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Chapitre 3 : Sociologie d’une représentation d’un crime

I.3. c) Sweet/Vicious, Broadchurch : l’essentiel des deux saisons

2.1. e) Les faire taire à tout prix

Dans les deux opus, les scènes de viol partagent un point commun des plus éloquents : les agresseurs mettent la main sur la bouche de leur victime comme Landon ou Nate dans Sweet/Vicious (fig. 33), quand ils ne les bâillonnent pas carrément comme Leo dans Broadchurch. Ce silence imposé n’est pas seulement lié au caractère illicite du crime sexuel, il s’installe de surcroît dans le temps. En effet, d’une part les victimes sont mises en demeure par leurs agresseurs ou divers interlocuteurs, d’autre part, elles-mêmes s’auto-condamnent au

112 [Citation originale] « Seems we have a common enemy. »

113 [Citation originale] « Now all the boys are hounding me and I can’t stay here. »

114 [Citation originale] « There's lions in here. »

69 mutisme115.

Dans le cas de Jules par exemple, Nate vient la voir en secret pendant la nuit et, sous couvert de « mettre les choses au clair »116, fait pression pour qu’elle se taise et ne le dénonce pas (S/V. #1.5, 33’20’’). Il opère un chantage affectif en évoquant l’amitié qui la lie à Kennedy et, plus sournoisement encore, parle du viol qu’il a commis comme d’une « infidélité ». Il s’unit par la parole à Jules en employant le « nous » - « depuis que nous l’avons trompée »116, comme si Jules avait pu consentir. Cette dernière est tellement sidérée qu’elle en reste muette. Lorsque Nate la laisse, elle s’empêche de pleurer tout haut. Réitérant alors le geste qu’elle avait eu immédiatement après le viol, elle se couvre la bouche de sa main, prolongeant ainsi l’étouffement initié par Nate. Par la suite, elle éprouve du mal à respirer et évoque

« l’éléphant » qui pèse sur sa poitrine (S/V. #1.6, 19’51’’).

Dans Broadchurch, Trish est aussi sujette à plusieurs formes d’intimidations, et même si ces dernières ne concernent pas à proprement parler son agression, elles participent d’un fardeau moral qui pèse sur elle. Trish reçoit tout d’abord un SMS anonyme lui intimant de se taire : « La ferme. LA FERME, SINON »117 (Brd. #3.2, 45’21’’). On découvrira plus tard qu’il a été envoyé par Sarah Elsey, la nouvelle compagne de son mari Ian, avant que celle-ci ne soit mise au courant du viol. Trish est ensuite acculée par Jim qui refuse qu’elle parle à Catherine de leur aventure extra-conjugale. « Tu n’as aucune idée de ce qui t’attend »118, la menace-t-il (Brd. #3.5, 7’08’’).

Fig. 33  S/V. #1.7  Nate réduit Jules au silence Fig. 34  S/V. #1.6  Jules réduit Nate au silence

Ce silence qui leur est imposé isole et brime les femmes, pour qui, nous l’avons vu, la parole est au contraire libératrice119. D’ailleurs, lors du discours où elle confronte Nate, Jules

115 Voir aussi dans le Chapitre 1, la partie 1.3.a), Un crime gardé secret.

116 [Citation originale] « I just wanted to… clear the air a bit. Things have been weird, ever since… you know.

Ever since we… cheated. »

117 [Citation originale] « Shut up. SHUT UP OR ELSE ».

118 [Citation originale] « You have no idea what you’re letting yourself in for. »

119 Voir dans le Chapitre 1, la partie 1.4.b), La sortie du déni.

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à son tour lui met la main sur la bouche (fig. 34), signe qu’elle se libère du carcan de silence où il l’avait enfermée. « Ferme-la ! Tu vas m’écouter ! »120 impose-t-elle.

Toutes les femmes ne connaissent pas le même genre d’émancipation et beaucoup d’entre elles ne sont pas entendues par les hommes auxquels elles s’adressent. Beth Latimer se demande, épuisée, dans Broadchurch combien de fois elle doit répéter les mêmes choses à Mark, son mari, avant qu’il ne l’entende enfin (Brd. #1.3, 34’43’’). Lindsay Lucas est raillée par son mari Clive qui dit ne pas la regarder, ni même prêter attention à ce qu’elle fait. (Brd. #3.5, 31’31’’). Dans Sweet/Vicious, Jesse « n’a pas été écoutée »121 par son agresseur (S/V. #1.3, 1’03’’) pas plus que Beth qui avait beau crier, « personne ne l’entendait »122 (S/V. #1.7, 35’56’’). D’une certaine manière, les femmes sont devenues comme inaudibles, effacées par des hommes qui cherchent en prime à les cantonner dans un espace réduit. Par exemple, dans Broadchurch, Jenna, la femme d’Aaron Mayford se doit de rester confinée à l’intérieur du foyer. Dans une scène, à l’arrière-plan, on la voit tenter de sortir sur le palier de la maison et comprendre ce qu’il se passe (fig. 35), mais elle est sèchement rabrouée par son mari qui lui ordonne de

« rentrer à l’intérieur »123 (Brd. #3.5, 9’39’’).

Fig. 35  Brd. #3.5  La femme d’Aaron doit rester au foyer

Dans la même dynamique, avant que sa fille Leah n’intervienne et ne la pousse à sortir de nouveau, Trish lui expliquait qu’elle avait compris qu’une forme de punition attendait les

120 [Citation originale] « Shut up! You’re gonna listen to me! »

121 [Citation originale] « I didn’t want to but he didn’t listen to me. »

122 [Citation originale] « He turned on the music very loud so that when I yelled « Stop! », nobody could hear me. »

123 [Citation originale] « (Aaron) Get back inside! / (Jenna) What for? / (Aaron) Back! »

71 femmes qui s’aventuraient dehors (Brd. #3.7, 15’26’’).

À l’opposé du spectre, les hommes ont toute liberté de ne pas être chez eux. Daisy Hardy fait remarquer par exemple à son père qu’il est toujours absent. Il y a toujours une enquête qu’il fait passer avant elle (Brd. #3.5, 32’13’’). Daisy lui confie alors vouloir rejoindre sa mère et tenter d’échapper aux commérages qui font suite au revenge porn⃰ dont elle est l’objet, mais la réaction de son père, bien que compatissante, est loin d’être tendre : « Tu n’es plus une petite fille. Tu dois affronter le monde. Prendre tes responsabilités »124 (Brd. #3.6, 29’28’’).

Justement, dans les deux séries, les femmes sont amenées à endosser un maximum de responsabilités, parfois même en lieu et place des hommes.

2.2. Ces femmes qui doivent tout assumer