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Chapitre 3 : Sociologie d’une représentation d’un crime

I.1. b) Le concept de culture du viol

Selon The Blackwell Encyclopedia of Sociology, l’expression rape culture apparaît pour la première fois dans le documentaire éponyme, réalisé par Margaret Lazarus et Renner Wunderlich, en 1975 également. Centré à l’origine sur une association de prisonniers, principalement des Afro-américains, qui luttaient contre le viol en détention, le documentaire élargit petit à petit le point de vue. Au travers de chansons, de magazines, de livres mais aussi de films comme Autant en emporte le vent de Victor Fleming (1939) et Frenzy d’Alfred Hitchcock (1972), Lazarus et Wunderlich cherchent à démontrer comment les œuvres populaires banalisent les violences sexuelles et contribuent à diffuser nombre de stéréotypes qui leur sont associés. Le documentaire s’inscrit dans une période, marquée notamment par le courant cinématographique du Nouvel Hollywood, qui voit se multiplier les scènes de viol explicites à l’écran, comme dans L’affrontement avec Robert Mitchum, Les chiens de paille avec Dustin Hoffman ou encore Orange mécanique de Stanley Kubrick, tous trois sortis en 1971. L’année suivante, en 1972, Délivrance de John Boorman, sorti quelques jours à peine après Frenzy, marque durablement les esprits en donnant à voir l’une des toutes premières représentations graphiques d’un viol masculin2.

Différant par leur scénario et leur mise en scène, ces cinq films n’en présentent pas moins un point commun caractéristique. Sous couvert de discourir sur une thématique similaire - celle d’une sauvagerie humaine qui serait inhérente à n’importe quel individu, du moins cultivé au plus érudit - ils situent leur action dans un climat de violence généralisée envers les

1 [Citation originale] « From prehistoric times to the present, I believe, rape has played a critical function. It is nothing more or less than a conscious process of intimidation by which all men keep all women in a state of fear. »

2 « masculin » dans le sens où il s’agit du viol d’un homme par un autre.

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femmes. Quant aux scènes de viol qu’ils incluent, jugées dérangeantes, insoutenables ou problématiques, elles font aussitôt couler beaucoup d’encre. Dans son livre From Reverence to Rape: The Treatment of Women in the Movies, la critique et auteure féministe américaine Molly Haskell dénonce : « la violence est l’aliment de base indispensable de la pornographie masculine, elle s'exprime dans des allégories apocalyptiques de virilité masculine »3 (Haskell, 1974, p. 364). Selon elle, une partie de la gent masculine, qu’elle nomme « les grands mâles chauvins »4, fantasme non seulement sur le fait de « corriger » par le viol les femmes qu’ils jugent être des aguicheuses, mais également sur le fait qu’elles ne demanderaient en réalité que cela.

Fig. 1  © Les chiens de paille, Sam Peckinpah, 1971

Haskell fait référence notamment au double viol du personnage d’Amy dans Les chiens de paille, une scène des plus marquantes puisque Sam Peckinpah, le réalisateur, y oppose deux viols qui s’enchaînent coup sur coup : un premier, dont on peut se demander s’il en est vraiment un puisqu’Amy paraît désirer sexuellement son agresseur (fig. 1), suivi d’un deuxième, correspondant cette fois en tous points à l’idée que le public s’en fait, c’est-à-dire un acte violent commis par un individu dérangé sur une victime qui hurle et se débat. En jouant sur ce contraste, Peckinpah semble assimiler finalement la première agression à un simple fantasme sexuel.

3 [Citation originale] « Violence […] is the indispensable staple of male pornography, expressing itself in apocalyptic allegories of male virility. »

4 [Citation originale] « The provocative, sex-obsessed bitch is one of the great male-chauvinist (and apparently, territorialist) fantasies, along with the fantasy that she is constantly fantasizing rape. »

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Cette érotisation des violences sexuelles dans la fiction populaire est pareillement dans le viseur de Susan Brownmiller, qui fait remarquer à la même période que la comédie romantique Les choses de l’amour, sortie en 1973, met en scène un viol, commis par le héros même sur la personne de son ex-compagne, laquelle, comme Amy, semble y prendre plaisir.

Brownmiller invoque alors l’amour courtois, tel que l’a idéalisé Chrétien de Troyes lequel acceptait déjà, en son temps, le viol comme une preuve autorisée de virilité, bien avant que « le mythe du héros violeur », selon la formule de Brownmiller, ne soit incarné de façon célèbre par James Bond. « Comme l'homme conquiert le monde, il conquiert aussi la femme »5, résume-t-elle (Brownmiller, 1975).

Pour autant, à cette époque du Nouvel Hollywood⃰ , la notion émergente de culture du viol reste encore cantonnée aux milieux militants, particulièrement anglo-saxons. Il faut attendre 1984 pour qu’une universitaire se penche véritablement sur le phénomène. Dans son article sobrement intitulé The Rape Culture, Dianne Herman établit le viol comme la production inévitable d’une société qui valorise la dureté, la domination et l’agressivité chez les hommes, tout en leur refusant le droit de pouvoir être vulnérables, de partager, de coopérer.

Évoquant entre autres les clichés relatifs aux violences sexuelles, elle affirme pour conclure que toute la société américaine est une culture du viol, puisqu’elle « favorise et encourage le viol en enseignant aux hommes et aux femmes qu'il est naturel et normal que les relations sexuelles impliquent un comportement agressif de la part des hommes »6.

Cette caractérisation de la culture du viol sera encore précisée en 1993.

QU’EST-CE QU’UNE CULTURE DU VIOL ? C’est un ensemble de croyances qui encourage l'agression sexuelle masculine et soutient la violence à l'égard des femmes. C’est une société où la violence est perçue comme sexy et la sexualité comme violente.7

Buchwald, Fletcher et Roth, Transforming a rape culture, 1993

Cette définition ouvre le recueil de contributions Transforming a Rape Culture. Elle est aujourd’hui largement acceptée par l’ensemble des milieux militants et universitaires.

5 [Citation originale] « As man conquers the world, so too he conquers the female. »

6 [Citation originale] « Our society is a rape culture because it fosters and encourages rape by teaching males and females that is natural and normal for sexual relations to involve aggressive behavior on the part of males. »

7 [Citation originale] « WHAT IS A RAPE CULTURE? It is a complex of beliefs that encourages male sexual aggression and supports violence against women. It is a society where violence is seen as sexy and sexuality as violent. »

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L’ouvrage collectif compile en outre des réflexions d’auteur∙es et chercheur∙ses, en quête de solutions qui permettraient au mieux d’annihiler la culture du viol, sinon de « la transformer ». Sur la question de l’éducation des garçons, Myriam Miedzian, Docteure en Philosophie à l’Université de Columbia, pointe du doigt les films d’action, citant en particulier les blockbusters hollywoodiens avec Arnold Schwarzenegger, Steven Seagal, Jean-Claude Van Damme et Vin Diesel. Après avoir rappelé que l’apprentissage des enfants se fait principalement suivant un processus naturel d’imitation de figures admirées, Miedzian condamne ces films « dits d'aventure » qui « encouragent les garçons à associer masculinité avec domination et pouvoir et à accepter la violence comme une réponse normale au conflit, à la colère ou à la frustration »8.

Une fois de plus, après Lazarus et Wunderlich, après Haskell, après Brownmiller, Miedzian tisse un lien entre culture du viol et fictions populaires.

I.2. Problématique