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Chapitre 1 : Une représentation toute en nuances

1.2. Un trouble de stress post-traumatique envahissant

1.2.a) Des victimes, la peur au ventre

Selon les stéréotypes dominants, il est courant de penser que la première réaction d’une victime de viol est d’avoir honte et se sentir coupable. Pourtant, selon le manuel de référence Practical Aspects of Rape Investigation, dans les faits, « l'un des principaux sentiments rapportés par les victimes est la peur »48 (Burgess et Hazelwood, 2001). La plupart des victimes ont le sentiment d’avoir échappé de peu à la mort et se disent qu’elles ont déjà de la chance d’être en vie. C’est effectivement ce qu’il se passe dans Broadchurch : Trish confie à Catherine qu’elle pensait pendant le viol qu’elle allait être tuée (Brd. # 3.3, 39’56’’). On la voit visiblement craintive et s’enfermer chez elle à double tour (Brd. # 3.1, 22’21’’). Elle ne veut plus sortir par la suite, même lorsque sa fille Leah lui propose d’aller se promener (Brd. # 3.7, 15’25’’). Elle avoue à Beth avoir maintenant « tellement peur »49 (Brd. # 3.6, 02’21’’), des termes que l’on entend quasiment à l’identique dans la bouche de Jesse, dans Sweet/Vicious (S/V. # 1.3, 01’02’’). Une

47 Voir dans la bibliographie, le 2ème état des lieux du sexisme publié par le HCE, le 2 mars 2020.

48 [Citation originale] « Prevailing stereotypes of rape are that the main reactions of victims are to feel ashamed and guilty after being raped. To the contrary, one of the primary feelings reported by victims is fear. »

49 [Citation originale] « He’s made me so scared. »

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autre étudiante agressée évoque aussi le fait de se sentir tout le temps en danger (S/V.

# 1.7, 35’56’’). Jules reproche à Nate de ne « plus jamais se sentir en sécurité à cause de lui »50 (S/V. #1.6, 29’00’’). Auparavant, elle était restée cloîtrée au lit, pendant des semaines (S/V.

# 1.7, 27’11’’).

Ce sentiment de peur irrépressible s’accompagne d’une série de troubles, au premier rang desquels on trouve la gestion problématique d’une mémoire traumatique.

1.2.b) Des souvenirs ou trous de mémoire obsessionnels

Dans certains cas, la mémoire fait complètement défaut, comme Rachel dans Sweet/Vicious qui, après avoir été droguée, écrit n’avoir « aucun souvenir »51 de ce qui lui est arrivé (S/V. #1.5, 03’40’’). D’autres comme Trish et Laura, qui ont été assommées, ont de vagues réminiscences. Ce sont alors les odeurs dont elles se rappellent le mieux, comme l’haleine chargée d’alcool de leur violeur. Les textures aussi sont parmi les détails les plus vivaces. Trish se remémore la terre humide sous elle et Jesse, dans Sweet/Vicious, évoque le béton qu’elle

« peut encore ressentir »52 (S/V. #1.3, 06’22’’).

Pour cette dernière, la mémoire n’est en aucun cas défaillante, seulement elle tourne à l’obsession : « Je continue de repasser chaque instant dans ma tête »53. Jules, elle aussi, est hantée. Elle n’arrive plus à dormir et cauchemarde souvent (S/V. #1.4, 11’03’’ et 17’00’’). Elle est aussi sujette à des pensées intrusives, qui la mettent au mieux dans l’embarras (S/V. #1.6, 27’30’’), au pire en danger (S/V. #1.1, 27’18’’). Dans une moindre mesure, Trish « n’arrive pas à garder l’esprit tranquille »54 (Brd. # 3.6, 02’21’’).

Que leurs souvenirs soient flous ou accaparants, les victimes des deux séries sont dévorées par le passé. D’ailleurs, entre ne pas pouvoir oublier et ne pas pouvoir se rappeler, les experts insistent sur la similitude des traumas (Fitzerald et Riley, 2000). On voit ici comment les violences sexuelles sont montrées, non comme un moment dans le temps, mais comme une expérience qui perdure alors même que l’acte lui-même est passé. Comme le décrit Jennifer Kaytin Robinson, la showrunner⃰ de Sweet/Vicious, la violence sexuelle « vit avec la survivor⃰ », qui a alors l’impression de ne plus être véritablement elle-même (Robinson, 2017).

50 [Citation originale] « I don’t think I’ll ever feel safe again because of you. »

51 [Citation originale] « Woke up at home, hours after leaving the bar, with ripped underwear and no recollection of how I got home. »

52 [Citation originale] « I can still feel the concrete. »

53 [Citation originale] « I keep going through every moment in my head. »

54 [Citation originale] « I can't keep my mind still. »

47 1.2.c) Le phénomène de dissociation

De fait, les victimes de Broadchurch et Sweet/Vicious expérimentent un phénomène de dissociation. Trish se sent déconnectée de son corps, dans lequel « elle a l’impression de ne plus être »55 (Brd. #3.2, 15’29’’). Le début de l’épisode 2 la montre d’ailleurs à l’horizontale, coupée en deux par la caméra (fig. 17). Dans Sweet/Vicious, plusieurs victimes font état d’un symptôme de dépersonnalisation : elles se voient comme si elles étaient à l’extérieur d’elles-mêmes, comme si elles avaient « quitté leur corps »56 (S/V. # 1.7, 35’56’’) et qu’elles « regardaient les choses leur arriver »57 (S/V. #1.2, 08’58’’). Ainsi Jules se revoit-elle sortir de la soirée où elle a été agressée, alors que Kennedy est en train de lui parler. À ce moment, elle ne l’entend plus et perd complètement pied avec la réalité (S/V. #1.4, 24’37’’).

Fig. 17  Brd. #3.2  Trish déconnectée de sa nouvelle réalité

Cette distance entre le corps et l’esprit implique un rejet du premier par le deuxième.

Trish « se déteste » et ne « veut plus être dans son corps, dans sa tête »58 (Brd. # 3.6, 02’21’’), elle aurait plutôt « souhaité être tuée »59 (Brd. #3.2, 15’29’’). Jules, elle, vit en permanence une sorte de dédoublement. Elle dit « se perdre dans sa tête »60 (S/V. #1.2, 32’26’’). Elle est déchirée et s’empêche d’être elle-même. On la voit se forcer à sourire alors qu’elle est préoccupée (S/V.

#1.1, 05’45’’), faire mine d’être insouciante quand elle est impitoyable (S/V. #1.1, 23’06’’). Dans

55 [Citation originale] « I feel like I’m not in my own body. »

56 [Citation originale] « I just left my body and I watched him. »

57 [Citation originale] « It’s like I’m watching it happen to me. »

58 [Citation originale] « I hate myself, I don’t wanna be in my body, in my head. »

59 [Citation originale] « I wish he’d just killed me. »

60 [Citation originale] « I got lost in my own head for a minute. »

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son discours, elle ment beaucoup à ses amis mais, aux groupes de parole, elle reste silencieuse (S/V. #1.7, 40’17’’). À ce propos, le mutisme de Jules en des lieux où, au contraire, la parole est encouragée, peut être interprété de deux façons : soit Jules éprouve le besoin d’être authentique, pour une fois et préfère se taire plutôt que feindre, soit elle se trouve dans un état de refoulement et ne peut encore s’exprimer, l’un n’excluant d’ailleurs pas forcément l’autre.

Dans tous les cas, son comportement à l’intérieur des groupes de soutien diffère grandement de celui qui est le sien le reste du temps.

De façon générale, les symptômes expérimentés par les victimes dans les deux séries - la peur viscérale, les troubles de la mémoire et du sommeil et les états dissociatifs – sont typiques du rape trauma syndrome⃰ , une affection courante chez les personnes ayant vécu des violences sexuelles et documentée depuis les années 70 (Herman, 92). C’est alors toute la personnalité de la victime qui s’en trouve altérée.

D’ailleurs, la fin de l’épisode 6 de Sweet/Vicious qui est une sorte de catharsis au cours de laquelle Jules va confronter Nate et dire la vérité à Kennedy est musicalement illustrée par Six Feet Under, un titre de Billie Eilish, dont les paroles commencent ainsi « À l’aide, je me suis encore perdue mais je me souviens de toi »61 (S/V. #1.6, 38’20’’). En effet, Jules doit d’abord faire le deuil de celle qu’elle a été et dont elle ne se « souvient quasiment plus »62 (S/V.

#1.3, 29’55’’), avant de pouvoir être à nouveau elle-même.

1.2.d) Passé versus réalité

Dans Broadchurch, cette perte de soi-même, quasiment le décès de la personne, est évoqué en creux, à travers les souvenirs encadrés dans la maison de Trish. Sur plusieurs photos, on la voit sourire, entourée de son mari et sa fille, signe dissonant d’une vie heureuse révolue.

De manière générale, tout rappelle le contraste entre avant et maintenant, comme les lettres HOME, typiquement, qui décorent la véranda et la cuisine, alors que Trish au milieu se sent désormais étrangère dans son corps et sa maison.

Les flash-backs sont également très importants dans les deux séries. Chacune, au cours d’un épisode, alterne des scènes au présent entrecoupées d’instants plus anciens (figs. 18 à 21).

Ces moments du passé sont esthétisés et présentent une lumière et une photographie différentes du reste de la saison, afin de mieux les détacher visuellement. Dans Broadchurch, un travail

61 [Citation originale] « Help, I lost myself again but I remember you. »

62 [Citation originale] « I can’t barely remember me, before the rape. »

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autour du son permet en outre d’accentuer la discordance.

Fig. 18  Brd. #3.4  Trish pendant la soirée Fig. 19  Brd. #3.4  Trish se souvient, à la reconstitution

Fig. 20  S/V. #1.7  Jules pendant la soirée Fig. 21  S/V. #1.7  Jules après un flash-back

À chaque fois, la mise en scène souligne le contraste entre le bonheur antérieur insouciant des deux héroïnes et le poids qu’elles ont dorénavant à porter et qui les empêche toutes deux d’aller de l’avant, d’autant que ce rape trauma syndrome⃰ qu’elles expérimentent a des répercussions importantes sur leur quotidien.

1.2.e) Des impacts sociaux-professionnels réels

Les conséquences du rape trauma syndrome⃰ peuvent, en premier lieu, être d’ordre scolaire ou professionnel : les victimes ne vont plus à leur travail comme Trish ou « échouent à l’université », telle Jesse, dans Sweet/Vicious, qui craint de devoir « abandonner et rentrer chez elle »63, comme l’a fait Sasha (S/V. #1.3, 28’51’’). Dans le premier épisode de la série, Kennedy découvre en outre que Jules est en probation académique et risque de perdre sa bourse (S/V. #1.1, 16’13’’). Dans Broadchurch, c’est Laura Benson qui n’arrive plus à travailler, depuis qu’elle sait que son violeur est un récidiviste. Elle a du mal à se concentrer (Brd. #3.4, 42’28’’).

Lors de son témoignage, elle avoue avoir été malade dans les toilettes du bureau (Brd. #3.5, 01’10’’). Nira, une autre victime, est également dérangée par l’enquête en cours, aussi sur son lieu de travail (Brd. #3.6). À deux reprises, la conseillère Beth Latimer – la première fois

63 [Citation originale] « I’m failing out of school. […] I’m probably gonna have to drop out and go home. »

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accompagnée de sa supérieure Sahana Harrison – vient sur place, sans prévenir, et tente de persuader Nira de témoigner auprès des détectives, ce que celle-ci se refuse à faire. À chaque fois, Nira ressort très perturbée de l’entrevue.

Un autre type de corollaire possible du rape trauma syndrome⃰ affectant les victimes consiste en une certaine instabilité affective et comportementale. Trish est sujette à des sauts d’humeur dans Broadchurch, quand Ophelia et surtout Jules adoptent des attitudes à risque dans Sweet/Vicious. Déjà, l’activité de vigilante⃰ que Jules a développée après son agression est par nature périlleuse, mais Jules se met aussi à agir de façon exagérément violente en rouant par exemple Brady Teller de coups sanglants à la soirée Bacchanale (S/V. #1.8, 25’18’’) ou en se conduisant, sinon, de manière irréfléchie. Croisant Nate dans un bar du campus qui la défie du regard, elle décide de l’affronter alors même qu’elle n’est clairement pas en état de le faire, ayant consommé auparavant une quantité importante d’alcool (S/V. #1.7, 33’59’’). À l’avenant de ce genre d’imprudences, Ophelia, son acolyte, veut retourner au combat juste après avoir échappé à une tentative de viol (S/V. #1.5, 27’47’’).

Évidemment, les relations amoureuses et la sexualité s’en trouvent aussi compliquées, à l’image de Jules qui assène, par réflexe, un coup de poing dans la gorge de Tyler, un jour qu’il l’approche dans la rue (S/V. #1.3, 07’23’’). Par la suite, elle se dérobe quand il tente de la toucher (S/V. #1.3, 20’35’’) et le repousse brutalement en plein ébat (S/V. #1.6, 27’30’’).

Les amitiés, enfin, sont mises à rude épreuve, surtout si la victime ne se confie pas.

Bien souvent, en effet, le crime sexuel est gardé pour soi.