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Chapitre 3 : Sociologie d’une représentation d’un crime

I.3. c) Sweet/Vicious, Broadchurch : l’essentiel des deux saisons

3.2. e) Une figure contemporaine du monstrueux

En 2013, l’éditorialiste américaine Emily Yoffe publie une chronique dans le magazine Slate portant sur les liens étroits entre consommation d’alcool et violences sexuelles estudiantines. Au-delà de son point de vue bien personnel sur la question - elle intime notamment aux jeunes femmes le devoir de ne pas trop boire – Yoffe fait part du fait que les trois jeunes victimes qu'elle a rencontrées ont certes fréquenté des universités différentes mais

« leurs histoires sont si désespérément similaires qu’on dirait qu’elles ont été attaquées par le même jeune homme »247 (Yoffe, 2013). La formule de Yoffe est intéressante. Et si, effectivement, l’on n’avait plus affaire à des violeurs individuels, mais à des variations d’une même figure malfaisante ? Dans Broadchurch, Mark Latimer dit en parlant de Joe Miller qu’il

« est là, quelque part. Toujours en vie… et libre »248 (Brd. #3.2, 35’12’’), une façon de déshumaniser en quelque sorte l’agresseur de son fils en l’apparentant plutôt à une nuisance funeste, rôdant tout autour. Dans Sweet/Vicious, la désincarnation du violeur se double de son anonymat. Lorsque Jules, parlant de Carter, rappelle à Ophelia qu’une personne est morte, celle-ci lui rétorque « un violeur est mort »249 (S/V. #1.2, 30’17’’). Ici, le violeur n’est plus considéré comme un être humain mais réduit aux méfaits qu’il commet. Ce n’est plus une personne mais un mal à qui l’on ne reconnaît même plus de droits élémentaires, à commencer par celui d’être respecté dans la mort. Le corps de Carter a ainsi été découpé en morceaux, ses mains détachées du corps, ses doigts et ses dents incinérées. Il a littéralement été démantelé par Jules. Évidemment, si celle-ci a démembré le cadavre de Carter, c’était avant tout dans le but d’effacer toutes traces de son meurtre, mais il ne s’agit pas de la seule fois où Jules, en tant

247 [Citation originale] « The three young women I spoke to who were victims of such men attended different colleges, but their stories are so distressingly similar that it sounds as if they were attacked by the same young man. »

248 [Citation originale] « Cos he’s out there, isn’t he? Still… living… and free. »

249 [Citation originale] « (Jules) It’s over, Ophelia. A person is dead / (Ophelia) A rapist is dead. »

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que vigilante⃰ , cherche à désarticuler un ensemble structuré. Après avoir appris que Chloe Freeman a humilié et agressé sexuellement une initiée à la sororité KK, Jules propose de « faire tomber » la maison estudiantine, qu’elle assimile de plus à Hydra, l’organisation terroriste fictionnelle de l’univers comics Marvel.

Kappa est comme Hydra. Tu tues une classe dirigeante et une clique de monstres encore plus affamés se fraye un chemin avec leurs griffes. Il faut qu’on fasse tomber l’institution.250

Ballard, Sweet/Vicious, #1.4, Tragic Kingdom, 2016

La comparaison est signifiante à plus d’un titre. En premier lieu, Hydra est inspirée de la créature de la mythologie grecque, l’Hydre de l’Herne, célèbre pour posséder plusieurs têtes et être capable de les régénérer doublement lorsqu’une d’elles est coupée. Si dans le discours de Jules, Hydra / l’Hydre figure une association d’agresseur sexuels alors l’image qui se profile ici, c’est qu’on ne peut les distinguer entre eux puisqu’il y en aura toujours un pour remplacer l’autre. Deuxièmement, la référence à Hydra et donc à l’Hydre de l’Herne s’inscrit dans le domaine de la monstruosité. En anglais, Jules associe le terme « monsters / monstres » à

« claw » qui signifie « griffe » en français. Les agresseurs sexuels ne sont donc plus humains mais se rapprochent au contraire de bêtes. Dans Broadchurch, c’est également dans le champ lexical de l’anormalité que puise DI Hardy lorsqu’il qualifie Leo Humphries « d’aberration »46 (Brd. #3.8, 37’18’’). Si Leo « n’est pas ce que les hommes sont »46 comme Hardy le décrit, il est ipso facto la définition même du monstre qui naît de l’inversion du normatif, selon Jean Foucart, docteur en sociologie (Foucart, 2010). Dans son article Monstruosité et transversalité.

Figures contemporaines du monstrueux, ce dernier écrit en outre : « La dimension matérielle de la société est aussi et fondamentalement un mode de production de monstres. Elle produit les monstres dont elle a besoin, elle a sa manière particulière d’être tératogène251 ». Justement, dans Broadchurch, Maggie Radcliffe dit « avoir regardé dans l’œil du monstre institutionnel »252 (Brd. #3.2, 30’34’’). Elle parle alors du nouveau groupe media régional dont la ligne éditoriale, concernant le traitement des violences sexuelles, est clairement rétrograde et centrée sur une maximisation des profits. Du reste, l’aspect matériel dont parle Foucart se

250 [Citation originale] « Kappa’s like a Hydra. You kill one ruling class and just a hungrier clique of monsters just claw their way in. We need to take down the institution. »

251 Selon Le Larousse, l’adjectif « tératogène » se dit d'un agent mécanique, chimique, physique ou microbien qui, appliqué à l'œuf ou à l'embryon en cours de développement, détermine des formes monstrueuses.

252 [Citation originale] « (Révérend Coates) What can we do? Letters? Petitions? March on the offices? / (Maggie) Bless you, petal, but I’ve looked in the eyes of the corporate behemoth (soupir) I think it’d be a waste of breath. »

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devine aussi dans le dialogue de Jules puisque les monstres qu’elle décrit sont « affamés » en plus d’appartenir à une « institution ». Leur appétit n’est donc pas seulement de nature charnelle, il s’agit aussi d’une soif de pouvoirs. Par la violence de ses actes mais aussi celle de ses privilèges, l’agresseur sexuel ainsi que tout l’environnement favorisant son développement, tels qu’ils sont dépeints dans Broadchurch et Sweet/Vicious, exprimeraient finalement l’injustice sociale même.

Cette élévation sérielle d’une représentation figurative de l’agresseur sexuel vers un sens plus symbolique avait déjà eu lieu en 2010 lorsque Robert et Michelle King, un couple de scénaristes producteurs de série, s’étaient inspiré d’une accusation portée l’année d’avant par une masseuse professionnelle à l’encontre de l’ancien Vice-Président américain Al Gore (The Associated Press, 2010) pour écrire V.I.P. Treatment le cinquième épisode de la deuxième saison de The Good Wife (2009-16). Les King y mettaient en scène Lara, une masseuse professionnelle, qui accuse un certain Joe Kent, futur détenteur d'un prix Nobel de la paix, de l’avoir agressée sexuellement dans la suite d’un hôtel de luxe. Ce dernier n’est jamais vu ni entendu dans l’épisode mais, par sa seule évocation, incarne une domination masculine parallèlement sexuelle et matérielle sur les femmes. En effet, l’action de l’épisode est centrée sur les quelques heures au cours desquelles le cabinet Stern, Lockhart & Gardner doit décider en urgence de son implication juridique éventuelle dans l’affaire que leur présente Lara. Dans un temps resserré par rapport à la normale, les avocat∙es franchissent successivement une série d’étapes communes au traitement des cas de violences sexuelles. Pour commencer, illes doutent de la parole de Lara et au vu de la réputation élogieuse du personnage de Joe Kent, lui accordent au contraire d’emblée leur crédit. C’est donc Lara qui fait l’objet de suspicions, notamment parce que son comportement ne correspond pas à celui que les avocat∙es attendent d’une victime d’agression sexuelle mais aussi parce que ses contraintes financières la placent dans le besoin.

Finalement, après s’être trouvé en possession d’une preuve à conviction (du sperme sur une serviette de bain) et surtout après avoir appris l’existence d’un autre précédent similaire, les avocat∙es reconnaissent la plausibilité des dires de Lara. Toutefois, à la fin de l’épisode, cette dernière abandonne l’idée de poursuivre Joe Kent et le fait essentiellement pour protéger d’autres femmes. Premièrement, Lara veut protéger sa famille, et notamment sa sœur, qui aurait des choses à se reprocher. Reconnaissant le fossé entre les maigres moyens financiers dont elle dispose et la réputation très avantageuse de son agresseur, Lara a conscience qu’elle et ses proches ont beaucoup plus à perdre. Deuxièmement, Joe Kent est engagé publiquement dans

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la défense des femmes et s’apprête à recevoir le prix Nobel de la paix pour son travail en Afrique. Lara préfère alors le laisser poursuivre sa cause, au détriment d’un sentiment de justice. Elle se sacrifie pour permettre à d’autres femmes, noires, de bénéficier de son influence.

On voit ainsi comment l’agresseur sexuel, qui n’apparaît jamais à l’écran, est ici, par son unique suggestion, une allégorie illustrant la multiplicité des discriminations vécues par les femmes dans une société mondialisée.

L’année suivante, en 2011, la réalité rejoint quasiment la fiction. Une autre accusation d’agression sexuelle, bien concrète celle-là, présente des similitudes avec le scénario de Robert et Michelle King. Cette fois, il s’agit d’une femme de chambre qui accuse un homme blanc puissant et reconnu d’avoir tenté de la violer dans la suite d’un gratte-ciel new yorkais : c’est la fameuse affaire DSK. Les contrastes flagrants de ressources, de pouvoir et d’origine ethnique entre les deux protagonistes, Dominique Strauss-Kahn et Nafissatou Diallo, poussent d’ailleurs à l’époque la romancière américaine Rebecca Solnit à percevoir leur confrontation comme une métaphore. Dans son essai intitulé Worlds Collide in a Luxury Suite, elle analyse les faits, révélateurs à ses yeux d’une lutte des genres qui se doublerait d’une lutte des classes et même des continents. Solnit remarque en effet qu'en tant qu'homme blanc Européen post-colonial et dirigeant du FMI, l’agression présumée de Strauss-Kahn sur la personne de Diallo, une immigrante africaine prolétaire, est particulièrement signifiante (Solnit, 2011). Trente ans exactement après Angela Davis qui écrivait en 1981 « En tant que visage violent du sexisme, la menace de viol continuera d'exister tant que l'oppression générale des femmes restera une béquille essentielle du capitalisme »253 (op. cit), Solnit, à son tour, lie violences de genre et dominance économique.

Pour en revenir à la fiction populaire, que l’on soit dans The Good Wife, dans Broadchurch ou dans Sweet/Vicious, la représentation des violences sexuelles ne peut se dissocier des rapports de domination et autres violences sociales provoquées dans un contexte économique d'exploitation débridée. Cette figure récurrente récente du prédateur sexuel blanc, prospère et privilégié n’est d’ailleurs pas sans rappeler le mythe plus ancien de Jack l'Éventreur dont elle est peut même être perçue comme une déclinaison moderne. En effet, selon l’historienne Judith Walkowitz, professeure émérite à l’université de Rochester, la légende de Jack l'Éventreur « a établi à la fois un vocabulaire et une iconographie de la violence masculine

253 [Citation originale] « The crisis dimensions of sexual violence constitute one of the facets of a deep and ongoing crisis of capitalism. As the violent face of sexism, the threat of rape will continue to exist as long as the overall oppression of women remains an essential crutch for capitalism. »

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qui ont imprégné toute la société, recouvrant les différences de classe et obscurcissant les différentes conditions matérielles qui, dans des classes distinctes, ont provoqué un antagonisme sexuel »254 (Walkowitz, 1982, p. 563). Le tueur, dont on ignore toujours l’identité, s’en prenait à des femmes économiquement fragiles, malgré le fait qu’elles étaient intégrées à un intense réseau de solidarité féminine (id., p. 554). Par ailleurs, ses connaissances apparentes en anatomie féminine le classe plutôt dans un milieu social éduqué. La réponse médiatique, politique et policière d’alors avait révélé de profondes fractures sociales, ne serait-ce qu’au travers de la liste grandissante des suspects – pour beaucoup des juifs d’Europe de l’Est – qui

« reflétait les préjugés de la police et des résidents locaux »255 (id., p. 555). De plus, comme l’avait fait remarquer à l’époque Florence Fenwick Miller, une célèbre journaliste londonienne, les « meurtres de Whitechapel n’étaient pas juste des homicides mais des assassinats de femme »256. En écrivant cela, Miller faisait appel à la notion de fémicide⃰ , qui n’existait pas encore puisqu’elle a été identifiée bien plus tard, par Jill Radford et Diana Russell en 1992 puis reprise la même année par l’Organisation Mondiale de la Santé. Le fémicide⃰ étant l’homicide volontaire d’une femme au simple motif qu’elle est une femme, il apparaît néanmoins que c’est ce que Miller pointait du doigt lorsqu’après avoir étudié les rapports de police, elle concluait que les crimes de Jack l’Éventreur « n'étaient pas si différents des autres agressions violentes commises par des hommes contre des femmes ». Plutôt que de percevoir les tueries de Whitechapel comme des événements isolés, « elle proposait au contraire de les inclure dans une "série de cruautés constantes mais toujours croissantes" perpétrées contre les femmes et traitées avec indulgence par les juges » (Walkowitz, 1982, p. 567).

Par conséquent, en se trouvant à l’intersection même des violences faites aux femmes, le mythe de Jack l’Éventreur présageait d’une certaine manière la fable monstrueuse du violeur fictionnel moderne, tel qu’elle est déroulée en tout cas dans la fiction télévisuelle récente. Mais si les mythes sont réitérés pour leur fonction symbolique, ils le sont aussi dans un but réparateur. Comme le dit Michel Leroy, Docteur ès lettres et sciences humaines, « révéler quelles sont les sources du mal, c’est en suggérer le remède » (Leroy, 1992, p. 368). Ainsi, de

254 [Citation originale] « It established a common vocabulary and iconography of male violence that permeated the whole society, papering over class differences and obscuring the different material conditions that provoked sexual antagonism in different classes. »

255 [Citation originale] « The growing list of candidates reflected the local social economy of Whitechapel; it also mirrored the prejudice of the police and local residents. »

256 [Citation originale] « The Whitechapel murders were not just homicides but "womenkilling," declared Florence Fenwick Miller, a noted London journalist, in her letter to the editor. Researching the police columns, she concluded that attacks on prostitutes were not different from other violent assaults on women by men. They were not isolated events, but part of a "constant but ever increasing series of cruelties" perpetrated against women and treated leniently by judges. »

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la même façon qu'un Jack l'Éventreur avait, à l'époque, malgré lui, fait la lumière sur les conditions misérables des prostituées dans les taudis de l'East End londonien, puis, entrant dans la légende, symbolisé, par la suite, la mainmise de l'aristocratie sur les milieux défavorisés anglais, l’allégorie fictionnelle du violeur contemporain peut-elle être thérapeutique ? En revenant sans cesse sur la représentation d’une oppression masculine multidimensionnelle, les séries peuvent-elles développer un aspect curatif ? Peuvent-elles nous soigner de la honte sociale inhérente à la révélation des violences sexuelles ?

3.3. La rédemption par la fiction