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Shakespeare : l’occasion de présenter un théâtre politique ?

B. Le Shakespeare d’Ostermeier : entre engagement et prise de distance

2. Shakespeare : l’occasion de présenter un théâtre politique ?

Comme l’explique Robert Weimann, le théâtre élisabéthain est un dispositif nouveau qui permet l’émergence d’un théâtre politique dans l’Angleterre pré-moderne : « Ainsi, les discours dominants politiques, religieux, et juridiques de l’autorité se trouvèrent interrogés sur scène comme nulle part ailleurs dans l’Angleterre de la fin du XVIème et du début du

XVIIème siècle. »278. Le théâtre de Shakespeare vient illustrer une nouvelle hétérogénéité du discours présente dans la société en générale, avec une diversification des formes (liée à la fois à la diffusion de textes imprimés et aux débats grandissants qui suivent la période de la réforme). Weimann explique que l’étude de ces formes de discours et des formes d’autorité de la Renaissance peut nous permettre de comprendre les problèmes du XXème siècle et s’interroger sur la crise de l’autorité qui y est à l’œuvre. Le lien entre les formes et les fonctions de la représentation et cette crise lui semble crucial, tout comme la « relation entre la présentation d’une histoire fictive et les circonstances concrètes de la pratique de la représentation. »279. Weimann indique ainsi qu’une différenciation doit être faite entre le texte dramatique et tout ce qui forme son contexte. La représentation (performance) ne se limite pas à un texte et à des rôles fictifs incarnés par des acteurs mais comprend une pluralité d’enjeux, du lieu de représentation comme lieu de travail, au profit qui peut en être tiré. Le théâtre de Shakespeare serait alors unique, en ce qu’il s’affirme comme un théâtre de la différence: « le théâtre de Shakespeare défie radicalement le discours de la Renaissance de similitude, de bienséance et de catharsis et substitue aux objectifs unifiant de la poétique humaniste la représentation de la différence. »280. Cet intérêt pour la différence se traduit selon Weimann dans une séparation entre signe et signification, entre rôle fictif et vie réelle, entre autorité et pouvoir. Ce questionnement de l’autorité est permis par l’espace théâtral à l’époque élisabéthaine, espace fortement hétérogène car aux fonctions de représentations multiples. Cette particularité de la scène élisabéthaine suscite ainsi cette représentation de la différence et de la pluralité, qui permet une interrogation profonde des formes d’autorité, la représentation et la remise en question du politique. Weimann différencie dans l’espace théâtral le « locus », espace de fiction, imaginé, et la « platea », le parterre, c’est-à-dire la matérialité du théâtre comme « lieu non fictionnel d’amusement institutionnalisé »281.

278

R. WEIMANN, « Representation and Performance: The Uses of Authority in Shakespeare’s Theater », PMLA, vol. 107, no 3, 1992, p. 7, “So it happened that the dominant political, religious and

juridical discourses of authority were interrogated on this stage as nowhere else in late 16th century

and early 17th century England.”.

279 Ibid., p. 4, “Relation between the representation of fictive meaning and the actual circumstance of performing practice.”.

280 Ibid., p. 5, “The Shakespearean theater radically challenges the Renaissance discourses of similitude, decorum and catharsis, substituting for the unifying purposes of humanist poetics the representation of difference.”.

281

L’interaction entre ces deux espaces est une interaction inégale, l’autorité du « locus » (ce qui est représenté et qui représente) étant supérieure à celle de la « platea ». Toutefois, cette autorité du locus est défiée et remise en question chez Shakespeare, grâce à des formes théâtrales qui, au lieu de s’inscrire dans la bienséance attendue d’un certain type de « locus », font référence à la « platea », au public. « Parmi ces formes, les jeux de mots et l’impertinence jouent un rôle essentiel, de même que le langage proverbial, ordinaire et portant parfois peu de valeur. Encore plus importants, les conventions du déguisement et du clownesque, avec les souvenirs d’anarchie et de monde à l’envers, tout cela aidait potentiellement à ébranler le respect que le locus d’autorité représenté évoquait pour le public élisabéthain.»282. Ces différentes formes sont en adéquation avec les analyses de Richard III que nous avons pu évoquer. Le contraste entre la représentation de l’autorité telle que le public élisabéthain l’attend et les différentes formes théâtrales et verbales, permet de faire du théâtre un lieu de questionnement du pouvoir et du politique. En reprenant la figure du Vice à partir des analyses de Weimann, Ostermeier ne chercherait-il pas aussi à questionner le politique dans sa mise en scène de Shakespeare ? Si le théâtre de Shakespeare était le lieu du politique par excellence, la méthode inductive d’Ostermeier a dû le conduire à des considérations d’ordre non seulement historique et esthétique mais aussi politique.

Comme nous l’avons évoqué, les textes choisis par Ostermeier ont souvent un rapport au politique, notamment dans ses premiers choix à la Baracke puis à la Schaubühne. Deux pièces ont caractérisé le début de sa carrière : Shopping and Fucking de Mark Ravenhill à la Baracke en 1998 et Crave de Sarah Kane en 2000. Le politique n’a pas quitté ses préoccupations, on trouve par exemple la question des classes sociales et du front national dans son Retour à Reims, son unique mise en scène pour l’année 2017 (première le 24 septembre 2017 à la Schaubühne). Cet intérêt pour l’émergence de l’extrême-droite est à nouveau présent dans sa nouvelle production, Italian Nights, de Ödön von Horváth (prévue pour 2018). Que faut-il alors penser du choix de mettre Shakespeare en scène ? Lorsqu’il commence à s’intéresser aux textes classiques, Ostermeier choisit d’abord Ibsen, qui, selon lui, incarne des problèmes qui sont toujours d’actualité. Les questions de la famille, de l’argent et de la société bourgeoisie en général lui apparaissent comme essentielles pour

282 Ibid., p. 9, “Among these forms, the figures of wordplay and impertinency loom large, as does the ordinary and sometimes deflating language of the proverb. Even more important, the conventions of disguise and clowning, together with memories of misrule and topsy-turvydom, all helped potentially to undermine whatever respect the represented loci of authority invoked for the Elizabethan audience.”

présenter un miroir à la société berlinoise, puis internationale, et la faire réfléchir. Toutefois, ces problématiques du drame réaliste ne sont pas celles à l’œuvre dans les pièces de Shakespeare. Le texte original de Hamlet et Richard III a certes une forte charge politique, mais pour Ostermeier, il semble plutôt s’agir de l’abandon d’un théâtre engagé. Avec Hamlet, il désavoue le pouvoir du théâtre politique. La scène du piège tendu à son oncle (« the Mousetrap ») est essentielle selon le metteur en scène, car elle reflète la nature du théâtre. Ce dernier permet certes de faire surgir la vérité mais pas de changer le monde : le théâtre est incapable de faire de la politique. « C’est la beauté de la pièce de Shakespeare, elle réaffirme la croyance que par une pièce dans la pièce, par le théâtre, Hamlet peut démasquer Claudius, le meurtrier. »283. Cette confiance dans le pouvoir du théâtre, vu comme un moyen de révéler la vérité, n’est pourtant pas considérée par Ostermeier comme un moyen de proposer une réflexion politique. La scène de la souricière est justement faite d’ambiguïté : « Même si [Shakespeare] croit au pouvoir du théâtre, il est assez réaliste pour raconter l’histoire de Hamlet de manière à ce que Hamlet ne réussisse pas. Le jeu de manipulation politique est plus fort que le théâtre ; ceci d’ailleurs est aussi ma réponse à tous ceux qui pensent que le théâtre peut changer le monde. »284. La corrélation entre la vision de cette scène et la conception du théâtre proposée par Ostermeier indique tant une croyance dans le pouvoir du théâtre et sa capacité à faire voir le vrai, que son désaveu face à son incapacité à agir politiquement. Cette assertion pourrait être comprise de deux manières : soit Ostermeier choisirait de renoncer à représenter des thématiques politiques sur scène, soit il choisirait au contraire de les représenter en pensant qu’il s’agit d’une forme de vérité et de vrai, en restant pour autant conscient que cette représentation du politique ne peut pas changer le monde. Il est clair que certaines de ses mises en scène présentent un contenu politique (Un Ennemi du peuple en 2012 par exemple) mais sa relation au texte shakespearien est plus ambiguë. Hamlet et Richard III ne font pas d’allusion spécifique à une situation politique particulière. Il est certain que la question du pouvoir y est présente mais sans être particulièrement interrogée : elle semble plutôt passer à l’arrière-plan face à d’autres enjeux qui ciblent

283 T. O

STERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit., p. 192, “It is the

beauty of Shakespeare’s play, that it reasserts the belief that by this play-within-a-play, by making theatre, Hamlet is able to unmask Claudius, the murderer.”.

284

Ibid. “Even though [Shakespeare] believes in the power of theatre, he is realistic enough to tell the

story of Hamlet so that in the end Hamlet does not succeed. The political game of manipulation is stronger than theatre; this, by the way, is also my response to anyone who believes that theatre can change the world.”.

davantage l’individu que la société. Si le texte shakespearien, par l’hétérogénéité de son discours et sa mise en cause de l’autorité, aurait pu être l’occasion de présenter une réflexion politique, Ostermeier ne semble pas avoir défini le politique comme premier objet de ses deux mises en scène.