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Chapitre 3 : Sociologie d’une représentation d’un crime

I.3. a) Sélection du corpus

En 2015, le nombre de séries diffusées à la télévision et sur les services de streaming, atteignait quasiment 400, rien que sur le sol américain (Otterson, 2018). Il est donc essentiel de définir des critères stricts et cohérents afin de sélectionner les œuvres qui composeront notre corpus.

Pour commencer, nous nous concentrerons sur des séries qui présentent clairement l’enjeu des violences sexuelles dès le pilote⃰ de la série (ou le premier épisode de la saison) et qui développent cette thématique et principalement cette thématique, sur au moins une saison complète. Le but est, ici, de pouvoir profiter du développement en détail et en longueur que seule une série permet - par rapport au cinéma qui reste, lui, cantonné dans un espace de deux à trois heures, maximum. Pour cette même raison, nous nous focaliserons sur des narrations évolutives de type « feuilleton » et écarterons donc les séries à épisodes standalone⃰ .

En outre, il paraît opportun de privilégier les séries situées dans un cadre ordinaire, contemporain et réaliste. En effet, les séries historiques, les séries dystopiques, la fantasy⃰ , la science-fiction ou encore les séries portant sur des super-héros et super-héroïnes sont susceptibles de développer des intrigues au sein de mondes qui n’obéissent pas - ou plus - aux mêmes règles que le nôtre. Leur approche des violences sexuelles s’en trouve d’autant modifiée. Or, l’un des reproches couramment adressés par les détracteurs∙trices de la culture du viol consiste justement à dire, comme nous l’avons vu précédemment, que les œuvres de fiction abordent la question du viol de façon fantasmée voire chimérique et répandent de cette façon des clichés dont les victimes réelles pâtissent. C’est pourquoi, dans le cadre de notre étude, il est préférable de ne prendre en compte que des séries qui se déroulent dans un temps actuel, concret, en prise avec notre réalité.

Enfin, pour répondre au mieux à notre question de recherche, nous retiendrons les séries produites au plus près du scandale Weinstein, dans les deux ou trois années qui précèdent.

Finalement, quatre séries correspondent aux critères que nous avons définis. Par ordre chronologique, leur liste se déroule ainsi :

• La saison 2 de An American Crime, une série américaine, diffusée à partir du 6 janvier 2016 sur ABC et Canal + Séries,

Sweet/Vicious, une série américaine, diffusée à partir du 15 novembre 2016 sur MTV,

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• la saison 3 de Broadchurch, une série anglaise, diffusée à partir du 27 février 2017 sur ITV, France 2 et Netflix,

• et enfin Liar, une série anglaise, diffusée à partir du 11 septembre 2017 sur ITV, Sundance TV et TF1.

Il nous paraît important de restreindre encore ce nombre, chaque saison représentant pas moins de six heures de contenu à analyser en moyenne (à l’exception de Liar qui ne dure que quatre heures trente). Afin de multiplier les focales, examiner les phénomènes à la loupe et varier les angles de vue comme les échelles d'observation, nous choisirons alors de ne conserver que Sweet/Vicious (fig. 6) et la saison 3 de Broadchurch (fig. 7).

Fig. 6  © Sweet/Vicious, MTV, 2016 Fig. 7  © Broadchurch, ITV, 2017

Pourquoi celles-ci, en particulier ?

Premièrement, ce sont les deux séries les plus proches dans le temps. Elles ont été diffusées sur une période extrêmement resserrée d’à peine cinq mois, entre mi-novembre 2016 et mi-avril 2017. Trente-quatre jours exactement séparent la diffusion du dernier épisode de Sweet/vicious de celle du lancement de la saison 3 de Broadchurch. Leur étude conjointe nous permet alors une approche microhistorique socio-culturelle.

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De manière étonnante, les deux séries reposent sur un archétype relativement similaire.

Dans les deux cas, un duo étrangement inassorti se retrouve uni contre le crime et leur travail d’équipe improbable se déroule autant dans l’alchimie que le conflit. Chacune des séries repose également sur un modèle narratif récurrent : le rape and revenge plot⃰ pour Sweet/Vicious et le Whodunit⃰ pour Broadchurch.

Cependant les similitudes s’arrêtent là, à première vue tout du moins.

Déjà, les deux séries ciblent des publics disparates et en particulier d’âges différents.

Sweet/Vicious est une comédie dramatique « pré-adulte » et Broadchurch, une série policière familiale. À elles deux, elles couvrent donc un large spectre de téléspectateurs∙trices, ce qui les rendent d’autant plus intéressantes au regard de notre recherche.

Elles sont également à l’opposé l’une de l’autre, tant par leur approche esthétique que par leurs scénarios hyper localisés. Broadchurch est une série criminelle, ultra classique dans sa forme, qui se déroule dans une petite communauté rurale du comté du Dorset, dans le Sud-Ouest de l’Angleterre, quand Sweet/Vicious est une série hybride, simultanément punk et girly⃰ , multipliant les références à la culture populaire et situant son action dans le campus connecté d’une grande université américaine. D’ailleurs, les deux fictions ne sont pas seulement issues de deux continents distincts (Sweet/Vicious est américaine et Broadchurch, anglaise), leurs showrunners⃰ respectifs ont également des profils divergents.

Chris Chibnall, le créateur et auteur de Broadchurch est quasiment quinquagénaire. Il a débuté sa carrière dans le théâtre britannique avant de se tourner vers la télévision dans les années 2000, où il a officié comme auteur de fictions télévisées pour ITV et BBC One, soit deux des trois chaînes principales du Royaume-Uni. Jennifer Kaytin Robinson, de son côté, appartient à la génération suivante, des millenials⃰ . Elle était totalement inconnue du grand public et avait tout juste 26 ans lorsqu’elle a développé Sweet/Vicious, sa toute première création audiovisuelle. C’est d’ailleurs la chaîne câblée MTV, très populaire auprès des jeunes Américains et Européens, qui lui a donné sa chance.

Dans leur réception enfin, les deux œuvres ont un parcours, à la fois similaire et bien distinct. Dans l’ensemble, Sweet/Vicious et Broadchurch sont toutes les deux aussi bien appréciées des critiques que du public, obtenant même des notes respectives de 100% et 98%

sur le fameux site de reviews⃰ américain Rotten Tomatoes. Les deux séries marquent également chacune la fin d’un tout, la saison 3 de Broadchurch étant le dernier opus de sa franchise et Sweet/Vicious n’ayant pas été renouvelée pour une deuxième saison, en raison officiellement d’audiences décevantes (Goldberg, 2017). Justement, sur ce point, les deux séries se situent

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dans des dimensions bien à part. Lors de leur diffusion, les épisodes de Sweet/Vicious n’était vus en moyenne que par 180 000 téléspectateurs∙trices, loin derrière Broadchurch dont les audiences moyennes atteignaient 10 725 000 de téléspectateurs∙trices.

En résumé, ancrées dans un moment similaire, précédant tout juste le scandale Weinstein, et utilisant la même ficelle tragi-comique du couple dépareillé, Sweet/Vicious et Broadchurch semblent développer, chacune, une approche bien spécifique des violences sexuelles, en s’adressant notamment à des cibles bien disparates. Néanmoins, leur traitement des violences sexuelles diffère-t-il à ce point ? En prenant le temps d’observer à la loupe ces deux productions bien distinctes et, en apparence, éloignées, que constaterons-nous ? Leurs contenus divergent-ils vraiment ou, dans le fond, présentent-ils au contraire des points communs ? Quelle série va le plus loin dans sa remise en question de la culture du viol ?

Pour répondre à ces questions, il convient d’exploiter notre matériel de la façon la plus optimale. Pour cela, nous utiliserons une méthode d’analyse qualitative de contenu, avec une approche en deux temps.