Chapitre 3 : Sociologie d’une représentation d’un crime
I.3. c) Sweet/Vicious, Broadchurch : l’essentiel des deux saisons
3.2. d) Une culture désormais à l’encontre de la structure
De façon notable, une même personnalité est citée par les showrunners⃰ Robinson et
238 [Citation originale] « That the Senate Judiciary Committee still lacks a protocol for vetting sexual harassment and assault claims that surface during a confirmation hearing suggests that the committee has learned little from the Thomas hearing, much less the more recent #MeToo movement. »
239 [Citation originale] « If one set out by design to devise a system for provoking intrusive post-traumatic symptoms, one could not do better than a court of law. Women who have sought justice in the legal system commonly compare this experience to being raped a second time. Not surprisingly, the result is that most rape victims view the formal social mechanisms of justice as closed to them, and they choose not to make any official report or complaint. Studies of rape consistently document this fact. Less than one rape in ten is reported to police. »
123
Chibnall, comme incarnant la non-imputabilité de certains dirigeants concernant les infractions sexuelles : le Président américain Donald Trump. Robinson juge que son élection à la tête des États-Unis en 2016 en dépit des nombreuses plaintes de nature sexuelle à son égard est révélatrice d’une mentalité qu’elle nomme « Protégeons nos garçons »240 (Radloff, 2016).
Chibnall, de son côté, se dit « terrifié »241 par le mauvais exemple que la carrière de Trump donne à ses fils. S’il a pu être élu, malgré la publication de l’enregistrement Access Hollywood, comment ses enfants à lui peuvent-ils y trouver du sens ? Comment, dans ces circonstances, apprendre à se comporter en tant qu’homme ? (Tate, 2017). Mais Chibnall va plus loin que simplement regretter un défaut d’exemplarité. Il fait aussi le lien entre violences sexuelles et violence du monde : « Le discours sur le genre et le sexe a beaucoup reculé. Si vous vous plaignez, on vous traite d'hypersensible. Le ton qui prévaut dans le pays n'est pas la gentillesse et cela a des effets de retombée massifs. Le paysage politique est beaucoup plus cruel et plus conflictuel. L'humeur du pays est définie par ses dirigeants et ils nous déçoivent, en ne donnant pas le ton moral compatissant nécessaire dans une période complexe »242 (Tate, 2017). En disant cela, Chibnall replace, à juste titre, les violences entre êtres humains dans un contexte plus général de violence systémique.
Effectivement, d’après le politologue norvégien Johan Galtung, on ne peut séparer la violence individuelle d’un agresseur de la violence structurelle du milieu dans lequel il évolue.
Pour étayer son propos, Galtung distingue plusieurs types de violences. Selon lui, la violence structurelle a lieu lorsqu’il est impossible de déterminer un individu précis à l’origine de la violence. Contrairement à la violence directe, commise par une personne sur une autre, dans le cas de la violence structurelle, formulée par ailleurs injustice sociale, cela n’a pas de sens de chercher celui ou celle qui est à l’origine de la violence. Cette dernière étant « intégrée dans la structure, elle se traduit par un pouvoir inégal et, par conséquent, des chances de vie inégales »243 (Galtung, 1969). Plus récemment, le professeur de géographie politique à l’Université du Kent, James A. Tyner, spécialiste de la violence au sein d’un environnement capitaliste, estime que « la façon dont la violence et le crime se constituent est intimement liée
240 [Citation originale] « This country has such a "protect our boys" mentality, and it’s happening with Trump. »
241 [Citation originale] « In a wider sense, I’m terrified about my kids coming down to breakfast and saying,
‘Trump said this and they’ve voted him president?’ How do you explain to your children how to behave as a man in this world? The world’s not quite making sense at the moment, and it’s all connected. »
242 [Citation originale] « The discourse on gender and sex has taken five steps back. If you complain, you’re called oversensitive. The prevailing tone in the country is not kindness, and that has massive trickledown effects. The political landscape is much crueller and more confrontational. The mood of the country is set by its leaders and they are failing us by not setting a compassionate moral tone in a complex time. »
243 [Citation originale] « The violence is built into the structure and shows up as unequal power and, consequently, unequal life chances. »
124
à la façon dont les vies sont valorisées dans notre société. La détermination de la violence, en particulier la violence criminelle, n'est ni neutre ni objective »244 (Tyner, 2016, p. 3). Se basant sur un constat similaire, Sally Engle Merry se demande si la suppression des inégalités à l'origine de la violence sociétale pourrait du coup mettre fin à la violence de genre, celle-ci dépendant étroitement de situations de précarité économique (Merry, op. cit.). Toutefois, Merry nuance largement sa réponse. Se basant notamment sur l’exemple asiatique, elle détaille : « Les sociétés traditionnelles ou rurales ne sont pas systématiquement plus violentes que les sociétés modernes ou urbaines. En fait, la transition vers une société moderne et capitaliste peut exacerber la violence de genre, comme elle l'a fait en Chine. La violence ne diminue pas avec le passage à des formes de vie sociale plus modernes ou urbaines, mais elle peut changer de forme et de signification »245 (id.).
Dans tous les cas, dans le prolongement de ce qu’explique Merry, au moins une forme de violence est amenée à se transformer nécessairement dans une société plus égalitaire : celle dite culturelle, le troisième type de violences identifié par Galtung.
Par 'violence culturelle', nous entendons les aspects de la culture, la sphère symbolique de notre existence - illustrée par la religion et l'idéologie, le langage et l'art, les sciences empiriques et les sciences formelles (logique, mathématiques) - qui peuvent être utilisés pour justifier ou légitimer la violence structurelle ou directe.246
Galtung, Cultural Violence, 1990
Selon cette définition, la culture du viol est, à n’en pas douter, une violence culturelle venant soutenir les mécanismes de domination des femmes. Seulement aujourd’hui, il semblerait que nous ayons affaire à un phénomène inédit. À en juger par les seules Broadchurch et Sweet/Vicious, une partie des arts populaires s’avère dessiner une nouvelle voie et venir s’inscrire en faux par rapport à la violence structurelle en place. Plutôt que de venir soutenir le cadre de la violence de genre systémique, ces séries cherchent au contraire à le
244 [Citation originale] « How violence and crime are constituted is intimately related to how lives are valued in our society. The determination of violence, especially criminal violence, is neither neutral nor objective. »
245 [Citation originale] « Although enhancing gender equality is commonly thought to diminish gender violence, more egualitarian societies are still plagued with widespread violence. Traditional or rural societies are not systematically more violent than modern or urban ones. In fact, the transition to a modern, capitalist society can exacerbate gender violence, as it has done in China. Violence does not diminish with the shift to more modern or urban forms of social life, but it may change its form and meaning. »
246 [Citation originale] « By 'cultural violence' we mean those aspects of culture, the symbolic sphere of our existence - exemplified by religion and ideology, language and art, empirical science and formal science (logic, mathematics) - that can be used to justify or legitimize direct or structural violence. »
125
déconstruire, en particulier en éclairant l’aspect intersectionnel des discriminations vécues par les femmes. En décortiquant les différentes sortes d’oppression pesant sur elles, ces fictions s’engagent dans une sorte de réparation culturelle, à l’inverse totalement de l’idéologie prépondérante masculine. Les portraits de violeurs télévisés qui se multiplient, cumulant en outre des points communs comme la situation financière avantageuse ou la blancheur de peau, peut-on alors les considérer, dans leur ensemble, comme la projection populaire d'un nouveau mythe des temps modernes ?