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Chapitre 3 : Sociologie d’une représentation d’un crime

I.3. c) Sweet/Vicious, Broadchurch : l’essentiel des deux saisons

3.2. c) Un système juridique défaillant

Après les enquêtes de la police défaillantes, après la réponse déficiente de l’institution universitaire, Sweet/Vicious fait le constat d’un système juridique inadéquat. Dans le pilote⃰ , Jules justifie auprès d’Ophelia son activité de vigilante⃰ par le fait que les agresseurs « s’en tirent simplement, alors qu’ils ont fait des choses horribles »233 (S/V. #1.1, 32’30’’). Les statistiques américaines lui donnent, sur ce point, entièrement raison. D’après l’organisation nationale RAINN, sur 1000 agressions sexuelles, déclarées ou non à la police, seulement 5 cas aboutiront à une condamnation dans le cadre d’une procédure judiciaire (fig. 65).

Fig. 65  © RAINN  2020

Au Royaume-Uni, le nombre de condamnations a même chuté de 26% entre 2018 et 2019 (fig. 66), où il est à son plus bas niveau depuis une décennie (Barr et al., 2019).

233 [Citation originale] « There’s stuff happening out there, and no one is doing anything about it. People are just getting away with awful things. »

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Fig. 66  © The Guardian  2019

Dans la série Broadchurch, dont l’action se déroule en Angleterre, la sergent détective DS Miller assure à Trish Winterman « être en possession de preuves manifestes et concrètes »234. Elle affirme que ses violeurs, Michael Lucas et Leo Humphries, « tomberont pour ça »234 (Brd. #3.8, 39’14’’) mais, au vu des saisons précédentes et du seul cas de la famille Latimer, le public est en droit d’en douter. En effet, alors qu’en fin de saison 1, Joe Miller avouait le meurtre du jeune Danny Latimer, 11 ans, avec qui il entretenait, selon ses dires, une relation d’ordre « amoureuse », dans la saison suivante, contre toute attente, il plaide non coupable. Profitant d’un vice de procédure, son avocate réussit à faire en sorte que sa confession ne soit pas comptabilisée comme preuve à charge lors du procès et Joe Miller est finalement acquitté en fin de saison 2, laissant la famille de Danny dévastée par l’injustice du système. D’ailleurs, en entrée de saison 3, Beth et Mark Latimer reçoivent de la part du Ministère de la Justice une enveloppe de onze mille livres, destinée à les indemniser pour le préjudice subi, mais Mark refuse de l’accepter. Il n’a jamais « demandé de compensation » 235, il « réclame justice »235 (Brd. #3.2, 28’27’’).

Ce même « besoin de justice »236 est partagé par deux personnages de Sweet/Vicious, qui formulent successivement l’idée de ne pas pouvoir tourner la page tant que l’injustice

234 [Citation originale] « We’ve got clear, concrete evidence. They’re gonna go down for this. »

235 [Citation originale] « I didn’t want compensation, I want justice. »

236 [Citation originale] « We need justice, Mac. It’s important. How am I… ? I mean, you know, Jules. How is Jules supposed to move on if she doesn’t get that ? »

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perdure de savoir un agresseur en liberté. Ainsi Kennedy se demande-t-elle : « Comment Jules peut-elle passer à autre chose, si elle n’obtient pas justice ? »236 (S/V. #1.10, 2’59’’), la même Jules qui confiait aussi à Ophelia espérer « commencer à passer à autre chose »208 dans le cas où Nate serait enfin jugé coupable par l’université (S/V. #1.9, 4’20’’).

Mais ce qu’aucune d’entre elles ne savent alors et que Harris va découvrir de son côté, c’est le nombre conséquent de plaintes – 26 en tout sur l’année écoulée – qui sont étouffées au niveau de la procureure de district, soit bien au-delà du simple cadre universitaire. Fraîchement embauché auprès de la District Attorney Ellen Thurston, Harris est en effet consterné d’apprendre que cette dernière préfère enquêter sur le vigilante⃰ plutôt que chercher comment et pourquoi une telle violence et un tel désir de revanche a pu se développer. Pour des intérêts financiers et politiques, Thurston se met au service directement de l’université sans jamais véritablement investiguer les évènements qui s’y déroulent (S/V. #1.10, 5’32’’).

Les découvertes de Harris rappellent le cas bien réel du mannequin italien Ambra Battilana Gutierrez qui, après avoir été agressée une première fois par Harvey Weinstein en 2015, a trouvé le courage de le confronter une deuxième fois, cette fois portant sur elle un micro susceptible de l’incriminer. Elle réussit à l’enregistrer en cachette et même à obtenir des aveux. Sur la bande, on entend Gutierrez refuser plus d’une dizaine de fois de suivre Weistein dans sa chambre d’hôtel, expliquant qu’elle est très mal à l’aise, qu’elle ne le connaît pas et qu’elle préfère retourner au bar. Face à elle, Weinstein est très oppressant et tente de la culpabiliser en lui reprochant de « lui faire honte »237 et « de faire toute une scène ». Il ne lui

« fera rien », il veut « juste prendre une douche ». Lorsqu’elle lui demande pourquoi il s’est permis de lui toucher les seins la veille, il balaye le problème en répondant qu’il est « habitué à ça ». Or, malgré cette confession et la preuve flagrante d’un mode opératoire criminel répétitif, Cyrus Vance, Jr. du bureau du DA de Manhattan n’a pas voulu poursuivre l’affaire, arguant qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants pour étayer un dossier (Kantor et Twohey, 2019, p. 120).

L’éclatement du scandale Weinstein quelques années plus tard ne paraît pas avoir tant amélioré le traitement juridique états-unien des cas de violences sexuelles. En 2018, Anita Hill, qui a témoigné en 1991 devant le Sénat du harcèlement sexuel qu’elle avait subi de la part du juge Clarence Thomas, sans pouvoir empêcher sa nomination à la Cour Suprême, déplorait le fait que, 27 ans après son cas, le comité judiciaire du Sénat n'avait « toujours pas de protocole pour vérifier les allégations de harcèlement sexuel et d'agression qui font surface lors d'une

237 La transcription complète de l’enregistrement a été publiée par le magazine Newsweek (Tufayel, 2017).

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audience de confirmation »238, ce qui prouve à ses yeux que « le comité a peu appris de l'audience Thomas, encore moins du récent mouvement #MeToo » (Hill, 2018). Judith Lewis Herman, Professeure de Psychologie clinique à l’Université d’Harvard est également très critique du système judiciaire américain, qu’elle assimile à de la « terreur politique » dans son livre Trauma and Recovery: The Aftermath of Violence - From Domestic Abuse to Political Terror.

Si l'on cherchait à concevoir un système pour déclencher des symptômes post-traumatiques intrusifs, on ne pourrait pas faire mieux qu'un tribunal. Les femmes qui ont demandé justice dans le système juridique comparent généralement cette expérience à être violées une deuxième fois.239

HERMAN Judith Lewis, Trauma and Recovery, BasicBooks, 1992, p. 73

Les conséquences se voient d’ailleurs dans les statistiques de non-rapport des crimes sexuels puisque « la plupart des victimes de viol considèrent que les mécanismes de justice sociaux officiels leur sont fermés et choisissent de ne faire aucun rapport ou plainte officielle ».

À l’époque où Herman rédigeait son livre, au début des années 90 aux États-Unis, moins d’un viol sur dix était rapporté à la police (Herman, 1992). La situation européenne actuelle diffère peu. En 2017, deux rapports gouvernementaux, respectivement britannique et français, estimaient que 17% des victimes de violence sexuelle faisaient une déclaration à la police au Royaume-Uni (Flatley, 2018), quand seulement 8 % d’entre elles portaient plainte en France (Ministère de l’Intérieur, 2017). Par leur aspect hermétique, les systèmes juridiques actuels viennent donc renforcer l’injustice inhérente au traitement social des violences sexuelles, qui deviennent alors indissociables de l'impunité des puissants.