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B. Un succès mondial aux causes plurielles

1. Ostermeier : l’art du story-telling

On a déjà évoqué l’esthétique « Kintsugi » chère à Ostermeier ainsi que sa vision du texte de Shakespeare comme laboratoire théâtral. Cependant, d’autres aspects de son esthétique sont tout aussi essentiels. Selon le metteur en scène, son succès est lié à sa volonté de raconter des histoires : « Mon succès à l’étranger est dû en grande partie à mon style narratif. Beaucoup de ce que nous considérons être la dernière mode de l’avant-garde ici est impossible à communiquer à l’étranger en tant qu’esthétique théâtrale pertinente. »201. Différents éléments nous intéressent ici : d’abord l’idée d’une différence nette entre un « ici » et un « là-bas », qui fait qu’une esthétique propre à l’Allemagne, ou propre à Berlin, ne serait pas « exportable » à l’étranger, dans d’autres pays. Si on suit la pensée d’Ostermeier, cela veut dire qu’une esthétique théâtrale trop particulière, trop ancrée dans la culture d’un pays ne pourrait pas plaire à l’étranger (ce qui contredit d’ailleurs ces propos au sujet d’une identité berlinoise, exportable et responsable de son succès). Le metteur en scène devrait dépasser ce qui est « à la mode » chez lui, pour proposer une œuvre sans frontière. Le style narratif serait donc à envisager non seulement comme une esthétique, mais aussi comme un mode de communication : celui d’Ostermeier, parce qu’il est linéaire et « raconte une histoire », dont on saisit facilement la trame narrative, le motif des actions des personnages, le déroulement de ces actions, serait accessible à tous. Parce qu’il « raconte à nouveau des histoires », le metteur en scène susciterait l’engouement du public partout dans le monde202. Le public d’Ostermeier serait, en quelque sorte, un public en mal d’histoire, qui souhaite renouer avec un style narratif moins déconstruit que ce qu’il peut voir au théâtre. Le metteur en scène

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T. OSTERMEIER et G. JÖRDER, Ostermeier Backstage; traduit de l’allemand par Laurent

Muhleisen et Frank Weigand, op. cit., p. 12-13, “The fact that I’m so successful abroad is above all due to my narrative style. A lot of what we here consider the last word in modish avant-garde is impossible to communicate abroad as a relevant theatre aesthetic.”.

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souligne ainsi l’importance, dans son travail de préparation, du « story-telling » : il demande à ses acteurs de « raconter » et de mettre en scène, pendant des séances d’improvisation, un événement de leur vie en rapport avec un thème203. Par exemple, il propose à ses acteurs de réfléchir au thème de l’argent et de la famille lors des répétitions de Nora. Dans son essai « Toward a New Realism », Thomas Ostermeier explique davantage ce qu’il entend par l’expression « style narratif » et pourquoi il tient à « raconter des histoires ». Il soutient l’importance de proposer un style réaliste : « Le théâtre est le plus vieux média permettant une réflexion artistique au sujet du monde dans lequel nous vivons et, puisqu’il articule notre vision du monde, au sujet de la réalité. Pour relever ce défi, le théâtre doit continuer à connecter ses histoires et ses personnages, qui parlent de la cruauté de ce monde et de ses victimes, avec une vraie réalité. Le dramaturge établit cette connexion entre le théâtre et le monde. »204. Le théâtre aurait donc pour devoir de représenter la réalité, son aspect douloureux et cruel, et ne consisterait pas simplement à imiter la vie mais à la comprendre et à la reconfigurer. On reconnaît cette importance du réalisme dans l’attention donnée aux détails dans les situations de jeu. Comme évoqué précédemment, Ostermeier attire l’attention de son spectateur au moyen du support vidéo sur les détails de la pièce : ainsi, dans Hamlet, chaque expression visuelle des acteurs est passée au crible par la caméra que manipule Lars Eidinger. Parce qu’il revendique son style narratif, Ostermeier choisit de s’opposer au courant du théâtre post-dramatique. Selon Hans-Thies Lehmann, le théâtre post-dramatique se caractérise par une déconstruction de l’espace et du temps, qui ne sont plus nécessairement cohérents. Différentes temporalités peuvent se superposer simultanément (les éléments ne sont plus chronologiques), l’action n’est plus construite de manière conventionnelle mais laisse place à différents collages et montages, et le corps, la voix, l’espace ne servent plus forcément la narration mais sont considérés en soi comme faisant partie de la pièce205. Chez Ostermeier en revanche, une trame narrative est revendiquée avec un espace temps cohérent et linéaire. Le public serait donc, à un niveau mondial, attiré par cette capacité à raconter des histoires et par

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T. OSTERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit., Chap. « Ostermeier at Work : Richard III ».

204 Ibid., chap. « Toward a New Realism », p. 16, “Theatre is the oldest medium for artistic reflection of the world, of reality. In order to rise to this challenge, it needs to keep connecting its stories and its characters, who speaks of the cruelty of this world and its victims, with actual reality. The playwright establishes this connection of theatre to the world.”.

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la volonté dramaturgique de ne pas déconstruire le texte mis en scène mais d’en respecter la forme.

Ostermeier explique également présenter des thèmes qui touchent chaque spectateur. Pour Richard III, par exemple, il s’agit de montrer un Richard que tout le monde envie : « Ce qui est intéressant, c’est que son excès immoral suscite notre propre envie, notre propre désir et la mise en scène devra ainsi provoquer les spectateurs au point qu’ils souhaitent, eux aussi, pouvoir être Richard le temps d’une journée, capable de transgresser toute barrière que la civilisation impose à notre comportement, et capable d’ignorer tout sentiment de honte ou d’embarras. »206. La volonté de présenter des thèmes autour desquels tous les spectateurs peuvent se réunir est visible dans son travail : pour Nora et Hedda Gabler, il s’agissait de l’argent, du couple, de la famille, du rôle de la femme. Extraits d’un contexte national, ces thèmes faisaient appel au public de manière internationale. La volonté de présenter Richard comme un personnage machiavélique et séduisant n’est certes pas nouvelle, mais elle permet de faire écho aux normes sociales vécues et intériorisées par les spectateurs. Tous peuvent se retrouver dans ce désir de transgression qu’incarne Richard. Le succès à l’international d’Ostermeier s’expliquerait donc par deux idées complémentaires : l’art de raconter des histoires en respectant une certaine forme de chronologie, une trame narrative cohérente et linéaire, et l’art de réunir une pluralité de spectateurs autour de thèmes et d’enjeux qui les font se sentir concernés et intéressés.

Pourtant, cela se limite t-il à cela ? Certes, le style narratif d’Ostermeier joue un rôle important dans son succès, mais raconter des histoires est-il vraiment l’élément majeur de celui-ci ? Si le goût des critiques allemands pour le théâtre post-dramatique peut expliquer leur réserve pour le théâtre d’Ostermeier, qu’ils considèrent comme trop « facile », et qui selon eux fait preuve de « TV realism », la thèse d’un public international lassé d’une esthétique de la déconstruction fonctionne plus difficilement. Selon Ostermeier, les spectateurs souhaitent revenir à un théâtre plus réaliste, mais la rupture réalisée par le théâtre post-dramatique n’est pas forcément ressentie de la même manière partout dans le monde. Il est vrai que la scène germanophone contemporaine est très largement influencée par les tendances post-dramatiques (Elfriede Jelinek, Michael Thalheimer, Frank Castorf), et cette influence a son importance en Europe. En revanche peut-être que ces tendances ont eu une

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T. OSTERMEIER et P. M. BOENISCH, The Theatre of Thomas Ostermeier, op. cit., chap. « Ostermeier at work : Richard III », p. 198, “What is interesting is that his amoral excess triggers our

own lust, our own desire, and a production should tease the spectator so much as they, too, wish they were Richard for a day, able to ignore any feelings of shame and embarrassment.”.

empreinte moins forte hors de l’Europe, par exemple en Asie (où ont eu lieu plusieurs représentations de Hamlet et de Richard III) au Moyen-Orient ou en Australie. Quand Ostermeier affirme que son art du story-telling est la raison de son succès à l’international, peut-être reste-t-il prisonnier d’un point de vue influencé par les courants majeurs du théâtre germanophone. L’analyse en soi est valide, mais seulement jusqu’à un certain point. Le succès international du metteur en scène semble davantage s’expliquer par une pluralité de qualités qui ont suscité l’engouement d’un public lui-même pluriel. Le style narratif évoqué par Ostermeier en fait partie, sans le caractériser entièrement. On tentera donc, dans les lignes qui suivent, de développer d’autres pistes de réflexion pour expliquer ce succès mondial.