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Chapitre 3 : Sociologie d’une représentation d’un crime

I.3. c) Sweet/Vicious, Broadchurch : l’essentiel des deux saisons

2.3. e) Mise en cause de la pornographie

Dans Broadchurch, la circulation de matériel sexuellement explicite est véritablement entremêlée à l’investigation des forces de police. Dès le premier épisode de la saison, DS Miller se voit obligée d’interrompre une réunion de travail pour répondre à un coup de téléphone en provenance du collège de son fils, Tom. Elle apprend alors qu’il vient d’être suspendu pour partage de fichiers pornographiques, problème « récemment, de plus en plus récurrent »162 comme le lui annonce la proviseure (Brd. #3.1, 37’16’’). Au fur et à mesure des épisodes, c’est

161 Le documentaire a plusieurs fois servi de caution morale à Harvey Weinstein, qui le voulait pour preuve que lui-même ne pouvait maltraiter les femmes, puisque cette production particulière défendait leur cause (Kantor et Twohey, 2019).

162 [Citation originale] « It is something we’re having to deal with a lot more recently. »

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tout un circuit d’imagerie pornographique qui est mis à jour et qui circule d’hommes en hommes, notamment de Tom Miller à Clive Lucas, en passant par Michael Lucas et Leo Humphries.

En dehors du personnage de Tom Miller, si l’on considère le matériel softcore⃰ et le matériel hardcore⃰ , la pornographie dans Broadchurch est en outre consommée par des personnes, toutes impliquées dans l’enquête policière. Elles peuvent être des suspects comme Aaron Mayford, Jim Atwood et Clive Lucas ou des coupables comme Michael Lucas et Leo Humphries, situation qui invite le public à envisager un lien entre pornographie et violence sexuelle, qu’elle soit hypothétique ou réelle.

Les domaines de la recherche et du militantisme questionnent justement ce lien depuis longtemps, notamment depuis les années 70 au cours desquelles a eu lieu un relâchement important des contrôles juridiques portant sur le matériel sexuellement explicite (Jensen, 2004).

En 2004, Robert Jensen, Ph.D. et professeur émérite de journalisme à l’Université du Texas, résumait de cette façon l’ensemble des réflexions : « Étant donné que certains hommes qui consomment de la pornographie ne violent pas et que certains hommes qui violent ne consomment pas de pornographie, la pornographie n'est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante pour le viol. […] Nous concevons que la pornographie seule ne fait pas que les hommes violent, mais la pornographie fait partie d'un monde dans lequel les hommes violent, c'est pourquoi, dans notre quête pour éliminer la violence sexuelle, il est important de comprendre la production, le contenu et l'utilisation de la pornographie »163.

C’est ce que semble faire Chris Chibnall, le showrunner⃰ de Broadchurch, qui s’inscrit particulièrement dans la dernière démarche, comprendre « l’utilisation de la pornographie ». Il paraît ainsi se demander qui consomme quoi et comment.

La réponse qu’il apporte à la première question ne fait aucun doute. Qui consomme de la pornographie ? Des hommes. Clive Lucas et Tom Miller ont beau se défendre en disant que

« tout le monde en a »164 (Brd. #3.7, 35’19’’) ou « tout le monde regarde ce genre de choses »165 (Brd. #3.1, 38’34’’), ce « tout le monde » est trompeur et semble au contraire ne regrouper que des hommes, que certains hommes en tout cas, par opposition aux femmes comme Lindsay

163 [Citation originale] « Since some men who use pornography don’t rape, and some men who rape don’t use pornography, pornography is neither a necessary nor sufficient condition for rape. […] We understand that pornography alone doesn’t make men do it, but that pornography is part of a world in which men do it, and therefore the production, content, and use of pornography are important to understand in the quest to eliminate sexual violence. »

164 [Citation originale] « (Clive) Look, everybody has it! All right? / (Lindsay) No, they don’t! I don’t! »

165 [Citation originale] « (DS Miller) You’re 15! / (Tom) Well, everyone watches this stuff. / (DS Miller) You’re not everyone! You have to be better than that. I will not have you be your father’s son. »

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Lucas ou DS Miller qui affirment, chacune avec véhémence, ne pas en avoir164 ou ne pas en regarder166 (Brd. #3.1, 37’16’’).

Dans la série, hommes et femmes sont à l’antithèse. Le matériel pornographique hardcore⃰ caché par les hommes contraste avec la littérature féminine érotique évoquée par Beth Latimer, qui se souvient en riant des « parties cochonnes »167 des romans sentimentaux de l’auteure anglaise Jilly Cooper (Brd. # 3.2, 13’45’’). Finalement, la seule femme de la série à consommer de la pornographie est Danielle, qui en regardait avec Leo mais il est bien obligé de reconnaître qu’elle a arrêté (Brd. #3.8, 32’36’’).

À la deuxième question posée par Chibnall, « comment la pornographie est-elle consommée ? », la réponse encore une fois est relativement arrêtée : partout et à n’importe quel moment. Des fouilles successives au cours de la saison permettent de trouver du matériel dans une bibliothèque, un garage, sur un ordinateur, sur des téléphones. DS Miller évoque d’ailleurs l’accès constant possible par le biais des téléphones portables167 et s’inquiète de son effet sur des adolescents comme Tom et Michael (fig. 44).

Fig. 44  Brd. #3.3  Michael Lucas (à gauche) et Tom Miller (à droite) regardent du porno sur leur téléphone

Les images explicites sont en outre largement banalisées et pas seulement dans Broadchurch, en témoignent les affichages dans la chambre de Brady Teller dans Sweet/Vicious (fig. 45), à la manufacture de corderie dans Broadchurch (fig. 46) et dans le garage d’Aaron

166 [Citation originale] « I don’t consider this to be acceptable in my home! I don’t watch this, I don’t have porn in my home! […] I’m mortified and disgusted at his behavior. »

167 [Citation originale] « (DS Miller) These bloody devices, you don’t know what’s on them. The access they have to this stuff, we never had any of that. / (Beth) The best I had was Alice Wilson reading the dirty bits of Jilly Cooper out loud when we were 13. »

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Mayford, espace que ce dernier qualifie lui-même de « man cave » en anglais, soit littéralement

« la grotte de l’homme »168 (fig. 47).

Fig. 45  S/V. #1.8  Chez Brady Fig. 46  Brd. #3.2  À l’usine Fig. 47  Brd. #3.4  Chez Aaron

Certes banalisée et courante chez les hommes, la consommation de documents sexuellement explicites est dépeinte comme étant problématique dans Broadchurch puisqu’elle se fait en dehors de toute adhésion féminine. Non seulement DS Miller, Lindsay Lucas et Catherine Atwood n’étaient pas au courant que des films pornographiques étaient dissimulés dans leur propre maison, mais si on le leur avait demandé, elles n’auraient probablement jamais donné leur accord. « Je ne considère pas ça convenable »166 martèle DS Miller, qui se dit en outre « mortifiée et dégoûtée »166 du comportement de son fils. Au cours de la scène qui suit immédiatement après, elle lie directement pornographie et violence sexuelle puisqu’elle refuse que Tom « devienne le fils de son père »165, faisant ainsi référence à Joe Miller, son ancien mari, qui se disait amoureux du jeune Danny Latimer, 11 ans et l’a assassiné dans la saison 1 lorsque celui-ci a voulu lui échapper. Moins tranchée mais tout aussi inquiète, Lindsay Lucas, après avoir appris que son fils Michael était lui aussi temporairement renvoyé du collège pour trafic de fichiers pornographiques, confie au révérend Paul Coates qu’elle « craint d’être en train de le perdre »169 (Brd. #3.4, 27’07’’). Aux yeux des femmes de la série, la pornographie est donc en substance profondément malsaine et dangereuse.

Toutefois, si les femmes rejettent quasiment unanimement la pornographie, c’est aussi qu’elles en sont exclues. Soit sa production ne respecte pas leur consentement - dans Sweet/Vicious, les filles de la sororité KK sont filmées nues à leur insu, tout comme Daisy Hardy dans Broadchurch qui se fait voler une photo d’elle compromettante, dans le cadre d’un revenge porn⃰ - soit elles ne font pas partie de la cible et le contenu ne leur est pas destiné. Dans Broadchurch, la raison pour laquelle Danielle a arrêté de regarder des vidéos pornographiques avec Leo Humphries, c’est qu’« une partie n’était pas son truc », ce que l’on peut aisément comprendre attendu que Leo reconnaît consommer des « trucs choquants », « jusqu’à deux

168 [Citation originale] « Welcome to the man cave. »

169 [Citation originale] « I’m worried I’m losing him, Paul. »

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heures par jour, peut-être plus »170 (Brd. #3.8, 32’36’’). Sans avoir les détails, on peut imaginer qu’il regarde des images violentes ou des images dans lesquelles le corps des femmes est soumis à des contraintes physiques brutales. Leo étant un violeur en série, encore une fois, cela sous-tend un rapport qui existerait entre violence sexuelle imaginée et réelle.

À ce sujet, dans son livre Public Rape: Representing Violation in Fiction and Film, Tanya Horeck, professeure en études artistiques à Cambridge, interrogeait au début du XXIème siècle l’existence d’un « viol public » et des liens possibles unissant violence et spectacle.

Typiquement, voir une femme se faire violer et le vivre comme une excitation, est-ce déjà un viol en soi ? Horeck reste dans le questionnement. Néanmoins, sans établir un lien de causalité directe, elle conclue en disant que les deux sont imbriqués, l’un étant « inclus » dans l’autre (Horeck, 2004, p. 81). Dans cette même idée, Maggie Radcliffe, la vieille journaliste de Broadchurch, en conflit éthique et éditorial avec Caroline Hughes, sa jeune patronne, lui fait remarquer que, sur le site internet de leur journal local, son « reportage sur un prédateur sexuel a été subventionné et encadré par du soft porn »171, ce qui pose évidemment la question de la responsabilité des médias (Brd. #3.7, 9’36’’). Pour Chibnall, soit ces derniers mettraient à profit une articulation réalité-fantasme, soit ils la créeraient artificiellement ; dans les deux cas, ils l’encourageraient.

Il est certain que les regards excédés portés par Jules dans Sweet/Vicious (S/V. #1.8, 9’12’’) et DS Miller dans Broadchurch (Brd. #3.2, 5’59’’), lorsqu’elles sont toutes deux confrontées à du matériel explicite traduisent leur exaspération et leur ressentiment devant une consommation généralisée du corps des femmes pour un profit, ici uniquement masculin, puisqu’il s’agit d’affiches placées à chaque fois dans des lieux contrôlés par des hommes. Les deux héroïnes semblent alors rejeter dans l’imagerie pornographique une forme de déshumanisation des femmes, dont on ne peut distinguer le visage alors que le reste du corps, lui, est déshabillé et volontairement exhibé (figs. 45 et 46). Au contraire, Jules et Miller cherchent à réattribuer leur identité aux femmes, et en particulier aux victimes de violences.

170 [Citation originale] « (DI Hardy) We found a large stash of pornography on your computer. Was that the material which you shared with Michael Lucas? / (Leo) Some of it. He wasn’t ready for the really graphic stuff.

Would have scared him off. / (DI Hardy) You watch a lot of porn? / (Leo) A couple of hours a day, maybe more.

/ (DI Hardy) What does your girlfriend think of you watching porn? / (Leo) She didn’t mind, we used to watch it together. (DS Miller) Used to? / (Leo) She got bored. Some of the stuff wasn’t her bag. »

171 [Citation originale] « (Maggie) So our reporting of a sexual predator is being subsidised and framed by soft porn? / (Caroline) It’s just pictures. It’s nothing you can’t see on a beach. / (Maggie) God’s sake, Caroline! How can you call yourself a feminist and let this pass? / (Caroline) I don’t call myself a feminist. / (Maggie) Please tell me you’re not the future… »

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