhne-review-barbican, 19 février 2017.

« production éblouissante » et fait l’éloge de la mise en scène dans un long article169. Ce panorama nous permet de constater le succès international de Thomas Ostermeier, tant avec Hamlet que Richard III.

Un autre élément intéressant est que son travail a pu être vu comme l’exportation d’une identité allemande à l’international. Le Zeit parle du « nouveau visage du théâtre allemand moderne », visage qui représente l’Allemagne à l’étranger170. Il ne s’agit pas simplement de faire tourner les productions à l’étranger mais de les proposer en allemand, ce qui est assez inédit. Il n’est pas habituel de voir Shakespeare représenté en allemand aux Etats-Unis, en Australie, en Chine, en Russie… Interrogé sur le danger d’une culture mondialisée et exportable, Ostermeier répond : « Nous jouons à New York ou à Paris et, cela étonne beaucoup de monde, nous jouons en allemand pour une semaine entière ! Les festivals internationaux nous achètent une identité berlinoise. »171. Certes, cette remarque semble faire davantage écho aux mises en scène d’Ibsen, utilisées par Ostermeier pour représenter sur scène la société hipster de Berlin, mais les deux pièces de Shakespeare sont également liées à cette identité allemande. Il y a un plaisir du spectateur à redécouvrir Shakespeare en allemand (nous y reviendrons) et la langue des acteurs de la Schaubühne n’est pas un simple moyen de communication : elle porte aussi une fonction symbolique, celle de faire circuler l’allemand en dehors de l’Allemagne. Dans plusieurs articles, les critiques et les spectateurs soulignent la particularité de redécouvrir le texte en allemand, ce qui indique la sensibilité du public à cet aspect. Le fait que Hamlet fasse partie de l’édition 2018 du Theatertreffen de Berlin est également intéressant. Après avoir commencé à Avignon et avoir fait le tour du monde dans de nombreux festivals, l’institution allemande se réapproprie l’œuvre, comme si la pièce avait gagné son statut germanophone après avoir conquis une grande majorité du public à l’international. On reviendra plus tard sur la relation particulière d’Ostermeier et de la critique allemande, mais on peut déjà souligner ce système dynamique d’échanges entre tournée internationale et culture allemande. Ce rapport à la langue est un rapport marqué par l’histoire, comme l’explique Lars Eidinger : « Parce que les nazis ont fait mauvais usage de

169 B. B

RANTLEY, « Review: A Richard III Who Steps Straight Out of the Land of Id », The New York

Times, 12 octobre 2017, “stunning production”. 170

S. LEBERT, « Thomas Ostermeier: Der Radikale », Die Zeit, 7 mai 2014.

171

T. OSTERMEIER et G. JÖRDER, Ostermeier Backstage; traduit de l’allemand par Laurent

Muhleisen et Frank Weigand, op. cit., p. 22, “We play in New York or in Paris and, this amazes a lot of people, we perform in German for a whole week! International festivals are purchasing a Berlin identity from us.”.

toute la rhétorique et l’ont discréditée, nous les Allemands avons un peu honte de notre langue. Nous ne pouvons pas la célébrer à la manière des Anglais ou des Français »172. Mais justement, présenter un Richard si séduisant, si capable de manier le langage en allemand (sans pour autant faire de la pièce une parabole du régime nazi), peut être une manière de réaffirmer le potentiel rhétorique de la langue allemande, en séduisant le public sans en avoir honte. La traduction de Mayenburg, beaucoup plus moderne (et vulgaire) que la traduction romantique de Schlegel-Tieck pose en tout cas la possibilité d’un nouveau Shakespeare allemand, d’un nouveau rapport à cette langue qui fait pleinement partie de l’identité de la pièce, en Allemagne mais surtout à l’étranger.