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C. Un théâtre truffé de références populaires, mais qui vise avant tout la bourgeoisie

1. Ostermeier et la culture populaire

Selon Thomas Ostermeier, l’une des raisons de son succès est que son théâtre sait parler à tous, et qu’il met en valeur des thèmes contemporains, qui dépassent les frontières. « De manière thématique, beaucoup de ce que quelqu’un comme Castorf exploite – le post- socialisme, l’expérience de l’Allemagne de l’Est etc – est quasiment impossible à exporter. Mais le rôle des femmes, les problèmes liés à la famille, le bonheur promis par notre société bourgeoise – voilà des questions qui intéressent tout le monde. »224. Plusieurs éléments dans son propos sont à relever : d’abord l’idée qu’une pièce doit être « exportable » et donc rentrer dans une logique mondiale, que déterminent des thèmes qui intéressent tout un chacun. Les

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T. OSTERMEIER et G. JÖRDER, Ostermeier Backstage; traduit de l’allemand par Laurent

Muhleisen et Frank Weigand, op. cit., p. 14, “Thematically a lot of what Castorf works with – post socialism, the East German experience and so on – is almost impossible to export. But the role of women, issues around the family, the happiness promised by our bourgeois society – these are issues that are of interest to everyone.”.

logiques nationales et locales ne doivent donc pas, aux yeux d’Ostermeier, être intégrées au travail théâtral : au contraire, tout ce qui nécessite un contexte ou une culture particulière pour être compris empêcherait la pièce de toucher un public large. Mais les thèmes qu’Ostermeier considère comme universels le sont-ils vraiment ? Dans cette déclaration, il semble se référer explicitement à ses adaptations d’Ibsen, dont les drames réalistes suscitent notre intérêt car leur réflexion sur le rôle des femmes dans la société et dans la famille ainsi que sur le bonheur bourgeois est encore d’actualité. Il est intéressant de considérer nos deux pièces shakespeariennes à travers le filtre de cette citation. Le texte de Shakespeare serait donc « exportable » et adapté à un public international, même s’il n’aborde ni la question du rôle des femmes dans la société, ni le bonheur bourgeois. Selon Ostermeier, les pièces de Shakespeare mettent en avant des questions « qui intéressent tout le monde » : pour Hamlet il évoque à de nombreuses reprises la question de l’identité. « Le premier vers de Hamlet nous offre un point de départ utile pour essayer de commencer une discussion au sujet de certaines scènes shakespeariennes. (…) ‘Qui est là ?’ Qui est la personne en face de nous ? Qui est l’autre ? Qui nous parle ? Qui sommes nous ? Qu’est-ce qu’un être humain ? (…) Qui y a t-il derrière le masque de votre apparence physique ? »225. Les pièces de Shakespeare questionneraient donc l’individu, son identité, sa nature et la question des masques que l’homme porte dans la société. Pour cette raison, Hamlet et Richard III seraient tout aussi pertinents qu’Ibsen et parleraient à tout spectateur.

Cette universalité du texte source est renforcée par l’intégration d’un certain nombre de références qui feront écho pour la plupart des membres du public à travers le monde. Ostermeier fait ainsi appel à certains éléments de la culture populaire : tant Hamlet que Richard font du slam et du beatbox. Dans Hamlet, Lars Eidinger reprend « The Message », de Grandmaster Flash (« Don’t push cause I’m close to the edge, I’m trying not to loose my edge »). Dans Richard III, il reprend le rap de Tyler the Creator, « Yonkers » (« I’m a fucking walking paradox, no I’m not, threesomes with a fucking triceratops »). L’intégration du rap dans les deux mises en scène tisse un lien entre Shakespeare et la culture populaire contemporaine. Ce lien est renforcé par l’usage de certaines références. Dans Hamlet, la surabondance des armes (kalachnikov, mitraillettes) rappelle un blockbuster américain ; dans Richard III les meurtriers avec leur collant sur la tête font penser aux scènes de braquage dans

225

T. OSTERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit., p. 187, “The first

line of Hamlet offers a useful starting point to try and attempt a discussion of some Shakespearean scenes. I propose to ask this very question on several levels. (…) ‘Who’s there?’ Who is the person in front of us? Who is the other? Who is talking to us? Who are we? What is a human being? What lies behind the mask of your physical appearance?”.

les films d’action226. Plusieurs références font appel à une culture commune : dans Hamlet la scène 3 de l’acte IV est particulièrement intéressante. Après que le roi lui annonce qu’il compte l’envoyer en Angleterre, Hamlet se réjouit. Le texte est alors modifié, la reine rajoute qu’il partira à Londres. Hamlet répond « Nach London ? Ich wollte schon immer nach London ! » (« A Londres ? J’ai toujours voulu aller à Londres ! » ) et commence à évoquer tous les monuments et lieux qu’il souhaite y visiter: Piccadilly Circus, Trafalgar square, Madame Tussaud, avant de faire référence à New York, la ville la plus chaude, « wenn man ein new boyfriend hat und ein Hotelzimmer. » (« quand on a un nouveau boyfriend et une chambre d’hôtel »). La chemise hawaïenne que porte Lars Eidinger dans la scène suivante fait écho à cette image du touriste qui souhaite découvrir les grandes capitales occidentales. Il s’agit certes de jouer avec (et de se moquer de) certains clichés, mais aussi d’évoquer des références qui font partie d’une culture mondialisée et qui toucheront probablement la majorité des spectateurs. Toujours dans Hamlet, la scène 4 de l’acte III est modifiée : Ostermeier y ajoute une scène d’exorcisme de Gertrude, en anglais. Le personnage de Gertrude fait à plusieurs reprises penser à une femme possédée, notamment dans la première scène du banquet lorsqu’elle appelle Hamlet d’une voix rendue métallique par le micro. Différents éléments préparent ainsi la scène 4, qui fait très clairement référence au film The Exorcist. Ostermeier s’appuie également sur les codes de la télévision et de la téléréalité de manière parodique : dans Hamlet, la prière de Claudius (acte III, scène 3) ressemble à une confession télévisée, de même lorsque Hamlet explique à Rosencrantz et Guildenstern les raisons de ses tourments de manière faussement affligée qui fait clairement référence aux émissions de téléréalité. L’usage du micro tant dans Hamlet que dans Richard III fait écho au rôle d’un présentateur qui commente « en live » ce qui se produit sur scène. Ainsi, ces quelques exemples nous permettent de penser que le théâtre d’Ostermeier, parce qu’il s’appuie sur des éléments de la culture populaire vise un public large, qui ne serait pas uniquement un public lettré, et qu’un public mondial pourrait partager ces références. Si on pense, avec Harold Bloom, que Shakespeare fonde l’invention de l’individu moderne, alors le choix d’Ostermeier de représenter ces deux pièces serait à lier avec une volonté de parler à tous par une réflexion universelle sur l’homme et son identité227.

226 On pourrait y voir une référence ironique à Pulp Fiction par exemple. 227

Toutefois, certains points posent problème. La vision d’un Shakespeare universel à l’origine de l’homme moderne, qui parlerait à tous les spectateurs à travers le monde, est à nuancer : l’homme « créé » par Shakespeare est loin de correspondre à une réalité universelle. Il s’agit plutôt d’un homme blanc occidental. De même, si le théâtre d’Ostermeier comporte des références modernes et plus populaires, cela n’en fait pas pour autant un théâtre populaire, ou ouvert à tous. Le jeu avec le texte shakespearien, par exemple, n’est accessible qu’à un certain public : pour percevoir les différentes jointures du texte, il faut d’abord le connaître de façon assez détaillée. Richard Hornby décrit le Hamlet d’Ostermeier comme une « série d’images déformées de notre inconscient collectif de la pièce. »228. L’analyse est en effet valide, mais seulement dans la mesure où le spectateur possède cet inconscient collectif formé par la connaissance plus ou moins précise de la pièce. Si Hamlet est l’une des pièces les plus connues du répertoire théâtral mondial, il ne s’agit pas non plus d’un divertissement de masse. L’esthétique revendiquée par Ostermeier, qui consiste à recoller les morceaux en en laissant voir les raccords, part du principe que le spectateur connaît l’objet de départ pour pouvoir apprécier la façon dont il a été recollé. Le théâtre que le metteur en scène cherche à exporter est un théâtre qui va, certes, plaire de manière internationale, mais pas nécessairement à un public diversifié. La première scène de son Richard III, avec son atmosphère de fête représente les membres du pouvoir en pleine célébration : peut-être s’agit-il d’un clin d’œil (moqueur ?) de Thomas Ostermeier à son public bourgeois, avec lequel il tisse un lien particulier. Le dispositif scénique rappelle étrangement le loft berlinois de Nora, cette fois dépouillé de tout son mobilier luxueux. Le théâtre d’Ostermeier n’est pas un théâtre qui s’adresse à tous dans une visée universelle : le « tout le monde » évoqué par le metteur en scène est un « tout le monde » assez restreint, en vérité. Celui qui connaît déjà les pièces de Shakespeare et possède une certaine culture occidentale (maîtrise l’anglais pour comprendre les interventions improvisées de Lars Eidinger par exemple, ou bien est capable de remarquer les différents déplacements et coupures faits au texte) serait ainsi particulièrement visé par Ostermeier. Le lien de ce dernier avec son public n’est pas toujours simple ou flatteur. En supprimant la scène 1 de l’acte V et donc l’échange de Hamlet avec le fossoyeur, le metteur en scène frustre volontairement le spectateur qui attend cette scène : mais pour ressentir cette

228

R. HORNBY, « Two Hamlets », op. cit., p. 7, “a serie of distorted images from our collective

frustration, encore faut-il connaître ce passage229. Le jeu établi avec le public par tout un système de références est donc un jeu en partie fermé, accessible seulement à un certain type de spectateur, en possession d’une bonne culture littéraire.