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Chapitre 3 : Sociologie d’une représentation d’un crime

I.2. b) Les mythes associés aux violences sexuelles

C’est par le biais journalistique que vont véritablement être mis à jour et décortiqués les mythes associés aux violences sexuelles et qui peuvent être relayés autant dans les médias que par l’industrie du divertissement. En 1992, Helen Benedict, professeure de journalisme à l’Université de Colombia, analyse dans son livre, Virgin or Vamp: How the Press Covers Sex Crimes, les publications associées à quatre affaires de violences sexuelles médiatisées au niveau national. Elle montre les résistances importantes de la presse à intégrer les apports du militantisme et des recherches sociales et met en évidence les parcours narratifs mobilisés pour entretenir des fables, toutes dommageables aux victimes de violences sexuelles.

Parmi ces mythes, on retrouve l’idée que le viol n’est pas fondamentalement différent de la sexualité et qu’il n’est pas plus néfaste, que les agresseurs sont régis par le désir, qu’ils sont souvent noirs et de classe inférieure, que ce sont les femmes qui provoquent le viol, que seules les femmes ʽlibresʼ ou aux mœurs légères en sont victimes, que les femmes, de façon générale, mentent souvent à propos du viol, que seules elles peuvent être violées et qu’elles ne peuvent être, elles-mêmes, les auteures d’une agression sexuelle.10

Serisier, Sex Crimes and the Media, 2017

Naturellement, ces mythes associés au viol et que liste ici Tanya Serisier, maîtresse de

10 [Citation originale] « These myths […] include: that rape is essentially no different from, and no more harmful than sex; that assailants are motivated by lust; that assailants are usually black and lower-class; that women provoke rape; that only “loose” or promiscuous women are victimized; that women frequently lie about being raped; that only women are raped; and that women cannot be perpetrators of sexual assault. »

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conférences en criminologie à Birkbeck Université de Londres, n’ont pas attendu 1992 pour être incriminés. Cependant, le travail d’Helen Benedict a permis de mieux en comprendre les rouages. Les victimes de violences sexuelles ont en effet pâti amplement des représentations journalistiques, qui les dépeignaient le plus souvent comme des vamps débauchées attisant la luxure masculine la plus extrême, ou plus rarement comme des vierges innocentes souillées à jamais par des monstres dépravés.

Cette dichotomie se retrouve aussi dans la dramaturgie populaire. Ainsi les fictions cinématographiques ont-elles alterné les viols sordides de chastes jeunes filles (Un justicier dans la ville, 1974 Bad Lieutenant, 1992) et les agressions de prostituées (Pretty Woman, 1990

 Impitoyable, 1992  Leaving Las Vegas, 1974). Rares ont été les films qui se sont penchés sur le traumatisme généré et le combat de résilience mené par les victimes pour vivre après la tragédie. Au contraire, ils ont été nombreux, ceux qui ont plutôt mis en avant la riposte de l’homme bafoué (Un justicier dans la ville, 1974  Pretty woman, 1990  Impitoyable, 1992  Bad lieutenant, 1992  Irréversible, 2002  Gran Torino, 2008). Dans certains cas, le viol ne semblait même être mis en scène que dans le seul but de catalyser des réactions en chaîne, à l’instar de la pièce Titus Andronicus de William Shakespeare - l’agression sanglante du personnage de Lavinia étant avant tout le prétexte d’une progression scénaristique opportuniste. En prime, de façon très révélatrice, les agressions sexuelles ont souvent été suresthétisées et filmées du point de vue de l'agresseur ou d'un éventuel témoin extérieur, mais jamais, quasiment, de la victime. Dans Orange mécanique (1971) par exemple, lors de la scène d’intrusion du gang dans l’appartement d’un écrivain, les émotions de sa femme violée sont occultées tandis que la caméra insiste, au contraire, sur la réaction muette horrifiée du mari bâillonné. Le regard voyeur masculin, décrié par Laura Mulvey, est alors bien celui qui prévaut.

D’autre part, la narration entourant les crimes sexuels s’est souvent inscrite dans un imaginaire, bien éloigné de la réalité. C’est ce qui poussera d’ailleurs bell hooks11 à écrire

« Donner la réalité à voir au public est précisément ce que les films ne font pas. Ils montrent au contraire une version réimaginée et réinventée du réel »12 (hooks, 1996).

En effet, sans tenir compte du fait qu’une immense majorité des viols est commise par une personne connue de la victime et a souvent lieu à son domicile même (Debout, Fourquet

11 La chercheuse féministe afro-américaine Gloria Watkins a choisi d’écrire son nom de plume ‘bell hooks’ en lettres minuscules uniquement, afin de mettre l’accent sur ses idées et son travail plutôt que son identité.

12 [Citation originale] « Giving audiences what is real is precisely what movies do not do. They give the reimagined, reinvented version of the real. »

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et Morin, 2018), les fictions visuelles ont largement répandu le cliché du déviant anonyme attaquant des femmes, la nuit, dans un lieu désert. Elles ont en outre romancé nombre d’agressions, présentées in fine comme de la séduction ou de la passion (La rivière de nos amours, 1955  Le facteur sonne toujours deux fois, 1981  Infidèle, 2002  Lust, Caution, 2007

 365 Days, 2020). Elles ont largement exagéré les fausses accusations de viol, notamment dans le cadre du mythe de la femme fatale (Le lauréat, 1967  Harcèlement, 1994  Last seduction, 1995, pour ne citer que ceux-là). Elles ont enfin systématisé la violence envers les femmes, incitant le public à considérer le viol comme un jalon inévitable de la vie d'une femme, une sorte de passage obligé, dont elle sort éventuellement ʽgrandieʼ, si tant est qu'elle s'affranchit de son rôle de victime en se vengeant ultérieurement, le rape and revenge plot⃰ étant même un genre à part dans les arts populaires, célébré en particulier dans les films de genre comme L'ange de la vengeance (1981), Kill Bill (2003) et, auparavant, I Spit on Your Grave (1978).

L’affiche de ce dernier fait valoir typiquement une objectivation du corps féminin, réduit essentiellement à une ligne de dos et un postérieur dénudé que l’on expose sciemment à tous les regards (fig. 2).

Fig. 2  © I Spit On Your Grave, Meir Zarchi, 1978

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Prises dans leur ensemble, non seulement les visions tronquées des crimes sexuels pousseraient presque le public à considérer les victimes de violences sexuelles de la même façon que leurs agresseurs eux-mêmes les déprécient (Herman, 1984), mais elles nient la légitimité de certaines d’entre elles, tout en prétendant que les hommes issus de minorité ethnique ou de classe inférieure sont plus susceptibles de commettre des agressions (Serisier, 2017). Les implications de ce phénomène sont nombreuses.